METHODES POUR UNE ENQUETE A DOMICILE

METHODES POUR UNE ENQUETE A DOMICILE

L’ethnographie demande un engagement personnel sur un terrain de recherche, ici, auprès d’adultes et d’enfants de familles résidant ensemble dans un logement. Dans ce chapitre, j’expliciterai les méthodes que j’ai suivies pour construire une connaissance des relations parents-enfants alors que le domicile relève de l’espace privé, des « coulisses », auquel le chercheur, homme adulte, n’accède pas sans difficulté. Afin de dépasser ces obstacles, je me suis inspiré de nombreux ethnographes qui ont discuté de cette méthode et l’ont adaptée aux terrains du proche. La réflexivité via la littérature existante m’a permis aussi de mieux comprendre les apports de la démarche que j’ai entreprise mais aussi ses limites. Les entretiens-observations forment le socle de mon enquête : avec la visite du logement par les enfants, j’accédais aux pièces qu’ils utilisent habituellement sans paraître trop intrusif. En restant plusieurs heures avec les parents à discuter, j’observais tout en questionnant. La photographie a servi de fil conducteur dans plusieurs familles en m’engageant dans l’action de la visite. Elle a permis a posteriori, à la lumière des anthropologues Bateson et Mead (1962 1942), de faire apparaître par juxtaposition des éléments récurrents dans les espaces des familles rencontrées. En partageant des moments de vie avec ces adultes et enfants, j’ai cherché à rendre compte de détails, de gestes, d’actions corporelles, de pratiques esthétiques qui révèlent les apprentissages des adultes, la fabrication des frontières générationnelles mais aussi la porosité des catégories. L’ethnographie à domicile reste une démarche « à tatons » mais apporte sensibilité et délicatesse à l’enquête qualitative.

L’ethnographie à domicile 

Description et observation 

Dans la démarche ethnographique, le travail de terrain est « le lieu central de la production des données […] c’est dans le rapport au terrain que se joue une part décisive de la connaissance et de l’intelligibilité anthropologique » (De Sardan, 2008 : 20). Il s’agit de comprendre un milieu, tel que les acteurs en font l’expérience. L’ethnographe ne recherche pas seulement les discours et les mythes « fondateurs » mais s’intéresse à la vie quotidienne des gens des différentes catégories sociales d’une société donnée. Avec l’Ecole de Chicago et l’anthropologie urbaine européenne, la vie sociale digne d’observation concerne également les pratiques des couches « inférieures » de la société. Jean-Michel Chapoulie, dans l’introduction de l’ouvrage rassemblant des travaux de Everett C. Hughes (1997), souligne que les sociologues de Chicago cherchaient à analyser des pratiques aussi banales que le travail d’un laitier ou d’une prostituée, sujets considérés comme inintéressants par la sociologie classique de l’époque. Avec la sociologie de Chicago, avec l’anthropologie urbaine française développée par Gérard Althabe (1986, 1990), Florence Weber (2009) ou Colette Pétonnet (1985), le chercheur travaille dans sa propre « culture», et enquête sur des pratiques des groupes dominés. C’est dans cette tradition que s’inscrivent de nombreux travaux en sociologie de l’enfance (Sirota 1998, Delalande 2001, Diasio 2004, Thorne 1993). Sirota insiste sur le fait que l’ethnographie, par l’attention qu’elle porte aux pratiques, permet de prendre au sérieux les « petits objets » que sont les pratiques enfantines (Sirora 2006c). De la même manière, le domicile privé, avec ses pratiques quotidiennes, est devenu un terrain d’exploration sociologique (Kaufmann, 1992, 1997a, 1997b, Ségalen et Le Wita 1993, Chevalier 1993, 2000, Deniot 1995, Cieraad 2006). Mais l’ethnographie à domicile soulève de nombreux problèmes. Le domicile privé est difficile d’accès : c’est ainsi que s’est constituée la vie privée dans notre société, dernier bastion d’une « liberté » pour des familles dont certaines craignent un risque d’inversion : le privé, par le chercheur, peut devenir public. Lorsque je posais la question d’un entretien à domicile, certaines familles refusaient, sans trop d’explication ; d’autres indiquaient que c’était « trop intime » ; d’autres encore craignaient la réaction du mari ou du voisinage, qui ne manquerait pas de raconter qu’un homme était venu au domicile conjugal. Le terrain ethnographique est toujours une rencontre incertaine. C’est particulièrement vrai dans la recherche à domicile, où le chercheur est « en quête d’hospitalité avant d’être en quête d’information » (Tillard et Robin 2010 : 20). Dans le vocabulaire de Goffman (1973a), l’espace privé est l’espace des « coulisses » de la vie sociale. S’il comporte des espaces de réception, c’est pour mettre en scène la vie familiale, qui est, dans notre société l’objet d’une attention normative considérable (Donzelot 1980, Lenoir 2003, 2007). J’ai pu entendre dire, quasiment lors de chaque visite, que « la maison n’est pas bien rangée, qu’il ne faut pas faire attention ». J’ai pu observer la tension entre la nécessité d’entretenir des relations qui préservent la mise en scène familiale et, en même temps, la nécessité d’aller au-delà de la mise en scène, d’aller plus loin que le séjour, espace d’accueil, et d’ouvrir les placards. Il y a en effet une contradiction, présente dans toute enquête de terrain, entre le « respect de la vie privée » et l’exploration. 81 Sur de nombreux terrains, il est possible de varier les informateurs, de trouver celui qui donnera accès à telle ou telle pratique. Le chercheur peut changer de stratégie et observer plus longuement un événement qui se répète. Au domicile, cette variété de techniques se voit restreinte, car c’est la circulation même de l’enquêteur qui fait question. Lorsque l’ethnographe cherche à passer du salon à la salle de bain ou à la chambre des adultes, il s’engage dans une action qui demande du tact, puisque tout objet est relié au « territoire du moi » (Goffman 1973b). De l’espace personnel, « portion d’espace qui entoure un individu et où toute pénétration est ressentie par lui comme un empiétement » (Goffman 1973b : 44), au logement qui comporte « tout un ensemble d’objets identifiables au moi » (ibid. : 52), toute action du chercheur à domicile est une violation potentielle. Goffman décrit ces gestes : incursion, empiétement, « coup d’œil qui s’insinue », corps « qui peut toucher et souiller l’enveloppe ou les possessions d’autrui » (ibid : 58). Lorsqu’à ces incursions s’ajoutent des questions concernant la vie privée, l’enquête devient particulièrement délicate. 

