Les différentes formes d’engagement dans l’ESS : quel militantisme

Une brève histoire des mots

Romaniste de formation, s’étant penchée sur les thèmes de l’engagement et de la militance, Anne-Martine Henkens nous apporte en effet de précieux éclairages. Étymologiquement, le verbe « militer » nous vient du latin militare, participe présent, qui signifie « être soldat, faire son service militaire ». Le milis, militis étant alors celui qui sert dans une armée. Dans la littérature latine, il est donc employé comme synonyme parfait du mot « soldat » ( qui lui n’arrivera dans notre langue qu’au XIVème siècle en provenance de l’Italie). Le terme « militant », lui, apparaîtrait pour la première fois en langue française en 1370 dans les Miracles de Nostre Dame32, recueil de légendes mariales33. Dérivé directement de militantem, de valeur adjectivale, il prend alors les habits d’un combattant qui défend au sens propre, c’est-à-dire les armes à la main, son église – en l’occurrence l’Église Catholique. Pendant les cinq siècles qui vont suivre, le mot ne va pas évoluer et restera attaché exclusivement à l’Église, sous l’acception de « qui combat, qui lutte pour la foi catholique » pour réapparaître enfin timidement , sous la Révolution Française avec le sens de « agir, lutter pour une cause, notamment une conviction politique ».

Malgré tout, il reste essentiellement attaché à sa connotation religieuse, comme en témoignent par exemple les usages du mot dans le Manifeste du Parti Communiste en 1848, où par « militant » Marx comme Engels entendent « militant de l’Église Catholique ». Le sens religieux perdure jusqu’en 1863, au moment où le Littré ajoute à la définition initiale : « Aujourd’hui, militant se dit dans un sens tout laïque, pour luttant, combattant, agressif. Caractère militant. Disposition, attitude militante, politique militante. » Ce n’est que sous la plume de Sainte-Beuve que l’adjectif se substantivise, et que la personne militante devient « le militant ». Lexicalement parlant, la figure du militant naît donc en 1848. Année riche en évènements politiques comme on le sait. L’action du militant, sa façon de s’engager va quant à elle prendre un peu plus de temps à être reconnue par les autorités en matière de langue. En effet, « militantisme » n’apparaît pour la première fois que très tardivement, en 1962, dans le Larousse Encyclopédique, où il vient définir l’ « attitude des personnes qui militent activement dans une organisation, un parti politique ou un syndicat ». A sa naissance, le militantisme s’inscrit donc très clairement dans un cadre organisationnel, qui le structure.

Outre le fait qu’il est plutôt souriant de savoir que le militant de la Confédération Paysanne, le Trotskiste et l’Altermondialiste d’aujourd’hui trouveraient leurs racines dans un personnage médiéval dévoué toutes armes en main à la défense de Dieu, que nous apprennent ces évolutions et dérivations sémantiques ? Plusieurs choses : tout militantisme est contextuel, il ne se définit que dans un environnement et un moment précis, attaché à ce qu’on qualifiera par souci de simplicité une cause. Cette cause est à défendre, elle nécessite l’objet d’un combat. Ce qui peut suppose qu’elle soit ou attaquée, dominée, ou nous le verrons perçue comme telle. Le « militant » est donc celui qui combat pour une cause. Pour la défendre, il ne compose pas, mais s’oppose. Ensuite, le « militantisme » semble devoir s’incarner dans une organisation qui dépasse et agglomère ses « soldats », les militants. L’apparition tardive du terme ( 1962 ) est à cet égard symptomatique d’un glissement : si au départ le militant est « naturellement » et évidemment attaché à une cause ( l’Église, le Parti ou le Syndicat), au milieu du XXème siècle, la cause à défendre et l’organisation à laquelle se rattacher semble plus complexe à saisir, et de toute évidence, moins naturelle pour l’imaginaire collectif.

