Le livre-web Odyssée comme expérimentation de livre augmenté

Le livre-web Odyssée comme expérimentation de livre augmenté

C’est en nous appuyant sur l’expérience acquise avec le livre application Candide que nous avons formulé le concept de « livre augmenté ». Nous avons pu mettre en œuvre nos hypothèses dans un projet de recherche-création en produisant un prototype sous la forme d’un livre-web, à partir du corpus de l’Odyssée. — Page d’accueil du prototype. Consultable en ligne : http://leden.org/ulysse/ « Ulysse navigant au bonheur la chance quitte les savoirs clos et les histoires corsetées de structure, il invente le savoir inventif et l’histoire ouverte, nouveau temps. » Michel Serres, Les cinq sens, 1985 le livre-web Odyssée comme expérimentation de livre augmenté A. Laborderie — Le Livre augmenté — Université Paris-VIII – 354 Introduction de la 4 e partie Nous avons montré dans notre troisième partie que le livre-application Candide se présente comme une instance du concept de livre augmenté articulant, de manière originale, la clôture du livre et l’ouverture du numérique. Si l’édition enrichie de la BnF peut paraître exemplaire en termes de remédiatisation, elle risque de rester un objet unique, compte tenu des moyens très importants mis en œuvre, inaccessibles aux éditeurs, rendus possibles grâce au mécénat d’Orange 370. Pour autant, l’enjeu est déterminant en termes de transmission du patrimoine littéraire numérisé. C’est pourquoi nous avons voulu éprouver nos hypothèses dans un autre contexte, celui de la recherche et de l’enseignement, en poursuivant nos expérimentations sur le livre augmenté dans le cadre d’un programme de recherche de la BnF articulé à un atelier-laboratoire du programme formation innovante IDEFI-CréaTIC . Alors que l’édition numérique enrichie de Candide propose d’aller du livre au corpus en intégrant le corpus à l’intérieur de l’œuvre, nous avons tenté de modéliser la démarche inverse, aller du corpus au livre, en éditorialisant une œuvre à travers des éléments de son corpus. Alors que Candide exploitait la forme du livre-application, nous avons voulu explorer une autre forme hypermédiatique, celle du livre-web. Ce fut aussi l’occasion de changer d’approche méthodologique en passant d’une recherche-action à une recherche-création. La recherche-création permet une approche théorico-pratique avec conception de prototypes. Nous nous sommes appuyés sur la démarche d’une pédagogie par projet mise en place par l’IDEFI-CréaTic en mettant en œuvre cette expérimentation dans un atelierlaboratoire avec des étudiants du master « Humanités numériques », parcours Création et édition numériques (CEN). Notre approche est de considérer le projet, non plus comme une pratique professionnelle mais comme un moyen de recherche et d’enseignement. Cette approche théorico-pratique d’une pédagogie par projet constitue pour nous une démarche épistémique, au sens qu’elle participe d’une épistémè numérique. Nous questionnerons cette démarche en nous demandant en quoi la rupture épistémologique de l’ère numérique constitue-t-elle une nouvelle épistémè ? Nous soutiendrons que cette épistémè, au cœur des humanités numériques, est portée par une nouvelle conception du document et par le paradigme du projet. Nous reviendrons sur l’approche méthodologique de recherchecréation et le modèle heuristique de l’atelier-laboratoire comme lieu d’une mise en pratique, une pragmatique de l’épistémè numérique par la pédagogie de projet.

Approche épistémologique

La mutation numérique annonce l’avènement d’une nouvelle épistémè, au sens de Michel Foucault (1966 et 1968) : c’est un temps de rupture épistémologique qui voit une transformation radicale des manières de penser, de parler et de se représenter le monde. Alors que Foucault insiste sur le discours et la pensée, nous voudrions mettre en avant la pratique, en rendant compte d’une démarche expérimentale qui constitue en quelque sorte une pragmatique de cette nouvelle épistémè au service du livre augmenté. Le concept d’épistémè, proposé par Foucault dans une période historique de transformation radicale des mentalités et des modes de vie, devient de fait un paradigme fondamental de notre nouvelle technoculture. Aujourd’hui, la généralisation des technologies numériques dans nos pratiques, tant au quotidien qu’en recherche, semble en effet engendrer une nouvelle épistémè transformant profondément notre rapport au monde et à la connaissance. Cette épistémè numérique se caractérise notamment par une nouvelle conception du document — un document fragmenté, redocumentarisé, éditorialisé — et de ses modalités d’accès, ce qui redéfinit les conditions de production et de circulation des connaissances. Cette nouvelle épistémè est au cœur des humanités numériques, lesquelles se distinguent par des pratiques scientifiques pluridisciplinaires orientées vers des projets de recherche avec conception de dispositifs qui relèvent du paradigme du projet. 

