Inertie des systèmes énergétiques
Le premier point concerne la gestion des infrastructures déjà existantes, qu’il s’agisse de moyen de production d’énergie ou de réseaux. Il faut réussir à sortir rapide-ment de ces énergies carbonées, tout en limitant les pertes économiques impor-tantes qui découleraient d’actifs échoués. Il y a donc toute une dépendance au sentier à prendre en compte. Les choix passés historiques définissent les capacités et les moyens de l’action, d’autant plus que les infrastructures énergétiques s’ins-crivent dans la durée. Une centrale à gaz ou à charbon peut fonctionner plus de 50 ans (International Energy Agency, 2005). La durée de vie des réseaux électriques est encore supérieure : les réseaux électriques français ont été installés durant le deuxième quart du XXè siècle. Ces longues durées de vie induisent une inertie du système dont doit tenir compte toute politique climatique.
Incertitudes
Cependant, ces problématiques d’inertie et d’évolution des coûts sont décuplées par la présence d’incertitudes multiples. Une première catégorie d’incertitude pro-vient des coûts des technologies futures. La rapide décroissance du coût des éner-gies renouvelables n’avait pas été anticipée par les experts (Metayer, Breyer et Fell, 2015). Cette mauvaise anticipation du passé souligne la fragilité des estimations futures. La rapide baisse des coûts technologiques va-t-elle se poursuivre, ou ceux-ci vont-ils finir par se stabiliser? Une seconde catégorie d’incertitudes concerne la croissance économique. La crise économique de 2008 et la grande dépression qui s’ensuivit nous rappellent avec force la possibilité d’imprévus de grande ampleur. Or, l’évolution de cette croissance est importante à double titre : par son impact sur la demande d’énergie, et par son rôle dans l’estimation du taux d’actualisation. Une troisième catégorie a trait aux coûts des énergies fossiles. Les rapports alarmants sur le risque d’un pic de pétrole ne manquent pas depuis le célèbre rapport du Club de Rome, The limit to growth (Meadows et al., 1972). En 2012, les prix du Brent dépassèrent les 130 $ par baril, ravivant des inquiétudes sur l’imminence du pic. Mais l’avènement de la fracturation hydraulique et l’arrivée massive sur le marché mondial du pétrole de schiste américain a fait replonger les prix à des niveaux his-toriquement bas en 2015. Alors que les prix s’établissaient autour de 110 $ par baril entre 2011 et 2014, ils se sont effondrés aux alentours de 50 $ après 2015. Autant de rebondissements révélateurs de l’incertitude sur les ressources, les techniques d’extraction et, in fine, les prix. Des incertitudes techniques similaires existent pour le gaz, comme en témoigne la révolution des gaz de schiste. En outre, le prix du gaz est en partie indexé sur celui du pétrole en Europe, et subit donc ses fluctuations.
Enfin, il existe une incertitude sur la volonté politique de prendre en compte le changement climatique. Très concrètement, pour l’économiste, cette incertitude prend notamment la forme d’une incertitude sur le prix du CO₂ à considérer. Le marché de quotas européen, le SCEQE – plus connu sous l’acronyme anglais de EU ETS – considéré comme un exemple emblématique d’un marché de quotas, a ainsi connu de fortes variations. Le prix a atteint 30 euros la tonne en 2008, mais est depuis redescendu aux alentours de 5 euros par tonne (Marcu et al., 2016).
Notons bien qu’il s’agit ici d’incertitudes radicales. Ce concept d’incertitude, au sens de Knight (1921), est à distinguer de celui de risque par l’impossibilité même de prévoir une distribution de probabilité des cas possibles ⁹ : La différence pratique entre les deux catégories, le risque et l’in-certitude, est que, s’agissant de la première, la distribution du résul-tat parmi un ensemble de cas est connue (soit par le calcul a priori, soit par des statistiques fondées sur les fréquences observées), tandis que ceci n’est pas vrai de l’incertitude en raison de l’impossibilité de regrouper les cas, parce que la situation à traiter présente un degré élevé de singularité »(Knight, 1921, p. 233).
