PARTIDO ALTO ET LE MOUVEMENT NOIR

PARTIDO ALTO ET LE MOUVEMENT NOIR

Un texte trouvé dans la Collection Leon Hirszman de l’archive Edgar Leuenroth présente un projet de film sur le Partido Alto375 : « Cette forme de manifestation de la culture populaire urbaine, carioca, antérieure à la samba, a été très peu étudiée et l’on a très peu écrit sur elle. Le film que nous proposons essayera principalement d’enregistrer les valeurs populaires qui, manifestées par la parole, par le jeu et par la danse dans le Partido Alto, constituent une source inépuisable de notre mémoire nationale. (…) Le film prétend, à travers l’utilisation des techniques du son direct, donner voix aux grands partideiros encore vivants pour qu’ils chantent, jouent et dansent, révélant au public la genèse du Partido Alto jusqu’à son actualité. La collaboration des grands partideiros tels que Padeirinho et Xangô de Mangueira, Candeia et Joãozinho da Pecadora da Portela et Geraldo Babão de l’Acadêmicos de Salgueiro sera essentielle. Tout comme les témoignages de Donga et João da Bahiana seront fondamentaux pour apporter quelques éclaircissements sur la genèse du Partido Alto. » 376 Le texte, qui promet également une enquête sur la vie actuelle des sambistes dans leurs zones périphériques et les évolutions dans la tradition du Partido Alto, prévoit aussi les collaborations du critique musical et historien de la samba Sérgio Cabral et du jeune sambiste Paulinho da Viola377 pour les pré-tournages et la production. Le documentaire en couleurs et en 16 mm de 22 minutes n’a été finalisé qu’en 1982, mais il a été tourné en 1976, comme l’indique le générique de fin. Cependant, l’ébauche du projet cité ci-dessus est certainement antérieure à 1974, car il y est prévu la collaboration des sambistes João da Bahiana, mort en janvier 1974, et Donga, mort en août de la même année. En décembre 1979, devant la possibilité de signer un contrat de complément budgétaire avec la compagnie EMBRAFILME pour la finalisation du film, Hirszman écrit : « Je souhaite pourtant transformer le matériel filmé en un court métrage sur Candeia378, un grand partideiro que la musique populaire brésilienne a perdu. Je tiens à souligner que cela ne détourne en rien le projet initial du film, car dans les rushes avec Candeia, il expose musicalement les thèmes liés aux partideiros et illustre magnifiquement le Partido Alto. » 379 En fin de compte, Partido Alto a été réalisé en deux parties. La première autour de Candeia, avec la participation des sambistes de Gran Quilombo (Association Recreative d’Art Noir Escola de Samba Quilombo) 380. La deuxième, tournée chez le sambiste Manacéa lors d’une journée festive avec des anciens membres de la communauté de Portela (Grêmio Recreativo Escola de Samba Portela, groupe défilant au carnaval). Le sambiste Paulinho da Viola, comme il était prévu dans l’ébauche du projet citée ci-dessus, joue un rôle important dans la réalisation du film. Il est cité à côté du réalisateur dans le générique d’ouverture comme « collaborateur ». On le voit à la fête chez Manacéa où il interroge ses amis sambistes et joue avec eux. Il énonce commentaire finale en voix off. Paulinho da Viola avait produit en 1970 un disque de la Velha-Guarda da Portela (la vieille garde de l’École) : Portela, passado de glória (Portela, passé de gloire). À cette époque, il intégrait le groupe des compositeurs de la Portela. Candeia, lui, est né au sein de la communauté de Portela, dans le quartier Oswaldo Cruz, et a été intégré à l’École depuis sa jeunesse. Mais dans les années 1970 il est de plus en plus mécontent, à côté d’autres sambistes – Paulinho da Viola inclus –, face à l’agrandissement de la Portela (comme des autres Écoles de samba à Rio) et à sa transformation en spectacle commercial, avec d’autres conséquences dans les écoles, comme la perte de l’esprit communautaire original et la perte de leur contrôle par les sambistes eux-mêmes. L’École de