L’épistémè numérique et le paradigme du projet

L’épistémologie, en tant que science du connaître, étudie la méthodologie scientifique, l’histoire et la structure des sciences, les modes de diffusion, d’évolution et de renouvellement du savoir. Aujourd’hui le numérique introduit de profonds changements d’ordre épistémologique avec des savoirs décloisonnés, accessibles et actualisables en temps réel. Ces changements touchent en particulier à la nature et au statut du document : un document dématérialisé et manipulable, facilement fragmenté, segmenté, reconfiguré, hybridé, un document nativement numérique, produit en masse, et plus encore, un document redocumentarisé (Pédauque, 2007), autrement dit générant des métadonnées qui elles-mêmes deviennent des documents. Une telle expansion documentaire oblige le chercheur à changer de perspective. Les pratiques de recherche se renouvellent avec l’avènement de ce qu’on appelle les « humanités numériques », lesquelles entretiennent des rapports algorithmiques aux documents comme nous l’avons vu (cf. supra 1.1.2.3.). Pour appréhender ceux-ci, dans leur structure propre ou dans leur relation à un ensemble, elles recourent principalement à des pratiques de distant reading : modéliser et interpréter par la visualisation de données sous la forme d’arbres, de cartes ou de graphes (Moretti, 2008) permettant une lecture à distance des corpus. Cette forme spécifique de savoir repose sur un paradigme méthodologique et épistémologique qui fait du chercheur un data scientist (Gefen, 2015). Ces transformations constituent-elles une nouvelle épistémè, que l’on pourrait qualifier, à la suite de Bernard Stiegler (2012), d’épistémè numérique ? Pour Michel Foucault, l’épistémè d’une époque est définissable par « un ensemble de problématiques, d’hypothèses et de méthodes de recherche, qui constituent un invariant pour cette époque. » (Juignet, 2015). S’il est difficile de dégager des invariants dans les humanités numériques autant par manque de recul que face à la diversité des pratiques dans un champ tellement hétérogène, un nouveau paradigme semble pourtant s’imposer : celui du projet, « emblème de notre modernité » (Boutinet, 2005). Aurélien Berra souligne en effet que les humanités numériques « revendiquent souvent le fait d’être orientées vers la construction » (Berra, 2014). Construction d’objets (logiciels, dispositifs informationnels) dans le cadre de projets de recherche qui mobilisent chercheurs et professionnels dans un collectif. Le projet instaure un rapport singulier entre pratique et théorie. En tant que pratique de recherche/action/création n’est-il pas paradigmatique des humanités numériques ?

. Le projet au cœur des humanités numériques

Les humanités numériques (Digital Humanities) « désignent une transdiscipline, porteuse des méthodes, des dispositifs et des perspectives heuristiques liés au numérique dans le domaine des sciences humaines et sociales. » Elles s’affirment comme un champ réunissant de « multiples communautés particulières issues de l’intérêt pour des pratiques, des outils ou des objets transversaux divers (encodage de sources textuelles, systèmes d’information géographique, lexicométrie, numérisation du patrimoine culturel, scientifique et technique, cartographie du web, fouille de données, 3D, archives orales, arts et littératures numériques et hypermédiatiques, etc.) ». 371 Ainsi les humanités numériques réunissent-elles différents acteurs de la recherche autour de projets scientifiques innovants au croisement de l’informatique et des sciences humaines et sociales, dans une approche théorico-pratique. Mener un projet de recherche en humanités numériques, c’est user de technologies dans un cadre théorique tout en adoptant une démarche réflexive qui questionne l’usage des outils numériques et ses effets structurants. C’est autour de telles conduites de projet que s’est constituée la communauté des digital 371 Manifeste des Digital Humanities, 2010. En ligne : http://tcp.hypotheses.org/318 A. Laborderie — Le Livre augmenté — Université Paris-VIII – 358 humanists en partageant des pratiques, des points de vue, des théories, des services ou des intérêts, au sein d’infrastructures de recherche telles qu’Huma-Num 372 ou DARIAH. 373 . Le projet apparaît comme un moyen d’articuler le hack (faire) et le yack (théorie). Il devient un paradigme des humanités numériques, en s’imposant notamment dans les laboratoires d’excellence (Labex) qui recourent couramment à des appels à projet.

Le projet comme une pratique épistémique

« Véritable forme emblématique de notre modernité occidentale » selon Jean-Pierre Boutinet, le projet sert de « clé épistémologique à de nombreuses disciplines » (Boutinet, 2005) en étant possiblement appréhendé de manière empirique, théorique ou opératoire, comme c’est le cas en sciences de l’information et de la communication. Modélisation d’un artefact à réaliser, le projet mobilise d’une part des corpus, d’autre part des méthodes de conception et d’observation. Il se présente comme un objet d’étude et comme un lieu de production de connaissances à l’instar de la « recherche-action » en sciences humaines (Barbier, 1996). Cette démarche active suppose que le chercheur questionne l’artefact qu’il conçoit. Sa position doit osciller entre distance et proximité : la distance entre l’observateur et son objet d’étude et la proximité nécessaire à la conception de l’artefact. La difficulté est d’adopter une posture réflexive, qui conjugue à la fois l’implication dans un objet dont on est concepteur, et la distance critique, le recul nécessaire à toute mise en perspective, tout questionnement sur celui-ci. Ainsi considérée comme un moyen de recherche et mobilisée dans un protocole d’innovation, la pratique du projet s’affirme comme un processus heuristique. Le projet émerge d’une tension continue et dynamisante entre « théorie et pratique, individuel et collectif, espace et temps, réussite et échec » (Boutinet, 2005). Il ouvre des perspectives pragmatiques dans les domaines de l’éducation et de l’entreprise : une pragmatique du projet possède des stratégies d’ordre éducatif autant que de « management » ou de mobilisation. 

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