Il est bien sûr impossible de pouvoir définir avec certitude une distribution de probabilité sur les coûts futurs des énergies renouvelables, le taux de croissance éco-nomique, le prix des ressources fossiles ou encore celui du CO₂. Nous sommes donc bien dans le cas de l’incertitude radicale. Quelle valeur prendre pour chaque paramètre incertain? Prendre une unique valeur pour chaque paramètre incertain pour minimiser les coûts reviendrait en quelques sortes à nier l’incertitude. Nous cherchons donc une approche qui prenne à bras-le-corps ces incertitudes, qui les intègre pleinement au problème, sans les réduire artificiellement. Comme l’a noté Edgar Morin dans la Méthode, “La connaissance progresse en intégrant en elle l’in-certitude, non en l’exorcisant” (Morin, 2008). En outre, on voit que face à cette incertitude radicale, différentes options politiques peuvent être également défen-dables, selon les choix d’un politique, selon ses convictions intimes, ou pour le dire autrement, selon ses probabilités implicites sur les futurs états du monde. Par exemple, un décidant convaincu que les prix du pétrole vont remonter rapidement voudra accélérer la décarbonation des transports. Et il n’est pas possible de dire qu’il a évidemment tort de faire cette hypothèse – non plus qu’il a évidemment raison. Nous cherchons donc une approche qui ne propose pas nécessairement une unique solution.
Toutes ces incertitudes se combinent avec les questions d’inertie, et cette conjonc-tion rend le problème d’arbitrage inter-temporel extrêmement complexe (Ha-Duong, Grubb et Hourcade, 1997). L’inertie implique d’anticiper l’impact des choix faits, car ceux-ci nous engagent sur plusieurs décennies; mais l’incertitude empêche d’an-ticiper parfaitement. Comment, dès lors, déterminer la meilleure stratégie? Nous tentons de répondre à cette question en nous intéressant plus spécifiquement au cas du déploiement des renouvelables en France.
Une application au secteur électrique français
De l’importance du secteur électrique dans la transition
Dans ma thèse, j’ai choisi d’étudier la question des inerties et des incertitudes à travers le cas du secteur électrique français. Le secteur électrique est au cœur de la transition énergétique. Il s’agit en effet d’un secteur contribuant largement aux émissions mondiales, tout en présentant des possibilités techniques de substitu-tions : les centrales à gaz, à charbon et à fuel peuvent être remplacées par des éomécanismes de soutien volontaristes par certains Etats : tarifs d’achat garantis, obli-gation de quotas, exemption de taxes, appels d’offres, aides à l’investissements, etc.(European Commission, 2013). Et elle est facilitée par une décroissance ra-pide des coûts des renouvelables. On a ainsi vu s’amorcer une boucle vertueuse, où le soutien politique accélère la diminution les coûts, ce qui facilite le soutien politique en retour.
Contexte politique français
En France, le mix électrique est déjà largement décarboné du fait de la grande part du nucléaire, qui représentait 72 % de la production d’électricité en 2016. Avec l’hydraulique à 12 %, ceci ne laisse qu’une part marginale aux nouvelles énergies renouvelables. L’éolien et le solaire ne comptaient ainsi que pour 5,5 % de l’électri-cité produite en 2016 (RTE, 2016). Mais la question du déploiement des renouve-lables est sur la table. Avec la Loi sur la Transition Energétique pour la Croissance Verte (LTECV), la France s’est engagée à porter à 40 % de la production d’électri-cité la part des renouvelables d’ici à 2030, et à réduire la part du nucléaire à 50 % d’ici 2025. Certains doutes existent quant au fait que la France atteigne effective-ment ces objectifs, notamment du fait des difficiles compatibilités entre les diffé-rents objectifs mentionnés dans la loi – l’IDDRI parle de « quadrature du cercle » (Rüdinger et al., 2017). Le débat reste donc ouvert.
La situation du parc électrique français présente donc toutes les caractéristiques qui rendent le choix d’une stratégie difficile : la nécessité de faire des choix inter-temporels, en présence d’incertitudes et d’inerties. Inerties et incertitudes sont même particulièrement prégnantes ici avec la technologie nucléaire, au cœur du débat français sur la transition.
Ce débat a été particulièrement visible lors de la campagne présidentielle de 2017. Une étude diffusée le 13 mars par l’Institut Montaigne présente le nucléaire comme la seule option « rationnelle », et évalue à 217 milliards d’ici 2035 le coût d’une sortie de l’atome.¹² Quatre jours plus tard, une réponse publiée sur le site Décrypter l’énergie » estime au contraire que la sortie du nucléaire représen-terait un bénéfice de 24 milliards.¹³ Le grand écart dans cette bataille de chiffres est surtout révélateur des incertitudes considérables qui entourent la filière. C’est seulement en prenant pleinement acte des nombreuses inconnues qu’il sera pos-sible de faire progresser le dialogue et d’établir une feuille de route pour l’industrie nucléaire française.