Les entretiens-observations

 Le motif de ma venue devait paraître aussi peu intrusif que possible.. Comme il était très délicat de dire aux personnes que je venais dans l’unique but d’observer leur vie domestique pendant quelques heures, ou de participer à leur activité, l’entretien semblait le motif le plus acceptable pour ma visite à domicile. Une fois installé dans l’entretien, les adultes pouvaient alors me montrer, dans une visite guidée, les parties de la maison. J’ai pu ainsi plus facilement visiter le logement des familles enquêtées, sans paraître trop intrusif. L’entretien était également, pour reprendre l’expression de Stéphane Beaud, une « scène d’observation » : L’expérience de l’enquête prouve qu’un entretien approfondi ne prend sens véritablement que dans un «contexte», en fonction du lieu et du moment de l’entretien. La situation d’entretien est, à elle seule, une scène d’observation, plus exactement seule l’observation de la scène sociale (lieux et personnes) que constitue l’entretien donne des éléments d’interprétation de l’entretien (Beaud 1996 : 236). Le contexte, la possibilité de montrer ce dont on parle, le déroulement de l’entretien avec ses échanges donne sens aux énoncés des enquêtés. Il ne s’agit pas uniquement de recueuillir des informations à partir des seuls discours, il faut articuler ces éléments avec les éléments observables du contexte de l’entretien. L’analyse des énoncés est rendue possible par les conditions mêmes du déroulement de l’entretien. J’ai ainsi assigné au premier contact un format minimum d’enquête : réaliser deux entretiens avec le même adulte, et une visite-observation avec l’enfant. Le deuxième entretien avec les 82 adultes devait permettre d’approfondir les questions abordées lors du premier. Toutefois, ce format n’a pas toujours été suivi ; d’une part, en raison des événements familiaux survenus dans certaines familles (déménagement, divorce ou séparation), de la distance géographique dans d’autres, de l’indisponibilité des adultes et des enfants ; enfin, de mes difficultés à ménager du temps pour mener les entretiens répétés à distance de plusieurs mois. J’ai pu réaliser l’enquête sous cette forme dans 13 familles. Dans huit d’entre elles, j’ai mené les entretiens et les observations sur la journée, et, dans 5 familles, j’ai réalisé des observations répétées et parfois plus de deux entretiens avec l’adulte. J’ai réalisé une visite-observation avec l’enfant de l’âge concerné par l’enquête dans toutes les familles rencontrées excepté quatre. Le matériau recueilli a donc été important, mais aussi hétérogène, plus approfondi dans certaines familles que dans d’autres, ce qui n’a pas toujours facilité l’analyse. Le fait de choisir « un adulte » avec qui je menais l’enquête visait à écarter la tentation de comparer les deux points de vue des membres du couple, ce qui aurait représenté une dimension d’analyse supplémentaire. Je me suis en outre inspiré de Colette Pétonnet, qui définit l’observation flottante en anthropologie urbaine : Elle consiste à rester en toute circonstance vacant et disponible, à ne pas mobiliser l’attention sur un objet précis mais à la laisser « flotter » afin que les informations la pénètrent sans filtre, sans a priori, jusqu’à ce que des points de repères, des convergences, apparaissent, que l’on parvienne alors à découvrir des règles sous-jacentes » (Pétonnet 1982 : 39). La méthode doit