LES CONCEPTS DE LA MARCHE

LES CONCEPTS DE LA MARCHE

LORSQUE LA VITESSE CEDE LE PAS A L’URBANITE 

Lorsque le choix des aménagements se porte résolument sur le fait de privilégier l’urbanité plutôt que la vitesse – suivant en cela la proposition de Jacques Lévy (2008), à laquelle nous consacrerons la section suivante –, la ville et tous ses habitants en ressortent gagnants. L’exemple de la revitalisation de la rivière Cheonggyecheon, qui traverse la ville de Séoul, nous montre que la création de nouvelles centralités renforce les sociabilités et par là-même les liens entre les citadins (Da Cunha, 2010). Cet exemple nous montre surtout que ces liens se nouent d’autant plus facilement que la ville fait le choix du couple urbanité / proximité, plutôt que du couple vitesse / distance. En effet, pour Jacques Lévy, il est difficile désormais de soutenir une argumentation selon laquelle le choix modal n’est pas simultanément le choix d’un modèle d’urbanité, qui est aussi un modèle de société. Et l’auteur de faire remarquer que ce sont dans les mêmes villes que l’on trouve associées, ou que l’on ne trouve pas du tout, les dimensions de densité, diversité fonctionnelle et sociologique, transports publics et espace public, orientation vers le projet collectif et gouvernement commun de l’urbain (Lévy in Stébé et Marchal 2009, p. 705). Dans les années 1970, il a été considéré comme une marque de progrès d’enterrer la rivière Cheonggyecheon au profit d’une autoroute surélevée. Cela a permis d’éliminer les odeurs nauséabondes de ce cours d’eau, devenu à cette époque un véritable égout à ciel ouvert. Lors du tournant du millénaire, cependant, tous les acteurs concernés ainsi que la population étaient d’accord pour pointer du doigt le secteur de Cheonggye comme l’un des plus congestionnés et bruyants de Séoul. Ce secteur nécessait une forte revitalisation. Lee Myung-bak, l’actuel maire de Séoul, en avait fait l’un des enjeux de sa campagne électorale. Lorsqu’il a été élu en 2001, il a immédiatement attelé son équipe au travail afin de tenir cette promesse, en démolissant l’autoroute pour pouvoir faire renaître le cours d’eau de ses décombres. Il fallait d’abord trouver une solution pour éliminer le trafic de transit sur ce corridor. Un système de bus à haut niveau de service (BHNS) a donc été mis en service dès 2003 pour écouler le trafic : 120 000 voitures empruntaient en effet l’autoroute chaque jour. Un corridor BHNS de 15 km a pu être intégré au réseau de métro de la ville, augmentant ainsi son efficacité en tant que levier du report modal pour le trafic qui traversait ce secteur. En 2005, une fois les travaux terminés, la rivière « aux eaux claires », puisque telle est la signification de son nom en Coréen, a retrouvé sa splendeur d’antan, devenant à nouveau le centre névralgique de la ville et une destination de loisirs très appréciée des autochtones autant que des touristes. L’homme qui a su mener à bien ce rêve, que tant prenaient pour irréalisable, a été élu président de la Corée du Sud en 2007. Le fait d’avoir réussi au niveau local à transformer aussi radicalement l’image de la capitale et le vécu quotidien de ses habitants a joué un rôle crucial dans son élection au niveau national. Ce geste politique a été considéré comme un tour de force qui correspond bien à l’état d’esprit d’une nation qui se cherche dans un futur urbain qui ferait plus de place à la qualité de vie. Cette exigence de  qualité de vie va désormais de pair, en Corée comme ailleurs, avec un développement urbain durable qui fait de l’accessibilité un enjeu majeur, comme le souligne Antonio da Cunha : « Au regard des enjeux de la polycentralité, de l’agencement des densités urbaines et des réseaux qui les relient, la prévention et la gestion des inégalités écologiques et environnementales nous semblent devoir être reliées à l’accessibilité des équipements urbains et à l’habitabilité des lieux » (Da Cunha, 2010, p. 20). La qualité des espaces publics ainsi créés à Séoul a permis de transformer radicalement le rapport de la population à la marche, à la ville et à autrui, avec la mise à disposition d’une centralité offrant de nouvelles opportunités pour à la fois goûter l’anonymat urbain et développer des sociabilités. La ville, comme nous le constatons encore une fois au travers de cet exemple concret, n’est pas une réalité statique qui resterait à jamais figée. Au contraire, elle est en perpétuelle mutation et devient à chaque instant ce que nous en faisons – que nous soyons décideurs, concepteurs ou usagers. Avec cet exemple à l’échelle d’une l’agglomération toute entière, nous avons voulu démontrer qu’en tout temps, et quelle que soit l’importance des infrastructures déjà en place, il est toujours possible, moyennant un débat citoyen et un choix politique fort, de remettre celles-ci en question. Dans le temps long de la ville, le changement reste toujours du domaine du possible et même, parfois, du désirable. 

