L’humour comme inducteur d’ambiguïtés et moteur du récit

Un récit sans but ? Est-ce à dire que le lecteur est confronté à une narration qui tourne à vide? Bien sûr que non, car l’objet d’une fiction ne se borne pas au développement de l’intrigue et aux réponses qu’elle apporte à une situation initiale problématique. Au contraire, ce sont pour nous les questions laissées en suspens qui déterminent le caractère artistique de l’œuvre. Avec ou sans intrigue, il faut tâcher d’entretenir l’attention du lecteur. L’humour est le piège à ours utilisé ici.

Pourquoi lire Le Château (1926) en sachant (comme la quatrième de couverture l’affirme) l’intrigue lacunaire? Tout simplement parce que le récit est porteur de questionnements. Même sans dénouement, même sans conclusion, sa valeur est indiscutable. Si la forme du « récit à intrigue » conventionnel n’est pas respectée ici, l’appréhension d’une blague suffit à tenir en haleine le lecteur qui s’engage à prendre l’œuvre au présent, sans motivation autre que ce qu’on lui offre ligne après ligne.

Qu’est-ce qu’une blague si ce n’est qu’une redéfinition des fondements de la réalité? Les philosophes furent sans doute les premiers humoristes du monde. Parodiant, ridiculisant, critiquant leur société à l’aide de personnages grossis (Candide, Jacques le Fataliste, Don Quichotte, Ubu roi) ou de situations invraisemblables. Et tel Don Quichotte, Guy B. abandonne sa vie morne de docteur-comptable afin d’embrasser son rêve secret : devenir clown. Coiffe multicolore, maquillage grotesque, habits rapaillés, et le voilà paré à devenir un Grand Clown! Enfin…c’est ce qu’il croit, car ce que nous suivons réellement, c’est le laquais de l’histoire. Un laquais qui se croit héros.

Les procédés humoristiques utilisés ont toujours pour but de déjouer les perceptions. Le lecteur croit que le narrateur lui pointe une avenue connue quand, tout à coup, il se retrouve ailleurs, agréablement dérouté. Tout l’art consiste à jouer avec les attentes et les tensions pour susciter la surprise, comme le souligne Élisabeth Nardout-Lafarge dans L’usure du rire chez Réjean Ducharme (2011) : L’accumulation des calembours contribue, avec d’autres procédés comme les fausses citations ou les fausses traductions, à un sabotage de l’écriture littéraire qui s’oppose ainsi à la fois à l’idéal stylistique de la génération précédente, au sérieux d’une certaine littérature engagée, contemporaine des romans de Ducharme, et à la littérature française .

Sans toutefois user du même stratagème que Ducharme, ou alors, en l’utilisant partiellement dans une mer d’autres procédés, ces railleries directement adressées au lecteur ne sont pas sans faire écho à l’œuvre ici présentée qui souhaite revisiter, autant que faire se peut, la forme conventionnelle. Pour Gilles Marcotte, il s’agit ni plus ni moins d’arriver à « mettre en échec, dans son propre texte, la machinerie littéraire. » .

À titre d’illustration, il faut connaître le chemin convenu pour l’éviter et ainsi créer une chute surprenante. Un procédé utilisé à maintes reprises est celui du rieur aveugle qui consiste à dissimuler un détail au lecteur pour ne révéler la clef qu’à la toute fin: « J’ai passé neuf mois à porter cette enfant-là, à la nourrir, à lui prodiguer de l’amour… et elle me remercie comment? En sautant de ma camionnette à la première occasion  » On pourra recourir également au pied de la lettre, qui consiste à prendre le propos au premier degré: « Une fois adolescent, mon père trompait ma mère si ouvertement, qu’il a fallu dire à sa maîtresse de sortir de sous la table! » Ou encore, à la règle de trois, une énumération dont le troisième terme se veut imprévisible : « Camil? Paul-Marie? Jean-Soccer ? » .

Nous avons également cherché à soutirer le comique du langage lui-même. Notamment à travers le recours au paralogisme, qui s’appuie sur un raisonnement erroné: « Tous les maires de Vaccaville furent Clown-Cowboy, mais aucun Clown-Cowboy ne fut jamais maire plus de trois minutes ! » La tautologie, répétition inutile, contribue elle aussi à alimenter cette manière de penser peu commune: « Une cuve moyenne a la dimension d’un tricératops adulte, un tricératops adulte a la dimension d’un éléphant adulte . » Nous avons également exploité le calembour, qui s’appuie le plus souvent sur une méprise sonore: « Je panse, je panse avec un « a », tu comprends Grace? Je panse donc chop suey ! » Ou encore, le jeu de mots classique fort utilisé par Guy B. lors de son numéro Aux deux Pierrots: « Quel est le poète qui serait absolument sans défense à la guerre? […] Mallarmé ! » .

Outre l’effet de surprise et le jeu de déstructuration du langage, nous avons cherché à surprendre visuellement le lecteur. La bissociation (combinaison de deux choses pour en créer une nouvelle) se retrouve dans de petits éléments aussi simples que l’invention de fruits à l’épicerie, la fusion de pamplemousses et de melons donnent donc des « pamplemons » et des « melousses ». Cet effet de combinaison comique s’exprime également dans tous les métiers combinés, offrant des images de serveur en équipement de hockey ou de pompier sautillant gracieusement en collant autour des flammes! L’exagération vise ici à stimuler l’imaginaire: « Cette voiture était monochrome à un point tel que Guy B. aurait pu y déverser une bouteille de Pinot entière sans que l’on y décèle la moindre trace ! » Ce – pendant, la comparaison demeure le procédé le plus usité pour faire image: « Et le silence plana à nouveau sur leur tête comme une raie papillon . »

L’enjeu consistait pour nous à faire en sorte que l’esprit carnavalesque s’exprime autant par les couleurs omniprésentes que par les descriptions de personnages, toutes plus loufoques les uns que les autres (un retraité-errant nu criant comme un corbeau, une Officière à l’œil démesuré, une limeuse à onze doigts, un clown habillé en femme…) Cette ville est une basse-cour et le Festival en est l’étalage mondial! L’anthropomorphisme (une vache habillée en robe griffée, un taureau déguisé en Roméo) vise également à mettre en relief l’absurdité du traitement de l’homme versus celui de la bête. À l’inverse, l’Officière traite Jolicœur (s’exprimant en cris d’animaux) exactement comme une bête.

Finalement, il nous est apparu nécessaire de choquer, de provoquer le lecteur, de le déstabiliser dans ses croyances. Pour y parvenir, rien de tel que le recours à l’ironie: « Elle pourrait vous limer des barreaux de métal à une fenêtre en moins de deux, mais elle dit qu’elle les aime bien tout de même, les barreaux à la fenêtre de sa chambre . » Le procédé de l’arroseur arrosé est également utilisé, par exemple : lorsque la vieille femme se fait voler ses sacs à l’épicerie après avoir volé la jeune fille, ou encore, à la mort de l’Officière, tuée par ce qu’elle défendait ardemment; la tradition.

Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : les attentes contournées
1.1 La distorsion des conventions
1.2 L’humour comme inducteur d’ambiguïtés et moteur du récit
CHAPITRE 2 : les personnages déstructurés
2.1 Guy B. l’enfant ou l’idiot utile
2.1 Les doublons et les antithèses
CHAPITRE 3 : Le Progrès dépassé
3.1 Le titre et l’absent dans l’absurde
3.2 Henrietta et la critique sous-jacente du Progrès
CONCLUSION

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