donc être souple et s’adapte à la dynamique de l’espace étudié, et non le contraire. La quête d’exhaustivité (la tentation par exemple de mettre une caméra dans chaque pièce de la maison) a été écartée, pour suivre de plus près ce que les acteurs pouvaient dire et faire au moment de l’enquête. Depuis que l’ethnographie s’est développée dans les terrains urbains, la souplesse de l’ethnographie a été reconnue (Chalvon-Demersay : 1998). Ma méthode est ainsi le résultat des contraintes liées au domicile, de la nécessité de faire droit au point de vue des acteurs, de l’importance qu’il y a à appréhender des processus. La recherche ethnographique apparaît comme une quête d’équilibre entre l’emploi d’outils rigoureux d’enquête et d’analyse et la nécessité de se laisser guider par « ce qui arrive » à l’objet d’étude (de Sardan 2008). La boite à outils de l’étude qualitative se renouvelle ainsi constamment (Kaufman 1996). J’ai donc suivi ce que les enquêtés me proposaient, passant parfois toute la journée avec eux, jouant avec les enfants, déjeunant ou dînant, prenant le goûter, ou parfois faisant des séquences plus courtes de deux à trois heures, mais répétées deux fois. 83 Sur les 21 familles rencontrées, l’enquête a eu lieu, pour 9 d’entre elles, avec une mère, pour 7, avec un père, et pour 5 avec les deux parents. Cette répartition n’est pas le produit d’un choix très précis, mais a dépendu de la personne que je contactais en premier, d’une part, et de l’autre d’une attention à équilibrer hommes et femmes. Il est arrivé, dans cinq familles, que les deux parents soient présents à l’entretien. Je n’avais pas d’attente très précise préférant m’adapter aux circonstances, aux situations. Le choix des parents entraînait une grande diversité de configurations d’entretiens et donc d’observations. Le format comprenait une « visite guidée avec les enfants » qui avait deux objectifs. Le premier était de pouvoir recueillir certains aspects de leur mode d’appropriation des espaces du logement. Le second, de pouvoir observer des interactions entre parents et enfants. Il me paraissait moins intrusif de proposer d’interviewer les enfants sous forme d’une visite guidée, c’est-à-dire de visiter le logement sous forme de jeu, plutôt que demander aux adultes un entretien formalisé avec leurs enfants. La difficulté pour moi d’approcher les enfants, en tant qu’homme adulte, dans leur univers domestique peut être analysée, comme on l’a montré au chapitre 2, comme un effet de la constitution progressive, autour d’eux, d’un foyer protecteur. Les méthodes imaginées par les chercheurs en sciences sociales doivent tenir compte de la construction de la subjectivité enfantine contemporaine occidentale, marquée par des rapports où l’enfant est constitué comme potentiellement en danger dans le monde adulte. Dans ce contexte, le fait que toute rencontre ethnographique s’inscrit dans des relations de pouvoir prend avec les enfants une acuité particulière ; questionner est une activité qui peut être en effet comprise comme une extorsion de données. De nombreuses méthodes visent à atténuer le rapport général entre adulte et enfant afin que les enfants ne parlent pas uniquement en tant que personne vulnérable (qui doit donc se méfier de tout inconnu), ou en tant que sujet normalisé (il faudrait répondre ce que qu’on imagine que l’enquêteur attend).

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