LA VITESSE CONTEXTUELLE COMME NOUVELLE MESURE DE L’ACCESSIBILITE 

Nous venons de montrer, avec l’exemple de Séoul, que lorsqu’une ville empoigne avec détermination une nouvelle politique d’aménagement urbain qui opère un renversement de valeurs entre vitesse et urbanité, les résultats peuvent encourager de manière spectaculaire la marche urbaine. Nous allons maintenant décrire les conditions de possibilité permettant d’envisager l’accessibilité non plus sous le prisme du paradigme « toujours plus de vitesse » mais plutôt du paradigme « toujours plus d’urbanité ». Pour Jacques Lévy, la vitesse ne peut être définie qu’en termes relatifs, d’une relation entre une durée de parcours et l’accessibilité à de réalités déterminées. Cela conduit à remettre en question les vitesses nominales, exprimées en km/h, et à établir des mesures qui tiennent mieux compte d’aspects plus complexes de l’accessibilité. Jacques Lévy distingue dès lors la vélocité, correspondant aux vitesses des véhicules exprimées en unités conventionnelles, de la vitesse contextuelle, qui prend en compte la capacité d’atteindre, dans un temps donné, une quantité donnée de réalités sociales. Dans cette perspective, plutôt que d’avoir recours à une mesure de la vitesse sur un espace linéaire, il est souvent plus réaliste de raisonner en termes de cercles d’accessibilité à partir d’un point. Nous illustrerons ce type de mesure plus loin dans le chapitre dédié à la signalétique intuitive avec l’exemple du projet Legible London. Pour Jacques Lévy, la marche peut dès lors être considérée « comme un moyen de transport parmi d’autres, tout à fait comparable à d’autres par sa capacité à relier un grand nombre de réalités sociales spatialement disjointes » (Lévy 2008; Lavadinho et Lévy, 2010). Dans des contextes urbains à la fois denses, mixtes et compacts, la marche se révèle même le meilleur choix mobilitaire en termes d’accessibilité aux multiples opportunités que la ville peut offrir, puisque ce mode offre une parfaite « adhérence » au territoire. C’est pour Lévy l’un des moyens de transport les plus fiables par la prévision du temps de parcours. Lorsqu’il peut utiliser la voirie primaire, ce mode dispose d’une excellente couverture qui se révèle encore meilleure que la voiture puisque le « véhicule », notre corps, est immédiatement accessible. L’avantage incontestable de la marche et des métriques pédestres (Lévy et Lussault, 2003 ; Lévy in Allemand et al., 2004 ; Lévy, 2008 ; Lavadinho et Lévy, 2010) est que l’on reste en coprésence : la coprésence (ce que vous avez à côté de vous et qui n’exige pas que vous vous déplaciez) et la quantité de réalités accessibles (ce à quoi vous pouvez accéder en vous déplaçant) priment donc sur la vitesse du déplacement. En vitesse contextuelle, les métriques publiques – qui sont, au sens large, les métriques pédestres – sont ainsi globalement les plus rapides (Lévy in Stébé et Marchal 2009, p. 710). Car la vitesse observable au sein d’une ville donnée dépend largement de ses modes de gestion de la distance : ses métriques dominantes le sont uniquement dans la mesure où la ville elle-même a été fabriquée pour leur convenir. Ainsi pour Jacques Lévy « l’automobile n’est rapide que dans la ville automobile, étalée et fragmentée,  avec ses immenses surfaces de voirie ainsi que, le plus souvent, ses espaces résidentiels étalés et sa fragmentation démographique et fonctionnelle. Inversément, la mobilité pédestre est rapide dans la ville dense et diverse. En vitesse contextuelle, la ville la plus rapide est, de loin, la ville pédestre » (Lévy 2008 ; Lavadinho et Lévy, 2010). Jacques Lévy démontre encore que la ville automobile la plus performante ne peut pas être aussi rapide qu’une ville conçue pour les métriques pédestres, par le fait que la métrique du transport privé consomme une surface toujours plus grande qui, ajoutée aux autres composantes de l’étalement (Cattin, 2006 ; Da Cunha, 2005 ; Wiel, 2010), accroît fortement les distances à parcourir sans pouvoir pour autant augmenter les vitesses à l’infini. La ville pédestre, quant à elle, est pour Jacques Lévy la ville rapide par excellence : « économe en étendue, elle peut supporter des densités de plusieurs dizaines de milliers d’habitants au kilomètre-carré et des masses de plusieurs dizaines de millions de personnes sans atteindre un niveau de viscosité dirimant. Au contraire, on a là des systèmes à rendement croissant : plus la masse et la densité augmentent, plus les transports publics sont rentables, ce qui permet d’augmenter leur efficacité dans l’ensemble de l’aire desservie. Dans ce cercle vertueux, ce sont les « fondamentaux » de l’urbanité, densité et diversité, qui, au bout du compte, fondent la vitesse effective de la ville pédestre » (Lévy, 2008)

