Perspectives d’analyse et hypothèses théorique

Perspectives d’analyse et hypothèses théorique

Présupposés

La difficulté à accéder à une quelconque littérature – autre que celle constituée par certains témoignages d’anciens détenus – dédiée au mitard et à la place qu’il occupe dans l’architecture et l’organisation carcérales, ne peut être comprise comme un manque d’intérêt des sciences sociales pour un sujet ouvrant des perspectives de recherches que ne saurait circonscrire la seule microsociologie. Plus qu’un désintérêt de l’université pour une question qui ne concernerait qu’un nombre trop limité d’individus pour que son objet puisse être élevé au rang de fait social, sans doute faut-il reconnaître là l’effet de l’obstination avec laquelle l’administration pénitentiaire, à l’abri des portes des prisons, a longtemps protégé ses pratiques de la curiosité des chercheurs. Peu d’informations se publient sur les prisons, c’est l’une des régions cachées de notre système social, l’une des cases noires de notre vie. Nous avons le droit de savoir, nous voulons savoir : c’est pourquoi, avec des magistrats, des avocats, des journalistes, des médecins, des psychologues, nous avons formé un groupe d’informations sur les prisons 35 Chronologiquement, les premières investigations sociologiques portant sur les prisons les envisageaient comme des espaces clos, des sociétés autonomes36 . De fait, elles l’étaient, n’accordant un droit d’entrée dans leurs murs qu’à un nombre restreint de visiteurs, acceptés comme auxiliaires pour des tâches spécifiques ne relevant pas de la mission de surveillance de leur personnel. Historiquement, les ordres religieux – dès Saint Vincent de Paul et son ordre des Mercédaires – puis les visiteurs bénévoles, ont été les premiers (et longtemps seuls) témoins de la vie intra-muros. Leurs interventions, axés sur l’assistance spirituelle ou le soutien moral des détenus, avaient pour condition la stricte neutralité des intervenants dans les affaires internes des prisons : attentifs à la personne du détenu et au salut de son   âme, ceux-ci n’ont laissé que de rares témoignages se rapportant aux interactions carcérales, aux rapports de violence et d’autorité marquant les relations des personnels et de la population pénale, aux dispositifs administratifs et légaux modelant la condition humaine et la réalité sociale à l’intérieur des établissements pénitentiaires. La place importante que les questions posées par la « montée de la délinquance » dans nos sociétés modernes ont prise dans l’opinion publique – et concomitamment, celles liées à son traitement – ont amené le ministère de la Justice à multiplier, à partir des années 1980, les recours à des partenaires extérieurs apportant leur savoir-faire en matière d’enseignement, de culture, de soins, de pratique sportive – d’abord à titre expérimental, avant que ceux-ci soient pérennisés dans le cadre de conventions précisant leurs domaines précis d’intervention. Tous ces acteurs, professionnels ou bénévoles, ne sont pas seulement devenus des auxiliaires indispensables au bon fonctionnement des établissements pénitentiaires : ils sont, au quotidien, les témoins 37 d’une réalité carcérale désormais perçue comme une question sociétale majeure. Pas un magazine, pas un quotidien, pas une radio ou une télévision qui ne consacre régulièrement un article ou un dossier à la situation dans les prisons françaises : l’intérêt des media entretient celui d’une opinion publique aux avis aussi tranchés que contradictoires sur la chose pénitentiaire, contribuant à renforcer le caractère politique de celle-ci. Avant même la publication de Surveiller et punir en 1975, Michel Foucault avait éclairé cette dimension politique de la question carcérale en soutenant l’activité du « Groupe d’information sur les prisons » (G.I.P). Pour la première fois, la prison parlait d’elle-même et – à travers les témoignages des principaux intéressés : les détenus – contre elle-même.

