Pensée et pratique du montage dans les films de Naomi Kawase

Filmer pour être au monde

A plusieurs reprises, lors de rencontres, Naomi Kawase a située l’origine de son geste documentaire dans sa première expérience de filmage. Elle est alors étudiante à l’École des Arts Visuels d’Osaka : « un des premiers exercices pratiques était de sortir dans les rues d’Osaka avec une caméra 8 mm et de filmer ce qu’on voulait. J’ai décidé de filmer les choses que j’aimais ». Cette expérience va être une révélation : C’est en déambulant dans les rues, en filmant des gens que je ne connaissais pas, que mon existence prenait une réalité. Tout à coup le monde m’est apparu comme quelque chose d’extrêmement attrayant. J’ai vu le charme que pouvait avoir ces objets qui sont irremplaçables pour moi et aussi prendre conscience de mon existence sur terre.
Ce moment de filmage a été pour Kawase un moment de dévoilement de la réalité. Autrement dit, la fabrication d’images cinématographiques lui a permis de mieux voir ce qui l’entourait tout en lui apportant la possibilité de répondre au doute qui constitue son rapport au réel : «Quand j’ai commencé à filmer, je n’étais pas certaine de mon existence». Depuis cette expérience, filmer est devenu pour Naomi Kawase une façon d’habiter le monde.

Noyau familial éclaté et construction du lien

Les premiers films documentaires de Naomi Kawase, par leur esthétique amateur et leur rapport au quotidien, s’apparentent à des films de famille que Corinne Maury définit comme : «la captation d’une réalité domestique sans partis pris, sans texture cinématographique. Paroles privées, aveux jetés face à la caméra, intimité exhibée : le film de famille dérange ; il est toujours clos sur lui-même».
Comme le note Maury, les films de Kawase se distinguent cependant du film de famille par leur construction. Ses films ne font pas qu’égrener diverses situations vécues dont le filmeur voudrait garder une trace mais ils témoignent d’une évolution de ses personnages, d’un récit – fragmentaire – et d’une continuité poétique. Ils sont à la fois traces d’un quotidien et mise en forme des sensations, des émotions et des réflexions de son auteur.
Si ces premiers films ne sont pas des films de famille, la famille en est un des sujets centraux. Comme nous l’avons vu, le geste documentaire primitif de Kawase consiste à filmer ce qui l’entoure et cela comprend ses proches, notamment sa «grand-mère». Or, l’histoire familiale de Naomi Kawase est marquée par l’abandon de ses parents, qu’elle ne connait pas. Ainsi, jeune, elle a été confiée à une tante, Uno Kawase, qui l’a élevée et qu’elle appelle « grand-mère ». Ce manque dans son récit familial est d’autant plus problématique qu’au Japon le culte des ancêtres est un élément structurant de la société. L’appartenance à la communauté passe par le respect du culte des ancêtres et chaque famille possède un autel qui leur est dédié. D’autre part, dans la croyance shintō, les ancêtres et les esprits participent de la vie de la société en assurant son bonheur. Aussi, comment trouver sa place au sein de la société japonaise lorsque ce lien avec les ancêtres est brisé ? Ce questionnement des liens familiaux – et, au-delà, des liens avec la communauté – irrigue autant les documentaires que les fictions de Naomi Kawase et c’est dans leurs montages que nous en étudierons la représentation et la construction.

De l’impermanence des choses

Depuis ses premiers films le travail de Naomi Kawase est hanté par l’idée de la perte et la représentation des cycles de la vie, comme des cycles de la nature. Si filmer est pour Kawase une façon d’interroger – tout en donnant une forme à – son lien au monde et à ses proches, c’est aussi pour elle un acte de résistance face au passage du temps et une manière de se créer sa propre mémoire. Alors que : Pléthore de personnages de films japonais contemporains subissent le flux hypnotique de l’image qui les inscrits dans un présent continu, l’image est pour Kawase la possibilité de se construire une histoire et de s’inscrire dans le temps.
Il faut là aussi revenir à l’origine de son geste documentaire pour comprendre ce rapport au temps à travers l’image :
Il y a un terme en japonais, ‘‘mujō’’ , qui désigne tout ce qui est éphémère, l’impermanence des choses. Je n’oublierai jamais ces premières images que j’ai filmées. Il y a un plan sur des tulipes, leurs tiges vertes et leurs fleurs rouges.
Quand j’ai vu ces images projetées, j’ai non seulement vu la tulipe mais je me suis vue aussi, au moment où j’ai pris cette image.
La relation entre fleurs et impermanence est essentielle dans la culture japonaise . On pense notamment à la fête du hanami, qui, à la fois, célèbre l’arrivée du printemps (les cycles de la nature) et rappelle l’impermanence de toute chose :
Tout est passager et non-substantiel. Ainsi peut-on définir l’impermanence comme: ‘‘Caractèretransitoire et périssable de tout phénomène composé. Tout ce qui est né de causes et de conditions est destiné à la destruction. L’impermanence affecte non seulement tous les êtres animés qui peuplent le samsara mais aussi tous les phénomènes qui composent l’univers, y
compris ceux qui paraissent faussement stables à l’échelle du temps humain. La négation de l’impermanence des phénomènes, le sentiment de durée et le désir de permanence sont quelques-unes des causes principales de souffrance dans le samsara’’. Tandis que la philosophie occidentale part du problème central de la substance et de la substantialité, on peut dire que dans la pensée bouddhique le seul dessein est de prouver que l’être est non-substantiel. Alors que l’Occident pense qu’il y a une existence en soi et pour soi et donc une permanence face à la multiplicité et au changement, dans la pensée bouddhique, le monde est en perpétuel mouvement, en permanente désagrégation et recombinaisons d’éléments.