Rappelons que l’année a été riche en rebondissements pour la filière nucléaire. Après le démantèlement d’Areva, fortement endettée, un audit interne à l’entre-prise a mis à jour deux anomalies génériques. La première concerne des irrégulari-tés qui « s’apparentent à des falsifications »¹⁴ constatées dans plus de 400 dossiers de fabrication de composants. La seconde a trait à des inquiétudes sur la résistance des cuves – élément central et impossible à remplacer – des réacteurs en fonction-nement. Plusieurs centrales nucléaires ont été arrêtées pour inspection cet hiver, allant jusqu’à faire craindre un possible black-out du système électrique français. Ces anomalies ont touché jusqu’à la cuve de l’EPR de Flamanville, faisant craindre de nouveaux reports pour un chantier qui devait initialement s’achever en 2012, mais ne cesse d’accumuler les retards et les surcoûts.
Tous ces éléments ne peuvent que raviver la controverse sur les risques et les coûts réels de cette énergie. Or, les centrales nucléaires françaises atteignent aujourd’hui 40 ans, leur durée de vie initialement prévue. La question du futur de l’atome est donc à nouveau sur la table, après quarante ans d’une histoire héritée du premier choc pétrolier. EDF estime pouvoir rénover les réacteurs actuels afin de les prolonger jusqu’à 60 ans, grâce à une opération dite de « Grand Carénage » estimée à 100 milliards d’euros. Faut-il rénover ces centrales? Ou plutôt, combien de centrales faut-il rénover, et lesquelles?
Méthodologie : Décision robuste et modèle d’optimisation du parc électrique
Déterminer des stratégies robustes
Face à ces incertitudes, l’approche traditionnelle des économistes modélisateurs consiste à choisir a priori un jeu de paramètres pour trouver un optimum, puis à procéder à des tests de sensibilité en faisant varier les paramètres de départ sur les plages plausibles de valeurs. Si le résultat s’avère insensible, autrement dit si l’opti-mum reste invariant pour toutes les valeurs plausibles de paramètres, on peut alors conclure que l’on a trouvé un unique optimum. Mais que faire si les résultats va-rient avec différentes valeurs plausibles de paramètres?
Une solution de continuité consisterait à donner la solution optimale corres-pondant à chaque jeu de paramètre. On aboutirait à plusieurs solutions possibles, selon l’état du futur anticipé. Mais cette approche peut se révéler paralysante pour le décideur, puisqu’elle aboutit à une multiplicité de résultats, sans permettre de choisir finalement une solution.
Face à ces incertitudes radicales, réduire de façon artificielle les incertitudes sur les paramètres, de façon à retrouver un unique optimum, n’est pas une option. Il faut une approche qui admette la possibilité d’aboutir à plusieurs options possibles, plusieurs stratégies plausibles pour certaines valeurs des paramètres. Cette plu-ralité de solutions peut permettre de faire le lien avec le débat public : souvent, en présence de fortes incertitudes, plusieurs solutions sont proposées sans qu’il soit possible de déterminer la meilleure avec une absolue certitude.
L’enjeu est alors celui d’une aide à la décision. Il s’agit de simplifier la tâche du décideur face à la multiplicité des paramètres d’entrée du problème. Quels sont les paramètres ou combinaisons de paramètres qui s’avèrent décisifs? Nous chercherons à réduire un problème comportant initialement n paramètres, pour aboutir proposer deux ou trois ensembles de paramètres. Le décideur n’aura alors plus qu’à choisir entre ces ensembles. Mais au final, ce choix nécessite que le décideur fasse un pari sur l’avenir, d’où le choix du titre de l’article tiré de cette partie de ma thèse : le pari nucléaire français (the French nuclear bet).
Il peut être également intéressant de délaisser la notion paralysante d’optimum, au profit du concept de trajectoire robuste, défini par Lempert et al. (2006) comme une stratégie qui offre une performance satisfaisante dans un grand nombre de futurs plausibles » – un futur, ou futur état du monde, correspondant à un jeu de paramètres pour notre modèle. Cette définition générale doit cependant être adap-tée à notre objet d’étude particulier : quel indicateur choisir pour la performance, et qu’est-ce qu’un niveau satisfaisant? Pour notre analyse du parc électrique français, nous cherchons assez classiquement à minimiser l’ensemble des coûts, en incluant les coûts en investissement dans la construction du moyen de production, le coût variable de son opération et de sa maintenance, mais aussi les coûts liés au prix du CO₂. Ce coût total sera donc l’indicateur de performance d’une stratégie. Une stratégie sera jugée satisfaisante si son coût est assez proche de l’optimum pour le même jeu de paramètres. En utilisant la terminologie de Savage (1950), on peut introduire le concept de regret, défini comme l’écart de performance¹⁵entre la stra-tégie choisie et celle qui aurait été optimale. Au final, une stratégie robuste est donc celle qui offre un faible regret pour un grand nombre de futurs plausibles.
