Qu’est-ce qu’être frère ou soeur d’un enfant en situation de handicap ?

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Enquête et études sur la fratrie de personnes en situation de handicap

La fratrie de l’enfant handicapé constitue un objet d’étude récent de recherche. Il existe à l’heure actuelle très peu d’enquêtes d’approche quantitative en France qui nous permettraient d’avoir une vision représentative. L’enquête de référence est pour le moment celle de L’Union NAtionale de Familles et Amis de personnes Malades et/ou handicapées psychiques (UNAFAM). 600 personnes de 10 à 79 ans ont répondu à cette enquête. Réalisée en 2003, elle avait pour objectif de mieux comprendre les difficultés et les attentes des frères et sœurs de personnes souffrant de troubles psychiques. Parmi les éléments mis à jour par cette enquête, on peut retenir notamment:
– leur sentiment d’insécurité (43% de ces frères et sœurs estiment s’être sentis en danger),
– leur besoin d’information quant à la maladie de leur frère ou de leur sœur,
– le retentissement important de cette dernière sur eux-mêmes, et notamment sur leur santé (53% pensent que la maladie de leur frère ou sœur a eu un impact sur leur santé),
– leur difficulté à demander de l’aide pour eux-mêmes ou en parler à leurs parents ou proches (une telle démarche s’avérant souvent très compliquée pour eux),
– leur difficulté à se situer par rapport à l’équipe soignante de leur frère ou de leur sœur malade. Cette enquête révèle aussi que durant l’enfance, les frères et sœurs de personnes handicapées psychiques présentent souvent des manifestations symptomatiques qui peuvent s’organiser autour de trois domaines (Bourrat, Garoux et Roché, 1982) :
– celui des troubles fonctionnels (troubles du sommeil, troubles alimentaires, troubles allergique),
– celui des troubles instrumentaux (troubles psychomoteurs, troubles du langage),
– celui des troubles mentalisés (angoisse, agressivité, culpabilité …).
A l’âge adulte, une fréquence importante de maladies somatiques plus ou moins sévères chez ces frères et sœurs est aussi relevée. Cette souffrance du corps semblerait être en lien avec leurs expériences particulières.
Trois périodes de plus grande vulnérabilité pour ces frères et sœurs sont également indiquées : le début de la maladie, quand l’attention des parents est centrée sur celui ou celle qui est malade ; le moment où, devenus parents, ils s’inquiètent de voir resurgir la maladie chez leurs propres enfants ; le moment où les parents vieillissent et où l’on attend d’eux d’assurer l’avenir de la personne malade.
Dans sa thèse, Hélène Davtian avance que les frères et sœurs de personnes atteints d’une maladie chronique ont du mal à exprimer autrement que par des mouvements auto agressifs ou auto inhibiteurs leurs propres difficultés. « Sharpe et Rossiter (2002) ont réalisé une méta-analyse portant sur 50 études (de 1976 à 2000) impliquant au total 2500 frères et sœurs de patients atteints de maladies chroniques (…). Cette méta-analyse trouve, de façon significative, davantage de 39 problèmes psychologiques chez les frères et sœurs d’enfant avec une pathologie chronique. » (2016, p.38) Ces problèmes psychologiques sont internes (anxiété, dépression) et externes (troubles du comportement, agressivité). Et lorsque la maladie affecte le quotidien, ces problèmes sont alors plus importants, l’attention parentale étant davantage sollicitée.
Ces études tendent à montrer qu’il existe bien une prévalence des troubles chez les frères ou les sœurs de personnes en situation de handicap psychique ou souffrant d’une maladie chronique. Mais les difficultés accrues de ces frères et sœurs et leurs troubles sont-ils reconnus et traités ?