samba Gran Quilombo a été créée, dans ce contexte, à partir d’une proposition de Candeia, en décembre 1975381. Le manifeste de fondation de Gran Quilombo précise :« J’arrive. Je porte la foi. Je respecte les mythes et les traditions. J’amène un chant noir. Je cherche la liberté. Je n’accepte pas de modèles. Les forces contraires sont nombreuses. Ce n’est pas grave. J’ai les pieds sur terre. J’ai la certitude de la victoire. Mes portes sont ouvertes. Entrez avec respect. Ici tous peuvent collaborer. Personne ne peut régner. (…) Je ne suis pas radical. Je ne prétends que sauvegarder ce qui reste d’une culture. (…) Je veux sortir par les rues des banlieues avec mes bahianaises en dentelle en dansant la samba sans cesse. Intimement lié à mes origines. Artistes plasticiens, costumiers, chorégraphes, départements culturels, professionnels : s’il vous plaît, ne me dérangez pas. Je synthétise un monde magique. J’arrive. »  Dans un entretien datant de fin 1976, Candeia expose les objectifs de l’école. Il avait l’intention d’y réintroduire les traditions et l’espace de liberté des sambistes sans l’interférence d’agents externes liés aux intérêts du marché. Il voulait protéger la tradition carnavalesque des Écoles de samba de Rio, originaire des communautés (surtout noires) de la zone nord. Mais il voulait également créer un centre de recherche sur la culture noire, et souligner son importance dans la formation de la culture brésilienne383 . À cette époque, Candeia écrit également un livre, Écoles de samba, l’arbre qui a perdu ses racines, publié en 1978. Il pensait d’abord écrire ce livre avec Paulinho da Viola, mais celui-ci était trop occupé384. Il se tourne alors vers Isnard Araújo, un médecin qui a travaillé avec lui au département culturel de la Portela, dans un projet de recherche sur l’histoire de l’école, dit du « musée historique de Portela », et qui participe à ses côtés à la création de la Quilombo. Le livre s’ouvre sur ces mots : « La samba est le langage musical le plus expressif du peuple carioca. Aujourd’hui, elle enrichit les patrons du marché musical, pendant que les Écoles de samba sont utilisées pour leur potentiel touristique, exploitées par ce qu’elles offrent de superflu et méprisées pour ce qui est fondamental. (…) Il y a ceux qui ne savent pas que la victoire de la samba – si l’on peut ainsi nommer l’état actuel de la discipline– appartient à une partie de la population qui a subi des violences, des persécutions et des préjugés exclusivement à cause du “crime” de chanter, jouer et danser cette même samba. » 385 Dans ce livre, les auteurs soutiennent la nécessité pour chaque École de samba de maintenir des programmes d’enseignement de son histoire, par des moyens divers, impliquant les discussions et rodas de samba avec les vieilles gardes, et la création des musées dans chaque École. La Quilombo a promu au sein de ses espaces d’activités des fêtes, des rodas de samba, des projections de films et également des conférences et débats sur la situation des noirs dans la société brésilienne. Elle a réussi à attirer des milliers de travailleurs dans la région où elle s’est installée, en banlieue populaire de Rio. La Quilombo386, comme son nom le suggère, était un espace de résistance, où les combats culturels et politiques se menaient de front. En 1978, Leon Hirszman se confie au journal carioca Última Hora, et l’on ne peut s’empêcher de penser à Candeia et la Gran Quilombo. À propos de la censure et des grands véhicules de la communication, spécialement la radio et la télévision, « qui stimulent le consumérisme » et « occultent la réalité du pays », il souligne l’importance de la résistance. Il fait référence à la résistance présente « dans les traditions afro-brésiliennes », dans « la danse et la musique du peuple brésilien, qui forme des leaders et organise des groupes qui vont pouvoir se manifester dans le futur en termes de revendications sociales et politiques »