Un lien avéré entre la forme urbaine et le choix du mode de déplacement

 Le graphique ci-après illustre, à l’aide de données grenobloises, un principe plus général qui lie la forme urbaine au choix du mode de déplacement. Nous voyons ainsi que métriques de déplacement et morphologie urbaine vont de pair (Flitti et Piombini, 2003). Si l’on change de métriques de déplacement, l’on change finalement aussi de ville, et vice-versa. C’est ce qui explique, aux yeux de Jacques Lévy, que l’on ne peut correctement évaluer les performances des métriques pédestres dans un espace urbain étalé et fragmenté, de même que, inversement, l’automobile perd son efficacité dans une ville compacte. Les options mobilitaires mises en avant par une société donnée impliquent dans un même mouvement d’« inventer la ville qui va avec ». Les choix de mobilité sont dès lors pour cet auteur indissociables des choix urbanistiques. Ces choix n’impliquent pas seulement des options techniques mais aussi des choix de vie quotidienne, de modes de vie et, finalement, des orientations politiques. « Il existe une relation fondatrice entre modèles de mobilité et modèles d’urbanité, car c’est dans la mobilité que se joue, pour une grande part, la possibilité d’une densité et d’une diversité élevées et la place des espaces publics » (Lévy et Lussault, 2003 ; Lévy in Allemand et al., 2004 ; Lévy, 2008 ; Lavadinho et Lévy, 2010). 

QUALITES DE LA MARCHE, QUALITES DE L’ESPACE : UN DIALOGUE FRUCTUEUX 

Dans cette section nous introduirons tout d’abord deux notions idéal-typiques qui ont émergé au fil de nos analyses de terrain : la notion de marche texturisante et son pendant, la notion d’espace palimpseste. Nous reprenons ici la notion d’idéal-type au sens weberien, à propos de laquelle nous aimerions faire remarquer, avec Hannah Arendt, que « le grand avantage de l’idéal-type, c’est de ne pas être une abstraction personnifiée dotée de quelque sens allégorique, mais plutôt d’avoir été choisi, parmi une foule d’êtres vivants dans le présent ou le passé, pour sa valeur représentative au sein de la réalité » (Arendt, 1996 (éd. orig. angl. 1971)). Nous commencerons par énumérer les quatre caractéristiques principales propres à la marche et qui la distinguent des autres modes de transport : rugosité, prises, latéralisation et texturisation. Ces caractéristiques font de la marche un comportement hybride et complexe qui nécessite, au plan des aménagements urbains, une attention particulière. En élaborant la notion d’espace palimpseste nous avons voulu comprendre comment s’organise le pendant de cette hybridation et de cette complexité de la marche du point de vue de l’aménagement de l’espace urbain. Au cœur des stratégies d’aménagement qui contribuent à l’essor de ces espaces palimpsestes, nous avons pu effectivement identifier le soin particulier accordé à trois aspects : l’équilibre entre transit et séjour, une intégration de temporalités plus étendues et une pondération plus forte de la texture du trajet, qui compte désormais autant, sinon plus, que sa rapidité. Nous allons décrire ci-après tout d’abord la marche texturisante et ses caractéristiques, puis l’espace palimpseste et ses qualités. Pour un approfondissement de la déclinaison concrète du concept d’espace palimpseste en milieu urbain, nous renvoyons le lecteur au chapitre dédié aux hubs de vie, que nous illustrons avec le cas de la Plateforme du Flon à Lausanne, dans le mouvement IV. 

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