Cependant, on peut donc être militant Sarkozyste comme on peut être militant « véganiste » ou encore, par un léger abus de langage « militant du parti des oiseaux, des baleines, des enfants, de la Terre et de l’eau »34 : une cause à défendre, quelle qu’elle soit, une « organisation », aussi légère soit-elle, et une figure pour mener le combat, voilà donc tout simplement le militant ? En poursuivant notre exploration sémantique, il est aussi intéressant de noter les néologismes ou emprunts qui vont fleurir pour tenter d’appréhender ce « militant » qui semble vouloir échapper aux définitions qu’on lui assigne. C’est ainsi qu’on voit apparaître « engagement », ( voire plus tard « engagement distancié » ) pour caractériser le fait de militer. Il faut cependant noter que le terme est tout aussi polysémique que son prédécesseur : l’engagement est à l’origine « le fait de mettre en gage », de lier par une convention. Au XVIème siècle, le verbe engager prendra le sens figuré de « faire pénétrer dans quelque chose, avec l’idée d’un espace occupé, d’une liberté empêchée » pour au XXème être entendu, par sa forme pronominale s’engager, comme le fait de prendre position sur des questions politiques. Un dernier avatar, beaucoup plus récent semble vouloir définir une ressource naturelle, collective et individuelle en même temps, qui présiderait voire préexisterait au militantisme : la militance. Nous y reviendrons. Tout se passe donc, au niveau de la langue, comme si chacun essayait de circonscrire un phénomène qui échappe sans cesse aux tentatives de le cerner, ou de le réduire ?

Du militantisme politico-syndical aux Zadismes, l’émancipation militante.

Au début du XXème siècle, deux histoires vont singulièrement marquer le « fait militant » : celle du syndicalisme, notamment de la CGT qui continue son essor amorcé précédemment, et celle politique du Parti Communiste Français ( sans oublier, dans une moindre mesure, celle de la Section Française Internationale Ouvrière ). Cet ancrage « à gauche » de l’échiquier politique va conférer solidement au personnage militant une proximité avec les valeurs sociales revendiquées par ces partis. Qui se développent alors, entraînant avec eux une augmentation sensible du militantisme. De l’autre côté de la Manche, les suffragettes laissent percevoir la possibilité d’un militantisme féminin, qui n’arrivera en France qu’au moment du Front Populaire ( en provenance de l’Italie et la Pologne notamment ). La première-guerre mondiale va mettre un coup d’arrêt à cet essor du militantisme organisé, d’abord en envoyant les hommes au front, mais également en semant le doute sur la possibilité d’un monde meilleur. C’est entre deux guerres, en réaction au fascisme européen, et sous l’impulsion de quelques « petites » victoires ( l’élection de Léon Blum, par exemple) que va renaître la fibre militante dans la société française, toujours autour du socialisme. L’euphorie est de courte durée au regard de l’Histoire, puisque la seconde guerre mondiale se dessine, marquant un deuxième coup d’arrêt.

A la fin de la seconde guerre mondiale, le militantisme se regénère et se focalise sur la reconstruction de la société, et souvent en s’inspirant des préceptes du Conseil National de la Résistance, en investissant les champs du social. Un « nouveau » militantisme apparaît ; qui s’incarne non plus dans les appareils politiques ou syndicaux, mais dans la constitution d’associations dédiées à des « publics ». C’est le véritable essor de l’Éducation Populaire, entre autres. C’est aussi le début des Trente Glorieuses, où apparaissent la production et la consommation de masse. Les conditions de vie s’améliorent, affaiblissant le besoin de lutter, tandis que la sphère politico-juridique s’empare du sujet : c’est l’écriture de la Charte des Nations Unies en 1945, bien sûr la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme en 1948 ou encore la création de la Cour Européenne des Droits de l’Homme en 1959. Les ONGI42 apparaissent, telle Amnesty International, pour défendre ces droits acquis via une nouvelle forme d’actions ( l’envoi de courriers, plus tard mails ou pétitions, aux instances nationales notamment ).