La mémoire audiovisuelle du son : qu’est-ce que le Partido Alto ?

L’idée de préservation de la mémoire est présente dès l’ouverture du film, dans la constitution d’un petit album photo cinématographique, avec une succession de photos de groupes ou personnalités de la samba. Les images les plus anciennes alternent avec d’autres plus récentes par fondus enchaînés selon un montage qui renforce l’idée de tradition (les unes « sortent » des autres) et le désir d’une vision historique du genre (« de la genèse à l’actualité du Partido Alto », conformément au projet initial). On distingue facilement photos anciennes et photos récentes par les habits comme par la pose des personnes représentées, mais le traitement que le film leur donne est identique, même par rapport à leur coloration : ces photos ont toutes des teintes sépias qui rappellent celles des vieilles photos des albums de famille ou d’archives. Ainsi, si l’introduction du film se présente comme une petite collection de photos, une mémoire de la samba, elle anticipe également une question qui apparaîtra par la suite : le risque de disparition de ce genre d’expression de la culture brésilienne, réduite peut-être trop tôt à de vieilles photos souvenir. Le film pourtant documente le Partido Alto encore plein de vie, dans la fête de la vieille garde, comme la mémoire de Candeia et ses amis de la Quilombo vont le démontrer. Cette brève ouverture, qui se déroule dans un silence absolu, mais rythmée par l’alternance des photos et, sur elles, par l’insertion des mots du générique, anticipe par ailleurs l’allure dansante du film La première partie du film tourne autour de Candeia, à qui il est dédié. C’est son visage en gros plan et sa voix qui se font voir et entendre ensuite à la fin du générique, accompagnés de la dédicace : « Ao mestre Candeia » (Au maître Candeia). Elle débute avec un numéro musical et se termine avec la fin d’un autre, en synchronie son-image. Cette partie a une durée totale de 11’5’’, découpée en quatre plans que nous allons décrire Le plan 1 démarre sur le visage du personnage honoré, que la caméra cadre de près, et l’accompagne alors qu’il chante pendant 2’45’’. La durée du plan tourné en son direct fixant Candeia du début à la fin sans détour (il n’y a qu’un léger zoom arrière puis à nouveau avant) met en évidence la force de son visage, ses expressions, ses gestes, la voix de cette personnalité vigoureuse qui prennent toute leur place. Sur la base instrumentale de la samba qui l’accompagne dès l’ouverture du plan, Candeia annonce et commande lui-même son numéro : « Partido ! Pleine gorge ! Allons-y ! Partido Alto… J’ai déjà dit que c’est l’expression la plus authentique de la samba. Voilà. C’est pour cela que je chante… » C’est ainsi qu’il introduit la samba qu’il enchaîne, son Testamento de partideiro (testament de partideiro390). Mais le maître Candeia, filmé en direct par Hirszman en 1976, est déjà mort quand le film est achevé en 1982 – il meurt en 1978. Dans le film de Hirszman, son Testament de partideiro en image et son reste éternel pour les générations suivantes : « Pour mon amour je laisse mon sentiment / Et pour mes enfants je laisse un bon exemple Je laisse en héritage ma ténacité / Qui sème l’amour n’est jamais oublié À mes amis, je laisse mon pandeiro391 / J’ai honoré mes parents et j’ai aimé mes frères / Mais aux pharisiens je ne laisse pas d’argent / Aux faux amis, je laisse mon pardon Parce que le sambiste n’a pas besoin d’être d’une académie Naturel avec sa poésie / le peuple le rend immortel (Refrain) Mais s’il y a tristesse qu’elle soit jolie / Car de tristesse moche le poète s’en passe Et le tambour marquant le chant de la cuíca392 / La guitare propose mais n’a pas de réponse Qui prie pour moi qu’il le fasse en sambant393 / Car une bonne samba est comme une prière / Un bon partideiro ne pleure qu’en pratiquant / En buvant avec plaisir un cocktail de citron / Et si j’ai vécu cette vie en chantant / Je laisse mon chant pour la population » (Testamento de partideiro, Candeia, s/d).

Le sonore du visuel

L’ensemble instrumental est présent dans la bande sonore du début à la fin de cette première partie du film. L’orchestre joue, sans relâche, même quand Candeia parle et décrit le Partido Alto. Mais ce n’est que dans cette séquence que la caméra le montre intégralement, et ainsi demande l’attention du spectateur pour la composition instrumentale – comme, à la fin d’un show musical, les différents instrumentistes sont présentés, l’un après l’autre, au public. D’ailleurs, dans les plans-séquences précédents (du 1 au 3), c’est-à-dire depuis le début de la Partie 1 du film, aucun des morceaux joués ne s’achève, tous traversent les plans (de la bandeimage) et disparaissent en fondus sonores dans la bande-son. Ainsi les coupes de la bande-son ne coïncident pas avec les coupes de la bande-image – sauf à la fin de la Partie 1. Ce décalage entre la bande-son et la bande-image par non-coïncidence, la musique prolongeant ou anticipant les plans-séquence, aide à construire l’unité de la partie. Et cet effet est encore plus évident quand, à la fin de la partie, les deux bandes, son et image, finissent précisément ensemble, avec la conclusion du morceau musical. Bref, le réalisateur donne à la musique – et à son emplacement et sa fonction dans le montage de la bande-son – un rôle fondamental dans la construction de l’unité de la première partie du film. Plus encore, les décalages créés entre la bande-son et la bande-image miment des aspects rythmiques typiques de la samba, tels que la syncope ou le tempo rubato398. En fait, depuis le début de la présentation rythmée des photos et du générique jusqu’aux corps des danseurs qui passent devant la caméra pendant qu’elle cadre Candeia, de l’improvisation de celle-ci pour suivre ceux-là aux syncopes de la bande-son/bande-image, le réalisateur transpose dans la forme du film ce qu’il apprend de la manifestation qu’il filme. Enfin, cette dernière séquence de la Partie 1 du film souligne plus encore le caractère collectif de la samba de Partido Alto, qui est une performance de groupe et se réalise au fur et à mesure que chacun apporte sa contribution pour soutenir le jeu. Ici, il faut également remarquer comme partie de l’ensemble la présence de l’équipe de tournage, qui apparaît à l’image, avec ses longs et grands micros et plusieurs fils électriques par terre ou sur la table, tout au long du film. Celleci participe également à l’ambiance, entre dans le jeu, apportant comme les autres sa contribution dans la composition. 

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