 L’objet caché 

S’intéresser au fonctionnement de la mécanique disciplinaire, au recours au placement au quartier d’isolement comme ultime outil de cohésion d’une collectivité soudée par la seule contrainte, revient dans ces conditions à partir à la recherche d’un objet disparu. Non pas tant des pratiques que des discours. Non pas tant du corpus juridique que des représentations: est-ce délibérément, parce que la pratique disciplinaire serait devenue à ce point « politiquement incorrecte », qu’aucun compterendu, nulle allusion au recours au « mitard » comme moyen d’assurer un ordre relatif dans les établissements, n’est jamais livrée à l’appréciation publique ? « Les chiffres clés de la Justice » (publication semestrielle de l’A.P), pas plus que le mensuel Etape des personnels pénitentiaires ou le Rapport annuel de l’Administration Pénitentiaire n’évoquent le placement en isolement disciplinaire des détenus « récalcitrants ». Face à cette occultation d’une pratique pourtant couramment utilisée dans l’ensemble des prisons françaises, l’étude du dispositif légal et réglementaire, en même temps que des pratiques, contribuera à parfaire l’entreprise de dévoilement – à laquelle la sociologie critique nous invite – nécessaire à une meilleure connaissance des logiques carcérales. C’est donc sous l’angle de ses justifications idéologiques et de sa force de marquage symbolique, tout autant qu’à travers ses effets sociaux et aux réactions (de soumission ou de défense) qu’elle provoque parmi les détenus que nous nous intéresserons à la mécanique disciplinaire. Dans cette recherche, le recueil – comme plus tard l’analyse – d’éléments disparates, éclairant chacun un aspect de la question disciplinaire (ses justifications, son mode opératoire, les représentations qu’en ont les agents concernés…) m’ont conduit à recourir à plusieurs outils théoriques mis à ma disposition par la discipline sociologique. 0.1.3.Champs de recherche et références théoriques S’agissant de présenter une population spécifique, dite « population pénale », marquée par une expérience commune de la délinquance (que Durkheim, par-delà l’importance des faits commis, désignait sous le vocable de « crime ») et de l’épreuve pénale, il m’apparaît opportun de me référer d’abord à la sociologie de la déviance. De H. Becker à J.M Bessette, les auteurs envisagés ont conduit des travaux soulignant l’importance de notions complémentaires dans l’appréhension des faits de déviance : celle de « carrière » tout d’abord (qui sous-entend l’idée d’une progression par étapes avant d’être reconnu délinquant : progression dans laquelle chacun à son rythme propre qui en rend l’issue incertaine – en clair, pas plus que l’on naît délinquant, on n’est appelé à le rester en vertu d’une quelconque malédiction sociale) : dans ce parcours, les 36 contextes rencontrés ont leur importance et nous nous attacherons à étudier de quelle façon celui du mitard intervient dans le parcours des individus. La notion « d’étiquetage », largement utilisée par la sociologie de la déviance sera, elle, sollicitée dans l’analyse des effets sociaux de la discipline pénitentiaire, en cela que cette dernière sert à classer les détenus selon des catégories dont les dénominations administratives (« à risque », « dangereux », « devant faire l’objet d’une surveillance spécifique »…) favorisent des représentations plus ou moins stigmatisantes. L’attention portée aux étapes des « carrières » m’a par ailleurs conduit à m’intéresser aux apports de la sociolinguistique, tant il apparaît, dans les paroles des détenus rencontrés, que « l’apprentissage de la langue est en même temps l’apprentissage de la structure sociale », ainsi que proposé par la théorie sociologique de l’apprentissage de Basil Bernstein. 44 Ecartant l’explication par des différences naturelles d’aptitudes, Bernstein tente de trouver dans les formes de langage utilisées dans la famille et dans la communauté, le principe d’explication des différences dans le développement intellectuel et dans le mode de relation à l’autorité et aux normes 45 . Ce postulat trouve son écho dans la différenciation opérée par J.M Bessette entre « les hommes du geste » et « les hommes de la parole » 46 : se traduisant d’abord par une surreprésentation des premiers au sein de la population carcérale, celle-ci trouve une illustration encore plus flagrante dans le panel des détenus placés au quartier disciplinaire, issus dans une forte majorité des couches sociales justifiant d’une scolarité écourtée et d’un faible niveau de formation professionnelle. La prison, en tant que microsociété régie par des règles qui lui sont propres, est la matrice d’échanges dynamiques particuliers entre les individus (codétenus) ou groupes d’individus (surveillants/ détenus), pour l’étude desquels la sociologie interactionniste propose des outils théoriques à l’efficacité éprouvée: les notions d’adaptations « primaires » et « secondaires », formulées par Erving Goffman (à la suite de travaux menés à l’hôpital psychiatrique St Elizabeth de Washington), seront particulièrement utiles pour désigner les réactions des détenus aux injonctions règlementaires de la maison d’arrêt. Les notions de stratégie et de maîtrise des zones d’incertitude, auxquelles peuvent être référées, tant les attitudes des détenus que les actes professionnels des surveillants, renverront complémentairement à la sociologie des organisations. 

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