Le militantisme associatif consolide ses assises. Il faut se rappeler que c’est à cette période qu’apparait le mot « militantisme », dans une tentative de caractériser cet engagement qui semble déborder des cadres politiques ou syndicaux qui l’ont vu s’institutionnaliser. Devenu associatif, le militantisme peut désormais s’orienter vers des causes nouvelles, soutenues par des formes également nouvelles. Certes, toutes les associations n’ont pas de portée militante. L’Amicale Bouliste communale ou l’association créée pour organiser la fête de fin d’année de l’école du village ne prétendent pas à changer le monde. Mais, comme le souligne Danièle Demoustier dans son étude sur les évolutions du bénévolat, « en intégrant I‘engagement associatif dans la défense d’une « cause » qui dépasse le champ spécifique de l’association, le militantisme « conçu comme I‘expression d’une vision globale du monde » introduit I‘association dans la sphère publique au même titre que le parti politique et le syndicat ».43 Ce militantisme associatif, porté pour l’essentiel par une jeune génération, trouvera son point d’orgue en mai 68, qu’on définira très rapidement comme un large mouvement d’aspiration à moins de contraintes, donc plus de libertés. Dans une défiance grandissante à l’égard des appareils, apparaissent de nouvelles formes d’expression militante, tels le boycott ou la « désobéissance civile ». La mondialisation permet d’importer ou d’exporter des motifs de lutte ; les causes . Les protest singers44 américains ou britanniques trouvent sans difficulté leurs publics et leurs relais sur le territoire français. Concomitamment, les années 70- 80 voient le début du processus de désaffection pour le syndicalisme, qui voit les militants partir défendre d’autres causes. Isabelle Sommier45 montre bien, chiffres à l’appui, qu’au-delà de la baisse des adhésions syndicales, les sympathisants prennent aussi leur distance avec les appareils, c’est l’ensemble du combat qui est affecté : le nombre de conflits dans l’entreprise chute, comme celui du nombre de grévistes et de manifestations. Parallèlement, par un effet qu’on pourrait qualifier de « vases communicants », l’expansion associative bat son plein46.

Table des matières

Remerciements
Avant-propos
Sommaire
Introduction
PARTIE I. Militer aujourd’hui ?
I. L’impossible histoire du militantisme
A. Une brève histoire des mots.
B. Quand « le malheur de quelques-uns devient l’affaire de tous ».
C. Du militantisme politico-syndical aux Zadismes, l’émancipation militante.
II. Les nouvelles formes de militantisme : que sont les militants devenus ?
A. Militer dans un monde devenu individualiste ?
B. L’engagement à l’épreuve du temps : la notion de carrière
C. Entre intensité et (dis)continuité, de nouvelles formes de militance ?
III. Essai de caractérisation du militantisme
A. Qu’est-ce que militer aujourd’hui ?
B. Pour quoi et pourquoi militer ?
C. Pour un idéal-type militant.
PARTIE II. l’ESS, un terrain propice au militantisme ?
I. Histoire abrégée de l’Économie Sociale…et Solidaire
A. Des origines intimement liées à l’histoire militante.
B. Les premières dissensions militantes ; composer ou s’opposer ?
C. Sociale ou Solidaire ? Les premiers brouillages identitaires.
II. Une économie militante ?
A. Les « morsures capitalistes » : seconds brouillages identitaires
B. Les outsiders de l’Économie ou de la politique ?
C. L’ESS n’est-elle « pas assez politique »
III. …ou de militants ?
A. Les différentes formes d’engagement dans l’ESS : quel militantisme ?
B. Le militantisme est-il soluble dans le salariat ?
C. Les cadres de l’ESS, une « identité à réinventer » ?
PARTIE III. Le temps des études, le sens en construction.
Le dispositif d’enquête.
I. Un cheminement vers l’engagement ?
A. Construction identitaire chez les étudiants, de quoi parle-t ’on ?
B. Des prédispositions à l’engagement ?
C. Trouver sa propre cohérence.
II. Facteurs d’engagements et de désengagements.
A. L’importance des affects, du collectif…et des valeurs.
B. Les rétributions, facteurs de poursuite de l’engagement.
C. L’ancrage dans le « concret »
III. La nécessité de procéder à des arbitrages.
A. Pourquoi choisir ?
B. La question professionnelle
C. Choisir de ne pas choisir ?
IV. Une nouvelle forme de militantisme ?
Conclusion générale
Bibliographie
Résumé
Table des Matières
Table des annexes
Annexes

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