Faire parler l’assiette l’élaboration d’un style d’expression propre au culinaire

Faire parler l’assiette l’élaboration d’un style d’expression propre au culinaire

Soigner la présentation : littérarité et raffinement du journalisme culinaire

Pour décrire le plus précisément un événement ou un lieu, le journaliste doit trouver le mot juste, être attentif à chaque détail, faire preuve de précision. Pour décrire un plat, le journaliste gastronomique a accès à un vocabulaire plus imagé et poétique que le journaliste politique par exemple. Par conséquent, le journaliste gastronomique, en plus d’être fin observateur, doit savoir être créatif et inventif pour retranscrire au mieux son expérience gustative propre. Les mots pour dire le goût sont en général métaphoriques et empruntés aux autres sens. Les qualités littéraires sont donc un atout essentiel aux journalistes gastronomiques. C’est d’ailleurs à ce niveau que Sidonie Naulin fait la distinction entre un journaliste et un critique gastronomique, le premier se distinguant par sa fine maîtrise de la langue : « le journaliste qui critique des restaurants pour les médias se doit d’avoir une plume puisqu’il effectue à la fois l’enquête au restaurant et sa restitution littéraire ». Dans l’ouvrage Le goût dans tout ses états, le sociologue David Le Breton consacre un 9 chapitre au passage culturel du goût sensoriel (ce que j’ai en bouche), au goût mélioratif (le goût de vivre). L’auteur décrit ainsi un « glissement du goût, d’une perception sensorielle à un jugement esthétique » 10 . Le sociologue en voit la raison dans le fait que « la sensation gustative est à la fois une connaissance et une affectivité », puisque le savoir gustatif est corrélé au ressenti personnel. 11 Le Breton précise que cette métaphorisation du gustatif survient après le XVIIe siècle, lorsqu’« une distinction sociale par le goût se met en place ». Savoir mettre des mots sur ce que je goûte est 12 ainsi signe de distinction sociale, comme l’est la maîtrise des lettres. Le chapitre s’interroge ainsi sur la difficulté rencontrée par cet « art de la bouche » à bâtir son vocabulaire propre, comme si la 13 mastication de l’objet d’étude décourageait non pas les discours, plutôt prolixes, mais les moyens que la langue se donne pour les tenir. Il existe ainsi un fossé linguistique entre la physiologie des cinq saveurs de base (sucré, salé, amer, acide, umami), et les qualités reconnues aux objets que l’on goûte, que la poéticité et la créativité cherchent à combler

– Des tours de langues pour stimuler les papilles : néologismes et jeux de mots

« Déjà testés parmi les douze échoppes : une Margherita bien joufflue chez Ludo’s Pizza ; une chouette gaufre salée de Substrat, garnie d’une truite gravlaxée et des œufs de sa mère ; des lyonnaiseries coquines snackées par La Meunière – maousses frites de quenelle à trempouiller dans une mayo homardisée, régressives nuggets de tablier de sapeur avec sauce tartare ; sans oublier les tapassiettes des patrons – dodus arancini à base de céleri, noix et estragon ». 22 Dans cette critique issue du Fooding, le ton est donné : le style emphatique et lyrique des années 1950, analysé par Sidonie Naulin, est délaissé. Pour parler de goût personnel le magazine culinaire des années 2000 encourage plutôt un style d’expression courant voire argotique à l’image du « maousses » qualifiant les frites. La naissance du Fooding en 2000 répond, à l’époque, d’un besoin de ré-appropriation de l’art culinaire, de parler de plats qui ne figurent pas au guide Michelin, et la forme d’écriture s’adapte à cette volonté idéologique. La langue culinaire se délie et affirme un style novateur, à l’image de la cuisine que le guide choisit de mettre en lumière. Vingt ans après la création du Fooding, il est clair que le langage des journalistes culinaires français a pris un tournant stylistique. Face au constat d’un manque de vocabulaire afférent au goût, le Fooding a pris des mesures drastiques en ne fixant à ses journalistes aucune limite stylistique pour faire s’exprimer les papilles. Cependant, l’acceptation d’un niveau de langage courant ne rime pas avec une baisse d’exigence syntaxique ou grammaticale. Les phrases courent fréquemment sur plusieurs lignes, toujours avec une ponctuation et une orthographe soignées. Au-delà du niveau de langage souvent familier, le style se démarque par une abondance de néologismes tels que « gravlaxée » ou « homardisée » dans l’article cité précédemment. Anglicismes, mots-composés, adjectivation et 21 Extrait d’ELLE à table, voir annexe 1. 22 Avis du Fooding sur le restaurant « Food Traboule ». 10 substantification abusives, invention pure et simple de verbe ou de noms, adoption de références culturelles, argot : tous les mots sont permis pour inviter le lecteur à s’attabler… Dans un article publié sur ELLE.com, la volonté du fondateur du Fooding est décrite ainsi : « Alexandre Cammas veut nous donner l’envie par les mots en privilégiant l’originalité et la dérision. Rendre la bonne bouffe accessible au plus grand nombre, par le biais des mots, et restituer toutes les impressions que laissent un restaurant et une cuisine ». Cette démocratisation culinaire s’accompagne ainsi 23 d’une démocratisation langagière puisque certains termes issus de la tendance Fooding, font aujourd’hui parti du langage courant des journalistes culinaires. C’est le cas de l’adjectif « bistronomique », qualifiant une adresse où la technique culinaire est du niveau d’une table gastronomique mais avec des produits, un service, un lieu et un prix s’apparentant à un bistrot. Le présentateur d’ « On va déguster » s’emploie lui aussi à jouer avec les mots comme le remarque une journaliste de Télérama : « François-Régis Gaudry, qui n’est pas avare de formules, n’hésite pas à inventer son vocabulaire, usant de néologismes aussi cocasses que « cagibistro », pour définir ces petites enseignes épicuriennes qui fleurissent dans les grandes agglomérations ». 24 Au-delà des jeux de langue, le sujet culinaire autorise, voire invite, à une approche relativement légère qui ne serait pas envisageable pour d’autres thématiques. Par conséquent, légèreté et humour constituent des points centraux du style d’expression du journalisme culinaire. Bien que toutes les productions ne choisissent pas d’aborder le monde culinaire principalement sous son aspect ludique, nombre d’entre elles jouent tout de même quelques notes d’humour au sein d’une écriture plus sérieuse. Ainsi, si la ligne éditoriale d’ELLE à table est celle d’une approche plutôt esthétique et culturelle de la cuisine (place et soin apporté aux photographies), le magazine mêle régulièrement quelques touches d’humour à ses articles. L’éditorial de Danièle Gerkens du n°127 présente les 25 préparatifs du repas de noël sur un ton léger et décomplexé. Si pour tous les maîtres et maîtresses de maison, le repas de noël est le repas à ne pas manquer et génère une bonne dose de stress, la rédactrice en chef s’affaire à démonter le mythe de la cuisinière parfaite. Son éditorial se présente ainsi sous une forme de liste, le style télégraphique rend la lecture ludique, et le lecteur fait la découverte de tout ce que D. Gerkens voudrait faire sans pourtant y parvenir

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