La nature comme épiphanie

Dans ses films, qu’il s’agisse de documentaires ou de fictions, Naomi Kawase multiplie les plans de nature. Elle monte aussi bien des plans d’insectes avec des plans de montagnes que des plans de fleurs et de ciel. Les plans du soleil et de la lune sont également omniprésents. Ce mélange des échelles (du cosmos quasiment au microscopique) et des règnes (minéral, végétal, animal ) dénote un refus de hiérarchisation des éléments naturels. En montant les images et les sons de tous ces éléments naturels, elle construit un univers global auquel tout participe. Elle décentre les histoires qu’elle raconte pour les inclure dans un temps qui dépasse l’échelle humaine. Ce refus de l’anthropocentrisme est typique des représentations japonaises de paysages dans lesquelles l’homme est généralement un petit élément pris dans une nature dont l’échelle le renvoi à une place secondaire, notamment dans les œuvres du Yamato , considéré comme le style classique des arts picturaux japonais :
Ces œuvres témoignent toutes de l’intérêt grandissant du peintre pour la nature au détriment de l’homme. Ce dernier est à peine visible ou sa présence seulement suggérée par quelque édifice. Des nappes de brume et d’eau organisent la composition en plans superposés et éloignés, accentuant l’effet monumental des falaises et des rochers.
Dans le même temps, certains gros plans de Kawase sur des branches, des fleurs des insectes ou ses plans sur le soleil et la lune peuvent être rapprochés d’une autre tradition picturale qui se développe au XVe siècle, celle de l’école Kanō :
Les éléments jugés secondaires dans les peintures murales du Kanga, comme les fleurs ou les oiseaux, deviennent ici les thèmes centraux de la composition et s’organisent autour d’un pin ou tronc sinueux et d’une cascade rectiligne. Ces motifs de grande dimension […] sont disposés au premier plan, réduisant la profondeur de l’espace et créant un mouvement articulé qui évite au regard d’être attiré par les lointains.

Table des matières

Introduction
I – Filmer pour être au monde
1.1- Enregistrer en continu
1.1.1. Vivre « maintenant »
1.1.2. Des notes de chevet
1.2- Un cinéma tactile
1.2.1. Filmer pour s’approcher
1.2.2. Voir/toucher
1.2.3. Se sentir vivre
II – Noyau familial éclaté et construction du lien
2.1- Reconstruire des liens familiaux
2.1.1. Recherche d’un père absent
2.1.2. Donner naissance à un enfant
2.2- Filmer la communauté
2.2.1. Se regrouper pour faire vivre la communauté
2.2.2. Inventer des traditions
2.3- Disparition d’un proche
2.3.1. Des disparitions
2.3.2. Des présences qui hantent les films
III – De l’impermanence des choses
3.1- Laisser une trace
3.1.1. L’enregistrement comme manifestation d’une absence
3.1.2. Voir à travers le regard de l’absent
3.2- La mémoire des morts
3.2.1. Ritournelle et territoire
3.2.2. Des apparitions
3.3- La nature comme épiphanie
3.3.1. Les lieux du spirituel
3.3.2. Révélations d’intensités
3.3.3. Un nouveau souffle
Conclusion
Annexes
A – Table des figures
B – Entretiens
BAZ Tina, monteuse
CADOU Catherine, traductrice et interprète
DIEUTRE Vincent, réalisateur
Filmographie
Bibliographie
Netographie

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