Reconnaissance de l’impact du handicap sur la santé de la fratrie

Les frères et sœurs peuvent être « considérés comme des malades potentiels », « comme une population vulnérable voire comme une population à risque », « c’est-à-dire [qu’il faut] leur reconnaître une fragilité » (Davtian, 2016, p42).
C’est ainsi qu’en Australie, le gouvernement a été amené à prescrire aux fratries des patients schizophrènes des neuroleptiques à titre préventif.
A la question : dans quelle mesure les frères et sœurs d’enfants handicapés étaient reconnus dans leurs difficultés par les classifications internationales ? L’OMS (l’Organisation Mondiale de la Santé) a pour sa part récemment répondu en modifiant sa classification des troubles psychiatriques chez l’enfant et l’adolescent à partir de la 10e édition de la Classification Internationale des Maladies (CIM-10). Romain Coutelle a ainsi noté que dans cette classification sur l’axe V dénommé « Situations psychosociales anormales associées », on retrouve une catégorie intitulée « Trouble mental, déviance ou handicap dans l’entourage immédiat de l’enfant » avec une sous-catégorie « Incapacité dans la fratrie ». Pour retenir le diagnostic d’incapacité dans la fratrie, on doit posséder, en plus des critères pour la présence de certains incapacités / handicaps mentaux ou physiques dans la fratrie, la preuve précise du retentissement négatif sur l’enfant. Cela se manifeste particulièrement par :
– la restriction de la vie sociale de l’enfant : soit parce qu’il est gêné pour amener des amis à la maison, soit parce que les soins du frère ou de la sœur handicapé(e) imposent des limitations dans ses activités sociales,
– une interférence dans la jouissance de ce que possède l’enfant comme la perturbation ou la dégradation de ses biens, ou encore l’impossibilité de laisser des choses à découvert, quand le frère ou la sœur sont présents,
– une réduction ou une distorsion de la relation parent-enfant ou des activités sociales familiales à cause de l’investissement des parents pour le frère ou la sœur handicapé(e) ;
– une gêne importante pour l’enfant à cause du comportement perturbant ou déviant que manifeste le frère ou la sœur en situation de handicap en public,
– des moqueries adressées à l’enfant sur les bizarreries ou handicaps de son frère ou de sa sœur,
– une gêne physique envahissante pour l’enfant telle que devoir partager son lit avec un frère ou une sœur énurétique ou être soumis à un comportement agressif,
– une obligation de responsabilités inadaptées à son âge pour s’occuper du frère ou de la sœur en situation de handicap.
La cinquième version du Manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux (DSM-5) recense lui aussi dans son chapitre « Autres situations pouvant faire l’objet d’un examen clinique », un sous-chapitre « Problèmes liés à l’éducation familiale » dont la cotation V61.8 « Problème relationnel dans la fratrie » pourrait correspondre aux difficultés rencontrées par les fratries lorsqu’un des enfants est porteur d’un handicap.
Selon Romain Coutelle, on peut critiquer dans ces classifications une lecture très comportementale du retentissement du handicap. Cependant, cette classification rend indirectement compte de la honte, de la jalousie, des difficultés de différenciation et de la parentification. De plus, « une telle approche permet plus facilement de réaliser un questionnaire pour mesurer sur une population de frères et sœurs le retentissement du handicap. Il est très important pour encourager des politiques de soin aux handicapés que les problématiques de ces fratries soient spécifiquement reconnues et bénéficient donc d’une cotation spécifique. » (2007, p.92)

Les réponses apportées à l’heure actuelle par le système de santé

Peu d’institutions en France semblent reconnaître et prendre en compte les difficultés que vivent les frères et sœurs.
De son expérience de psychologue pendant 10 ans au sein de l’Unafam avant d’être chercheuse, Hélène Davtian affirme « Le constat principal est que, même dans une association de familles, la question du fraternel n’est pas centrale, elle n’émerge que de façon périphérique et anecdotique. Aucune place n’est accordée de façon spécifique aux frères et sœurs des patients dans les instances de représentation. Par ailleurs il n’existait pas, au moment de ce travail, de dispositifs d’accueil ou d’accompagnement spécifique pour les frères et sœurs qui pourraient leur signifier qu’ils ont une place dans cette association et que leur point de vue importe. » (2016, p.133) Cependant Lorsque les parents ou les professionnels sont alertés par la souffrance d’un enfant de la fratrie, deux ou trois rencontres sont parfois proposées entre l’enfant, seul ou accompagné de ses parents, et un professionnel, généralement un psychologue ou un psychiatre travaillant dans l’institution où est accueilli le pair handicapé.
Si la souffrance de l’enfant paraît trop importante ou encore que le professionnel estime qu’elle n’est pas liée au seul handicap, l’enfant est alors orienté vers une autre structure de soins comme un Centre Médico- Psychologique ou vers un suivi psychologique individuel en cabinet libéral. Parfois, une autre réponse, plus préventive et visant un public plus large, est proposée pour les enfants présentant une souffrance ou des difficultés certes moins marquées bien que tout de même identifiée. Elle consiste à mettre en place une fois par mois des « Groupes Fratries » où sont invités les frères et sœurs des enfants pris en charge par l’institution. Ceux-ci sont généralement des groupes de paroles constitués de 5 à 10 enfants et animés par un psychologue, de temps en temps en co-thérapie avec un autre professionnel (également psychologue ou pédopsychiatre, éducateur spécialisé, art-thérapeute, psychomotricien, etc.). L’objectif est d’offrir un espace d’écoute et d’échanges entre pairs dans un cadre contenant et étayant. Régine Scelles avance que les institutions, en particulier les SESSAD et les CAMSP, mais également les associations de parents, sont de plus en plus nombreuses à souhaiter créer des « groupes paroles de frères et sœurs » (2006, p9). Actuellement aucune donnée chiffrée n’existe. Après avoir interrogé les 156 étudiants de 3ème année de l’Institut de Formation en Psychomotricité de la Sorbonne Université, seul un peu plus d’un tiers des CAMSP d’Ile-de-France où des stagiaires de 3ème année de notre IFP sont accueillis, organise ou ont organisé des groupes fratries et à peine quatre d’entre eux (dont le CAMSP où j’ai effectué mon stage) ont fait ou font appel à un psychomotricien lors de ces groupes.

