Quel type de mémoire est mobilisé par la vision de film ?

L’histoire et le cinéma

Nous n’allons pas ici étudier les concepts d’histoire et de cinéma séparément, cela n’aurait aucun sens. C’est donc bien toutes les interactions entre histoire et cinéma qui vont donc maintenant retenir notre attention, et plus spécifiquement comment l’histoire s’exprime au cinéma. Il convient tout de même ici d e préciser que c’est bel et bien le film de fiction que nous entendons par le concept de cinéma. Nous ne nous intéresserons pas au documentaire, et notre mémoire se concentrera sur l’utilisation du film de fiction dans l’enseignement de l’histoire, c’est-à-dire l’oeuvre cinématographique avec des acteurs, un scénario, un script… De nombreux auteurs se sont intéressés à la question des représentations de l’histoire au cinéma, mais ce sont spécialement les historiens qui ont étudié et se sont penchés le plus scientifiquement et le plus précisément sur cet aspect. Ainsi, le grand historien Marc Ferro, aujourd’hui co-directeur de la revue Les Annales, la revue scientifique par excellence des historiens francophones, a fait de cette question un de ses thèmes de prédilection (Ferro, 1977). On peut également citer deux autres historiens qui se sont intéressés et qui s’intéressent encore actuellement à ce sujet, Christian Delage (Delage, 1998) et Antoine de Baecque (De Baecque, 2008).

A travers les études de ces auteurs, on peut se rendre compte que l’histoire s’exprime de trois manières différentes au cinéma. Tout d’abord, il y a l’histoire même que le réalisateur veut montrer, l’histoire du film historique, c’est-à-dire la représentation d’un sujet historique au cinéma. C’est la forme la plus classique pour dire que l’histoire est représentée au cinéma. C’est la représentation de l’histoire romaine avec Gladiator de Ridley Scott, l’histoire grecque avec Alexandre d’Oliver Stone, la Première Guerre mondiale avec Les sentiers de la gloire de Stanley Kubrick, la Seconde Guerre mondiale avec Le pianiste de Roman Polanski, la guerre du Viêt-Nam avec Apocalypse Now de Francis Ford Coppola… De très nombreux films ont ainsi représenté l’histoire au cinéma avec cette volonté de montrer un aspect de l’histoire dans un film de fiction. C’est l’histoire qui s’exprime au cinéma. Ensuite, il y a l’histoire qui s’exprime à travers le film, c’est-à-dire la représentation de l’époque de réalisation du film, ce que nous montre le film de fiction, presque malgré lui, sur la période à laquelle il a été produit. On pourra ainsi se faire une idée concrète de la vie durant l’Entre-deux-guerres en Allemagne en regardant les films de Fritz Lang, on pourra se rendre compte de la vie quotidienne aux Etats-Unis dans l’après-guerre avec les films de Billy Wilder ou ceux d’Alfred Hitchcock…

Ainsi, le réalisateur lui-même devient un historien selon Antoine de Baecque, il enregistre un bout d’histoire avec sa caméra, il fait un bout du métier d’historien uniquement à l’aide de son instrument (De Baecque, 2008). C’est l’histoire qui s’exprime à travers le cinéma. Enfin, il nous faut également parler du dernier aspect, le plus complexe, où l’histoire transparaît au cinéma. On peut en effet aussi étudier l’histoire à travers la réception des films au fil des époques. La réception d’un film, son analyse, sa critique, peuvent ainsi elles aussi être des représentations d’une époque particulière, de sa mentalité et de ses pensées. L’exemple le plus significatif de cet aspect est le film La grande illusion de 1937 de Jean Renoir. Ce film a en effet été perçu de manières très différentes en fonction des époques. Ainsi, à sa sortie en 1937, on en fait une tentative de réconciliation entre Français et Allemands après la Première Guerre mondiale. Dans l’après Seconde Guerre mondiale, au contraire, on voit ce film comme une déclaration antisémite caractéristique de l’Entre-deux-guerres. Finalement, des années plus tard, loin de toutes les controverses historiques, le film est aujourd’hui considéré comme un des grands chefs-d’oeuvre du cinéma.