Délimitation de ma problématique

Il existe de multiples façons d’aborder la problématique de la fratrie de personnes en situation de handicap. Nous pouvons l’envisager entre autres :
– sous l’angle des parents en mettant en évidence l’importance que revêt la manière dont ces derniers gèrent psychiquement l’existence de leur enfant handicapé et les conséquences que celle-ci peut avoir sur les réactions et la construction identitaire des frères et sœurs,
– sous l’angle de la personne handicapée en mettant en lumière la façon dont elle peut se percevoir elle-même à travers les yeux et les expériences qu’elle vit avec ses frères et sœurs qui sont ses pairs les plus proches,
– sous l’angle de la fratrie en partant du point de vue du frère ou de la sœur,
– sous l’angle des institutions ou des professionnels afin de mieux comprendre comment elles accompagnent, ou non, les frères et sœurs des personnes qu’elles prennent en charge, quelle place elles leur accordent et comment est pensée la question du fraternel dans le dispositif de soins,
– à différentes périodes sensibles : pendant la construction identitaire des enfants de la famille ; au moment des remaniements de l’adolescence ; à l’âge adulte lorsqu’il s’agit de se projeter dans l’avenir et penser à ses propres enfants ; ou un peu plus tard, lorsque les parents ne sont plus aptes à suivre à la prise en charge de l’enfant en situation de handicap,
– à partir d’une pathologie spécifique comme les troubles du spectre autistique, le polyhandicap ou la schizophrénie,
– à partir du degré de gravité des troubles,
– dans le cas particulier de la gémellité,
– selon le mode de survenue et d’évolution du handicap : si celui-ci intervient dès la naissance ou plus tardivement, de façon soudaine ou progressive, avec une évolution dégénérative ou une stabilisation voire une amélioration des troubles…
– selon la constitution de la fratrie : est-ce le même impact lorsque le handicap touche un enfant d’une fratrie de deux enfants ? de trois enfants ou plus ? s’il touche l’aîné, le cadet ou le dernier né ? Une fille ? Un garçon ?
– selon le pays ou la culture de la famille où le handicap fait irruption,
– En fonction de ce qui définit être un frère, être frère, avoir un frère, devenir frère, rester frère (quoiqu’il arrive), la fratrie, le fraternel, la fraternité.
Chaque approche m’intéresse et mériterait que j’y consacre un véritable développement, chacune de ses variables étant potentiellement un critère explicatif, mais faute de temps et d’espace pour le faire, j’ai décidé d’approfondir ce mémoire sous l’angle du point de vue des frères et sœurs d’une personne en situation de handicap au moment de l’enfance, en France, quel que soit la pathologie, la constitution de la fratrie, le degré ou l’évolution des troubles .
Pour soutenir et éclairer mon raisonnement, j’alternerai clinique et sous bassement théorique en m’interrogeant sur quel accompagnement psychomoteur proposer à la fratrie d’enfant en situation de handicap.
Cela me permettra de répondre aux principales questions que je me suis posées en commençant ce mémoire, c’est-à-dire : comment le handicap d’un frère ou d’une sœur impacte-t-il le développement d’un enfant et sa construction identitaire ? Quels sont les besoins et envies des frères et sœurs ? Qu’est ce qui est proposé à l’heure actuelle aux fratries d’enfants en situation de handicap ? Qu’est-ce que la psychomotricité peut apporter de singulier ?
J’y répondrai en suivant le plan suivant :
– qu’est-ce qu’être un frère ou une sœur d’un enfant en situation de handicap ?
– Comment accompagner ces fratries singulières ?
– Le psychomotricien pourrait-il aller plus loin ?

Méthodologie employée

Pour essayer de répondre à ces questions, j’ai réalisé une revue de la littérature pour avoir un état de l’art sur le sujet et j’ai procédé à des observations au sein d’un groupe fratrie pour asseoir ma réflexion par de la clinique également.