Distinguer mémoire et mémorisation.

Dans ce travail, nous observerons la distinction entre la notion de mémoire que nous avons définie ci-dessus, et la mémorisation, qui est l’acte par lequel la mémoire s’acquiert. Comme nous avons expliqué que la mémoire est variée et peut faire référence à de nombreuses manières d’appréhender la réalité, il va de soi qu’il nous faudra écarter la conception de la mémorisation selon laquelle mémoriser reviendrait à accumuler un certain nombre d’éléments appris, puis à les restituer. Puisque comme nous l’avons montré le film est un domaine artistique très complet qui mobilise beaucoup d’aspects différents de la mémoire, l’utilisation du cinéma dans le cadre de l’apprentissage de l’histoire ne pourra se faire que par le moyen d’une mémorisation qui mobilise un niveau élevé et une multiplicité de tâches. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point et de le développer. Cette conception élargie de la mémorisation est cependant contraire à la conception courante de la mémorisation, défendue notamment par la taxonomie de Bloom. Selon cette conception plus standard, l’acte de mémoriser correspond à l’acte de se souvenir, de se remémorer des connaissances acquises par un apprentissage qui mobilise une tâche simple, faisant référence au degré le plus bas de la taxonomie, qui occupe l’accumulation de connaissances. (c.f page suivante). Dès lors, faire référence à la taxonomie de Bloom est-il adéquat pour évoquer la notion de mémorisation ? Nous estimons que oui, dans la mesure où on y fait référence pour mettre en avant la richesse et la complexité de l’acte qui consiste à mémoriser. De plus, la taxonomie de Bloom est adéquate si on utilise ses concepts pour valoriser la multiplicité des manières de mémoriser, comme nous avons vu qu’il y a différents types de mémoire. Ainsi, ce travail nous demande de mieux cerner ce qu’est la mémoire et d’élargir notre conception de de la mémorisation, ainsi que de poser la distinction entre mémoire et mémorisation : la mémorisation est un acte complexe qui consiste à acquérir de la mémoire. Comme nous avons pu montrer dans le cadre théorique que la mémoire est vaste et riche, il nous est assez aisé d’affirmer que l’acte qui consiste à en acquérir ne peut relever uniquement de la simple restitution.

Mise en lien des résultats obtenus avec le cadre théorique

Tout d’abord, il nous faut rappeler notre postulat de départ, selon lequel puisque le cinéma véhicule en tant qu’art de l’émotion, il aura une certaine influence sur la mémoire, puisque nous supposons que l’émotion influe sur la mémoire. Cette supposition est transformée en certitude, si nous nous appuyons sur une expérience menée par le psychologue de la mémoire Alain Lieury, qu’il présente dans l’un de ses ouvrages23. Ensuite, Heuer et Reisberg expliquent dans leur article dédié aux relations entre la mémoire de détail et l’émotion24 : « One not only thinks more about emotional events than neutral events ; one also thinks about them in a different way, in more personal, more psychological terms, and less in schematic or abstract ways. (Our suggestions here follow the lead of Hockey, 1978, who suggested a dozen years ago that emotional arousal may serve to shift attention from « semantic » to « episodic » particulars of the TBR material.) »25 Cette assertion a été confirmée dans le travail des élèves, où nous avons pu constater pour la question 2 que leurs réponses sont plus concrètes dans le test 2 que dans le test 1. Ceci témoigne d’une capacité supérieure de représentation des conditions de vie et de travail des ouvriers, que nous pouvons donc associer au caractère émotionnel du film. Nous découvrons en outre que puisque le cinéma est un art de la vision, la mémoire visuospatiale que nous avions évoquée dans le cadre théorique est mobilisée par celui-ci, comme le montre la citation de l’élève ci-dessous. -Georges : « Ils doivent se partager un petit appartement pour 10 environ. »

Nous pouvons ainsi ajouter que l’utilisation du cinéma active d’autres types de mémoire que celle mobilisée dans un cours standard. On peut résumer ce qui précède en affirmant qu’accompagné de conditions didactiques suffisantes : le cinéma peut modifier la nature de la mémorisation de l’élève, et la rendre plus fournie en illustrations et moins schématique ou abstraite. Bower écrit quant à lui dans son article sur le rapport entre l’émotion et l’apprentissage : « […] The central element of an emotional scene is better encoded and remembered than is a similarly central element en a neutral scene ; however, peripheral features of the emotional scene are more poorly remembered than are comparable neutral elements. […] » Nous avons pu également constater la vérité de cette assertion dans le travail des élèves, puisque la quantité d’éléments fournis dans le test 2 pour les questions 1 et 2 est bien supérieure que dans le test 1, 50 % des élèves ayant amélioré fortement leur performance. De plus, nous avons aussi démontré que c’est bien le film en lui-même qui est cause de cette amélioration. Ainsi, nous savons que dans les situations émotionnelles, l’être humain a tendance à sélectionner plus d’éléments essentiels et à laisser de côté plus de détails inutiles que dans les situations dénuées d’émotions. De plus, Alain Lieury explique dans son ouvrage sur la psychologie de la mémoire, en se basant sur plusieurs travaux scientifiques : « De nombreuses expériences ont démontré une supériorité en mémoire pour des informations imagées (dessins, photos mais aussi image mentale) par rapport aux informations verbales. »26 (Denis, 1980) On peut résumer ces affirmations en disant qu’accompagné de conditions didactiques suffisantes : Le cinéma peut rendre la mémorisation de l’élève plus efficace. Enfin, le cinéma a une influence sur la mémoire par un troisième aspect : la motivation des élèves. Alain Lieury confirme le lien de causalité entre la motivation et l’augmentation de la mémorisation, en se référant à Heyer et O’Kelly : « Dans les limites habituelles de variation, l’augmentation du degré de motivation augmente l’efficience en général et donc la mémorisation en particulier. » On peut résumer cette affirmation et conclure qu’accompagné de conditions didactiques suffisantes : Le cinéma peut augmenter la motivation de l’élève et ainsi accroître sa mémorisation.

Table des matières

1. Introduction
1.1 Définitions et concepts
1.1.1 L’histoire et le cinéma
1.1.2 L’apprentissage
1.2 Notre hypothèse
2. Cadre théorique
2.1 Problématique
2.2 Choix méthodologique : la bibliographie
2.3 Les différents types de mémoire
2.4 Quel type de mémoire est mobilisé par la vision de film ?
2.5 La mémoire est améliorée par le film, qui est vecteur d’émotions et d’intérêt
2.6 Distinguer mémoire et mémorisation
3. L’expérience
3.1 Présentation de l’expérience
3.1.1 Le dispositif de tests
3.1.2 La séquence d’enseignement
4. Analyse des résultats
4.1 Démarche adoptée
4.1.1 Question 1 : Décris les conditions de travail dans les usines au XIXème siècle
4.1.2 Question 2 : Décris les conditions de vie des ouvriers au XIXème siècle
4.2 Résultats obtenus
4.2.1 La quantité d’éléments énumérés augmente-t-elle?
4.2.2 Quel est l’impact du film sur la mémorisation ?
4.2.3 La qualité des éléments mentionnés est-elle supérieure ?
5. Mise en lien des résultats obtenus avec le cadre théorique
6. Analyse du dispositif expérimental
6.1 Séquence d’enseignement
6.2 Dispositif de tests
7. Conclusion
7.1 Elargir la notion de mémorisation
7.2 Principaux résultats obtenus
8. Bibliographie

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