Revue de littérature

J’ai débuté ma revue de littérature par une recherche de mémoires et de thèses françaises comportant le ou les mots clés « frère », « sœur », « fratrie », « enfant », « handicap » sur des sites archivant en ligne des thèses de doctorat et des mémoires tels que theses.fr (qui regroupe les thèses soutenues en France depuis 1985), le serveur TEL (qui promeut l’auto-archivage en ligne des thèses de doctorat), le catalogue SUDOC (catalogue du Système Universitaire de Documentation réalisé par les bibliothèques et centres de documentation de l’enseignement supérieur et de la recherche) ou le portail DUMAS (qui est un Dépôt Universitaire de Mémoires Après Soutenance).
J’ai également procédé à une recherche d’articles scientifiques sur le sujet à partir des mêmes mots clés sur des sites comme Cairn, les Archives Ouvertes HAL, la base EM des éditions Elsevier ou la base SantePsy. Puis j’ai complété mes recherches en allant dans les bibliothèques de médecine de la Sorbonne Université et dans des librairies spécialisées dans le médico-social.
A l’intérieur de ces mémoires, thèses ou articles scientifiques, j’ai noté au sein des différentes bibliographies les principaux ouvrages, puis j’ai lu ceux qui me paraissaient les plus pertinents.
A l’issue de cette recherche, il en ressort que :
– très peu de thèses ou de mémoires ont pour sujet principal la fratrie de l’enfant en situation de handicap. Leurs nombres varient en fonction des critères retenus dans la recherche avancée et selon le site interrogé. Elles sont de l’ordre d’une dizaine, la moitié environ en libre d’accès. Assez peu d’articles sont également consacrés exclusivement à ce sujet,
– la psychologie, la sociologie et la médecine sont les disciplines qui s’y intéressent le plus,
– un seul article est paru sous la plume d’un psychomotricien 2
– Régine Scelles est la psychologue clinicienne et chercheuse de référence en France sur ce sujet depuis les années 90. Depuis, quelques psychologues chercheurs en ont fait leur domaine d’études (dont Hélène Davtian et Clémence Dayan),
– aucune thèse ni mémoire ne traite de ce sujet dans le domaine de la psychomotricité.
J’ai été un peu déroutée de voir qu’un seul psychomotricien (ayant également la casquette de psychothérapeute) ait écrit sur le sujet. Cela m’a fait un peu peur. Je me suis demandée comment pourrais-je y parvenir si aucun étudiant en psychomotricité et quasiment aucun professionnel ne l’avaient encore fait. Dans l’après-coup et grâce au soutien de mes maîtres de mémoire, cela a renforcé ma conviction que ce premier pas pourrait être utile.
La synthèse de cette revue de littérature constituera l’essentiel de ma partie théorique au sein de ce mémoire.

Observation de deux enfants au sein d’un groupe fratrie

J’ai complété cette recherche théorique par l’observation clinique d’enfants participant à un groupe fratrie au CAMSP dans lequel j’effectuais mon stage long. J’ai suivi ces enfants lors du groupe fratrie du mois de janvier et mai 2019 et une fois par mois au cours de l’année scolaire 2019-2020. Ce groupe d’une durée d’une heure et quinze minutes, mené en co-thérapie par une psychologue et une psychomotricienne, a lieu un jeudi par mois en fin d’après-midi depuis plusieurs années. Les enfants du groupe fratrie ont entre 5 et 9 ans et leur frère ou sœur sont suivis au CAMSP pour diverses pathologies (retard global de développement, hémiparésie, Trouble du spectre Autistique, trisomie…).
Le groupe est semi-ouvert dans le sens où le groupe peut accueillir des enfants nouveaux tout au long de l’année et que les enfants accueillis sont libres de venir ou non mais une certaine régularité est souhaitée dans la fréquentation.
Les différentes étapes de ma méthode d’observation ont été les suivantes :
– pendant les temps de groupe, j’ai procédé à une observation active des enfants,
– puis en post groupe, se succédaient différents temps : un temps d’échange de points de vue et d’élaboration commune avec les deux thérapeutes, un temps de prise de notes et un temps d’élaboration personnelle lors de la rédaction du compte rendu du groupe (compte rendu que j’envoyais aux thérapeutes et sur lequel nous échangions souvent pendant le temps de préparation en amont du groupe du mois d’après).
Pour observer, j’ai essayé de m’inspirer de la méthode d’observation d’Esther Bick rapportée par Régine Prat dans le sens j’ai tenté de regarder sans a priori pour ne pas voir ce que je m’attendais à voir mais plutôt voir ce qui se déroulait réellement sous mes yeux et retenir l’essentiel sans prendre de notes car « si on note, on voit ce que l’on écrit et pas [l’enfant]) ». J’ai tenté « d’observer, très finement, dans leur détail, les mouvements [de l’enfant], les mimiques, les manifestations corporelles, les comportements » (Prat, 2005, p.55-82). J’étais dans une posture de vigilance et d’attention accrue avec la volonté d’observer et me souvenir au maximum des paroles (mots et tonalité de la voix), les attitudes (tonus, postures, gestuelles, mimiques, regard), le contexte (les propositions de jeu ou d’expression) et les interactions entre les membres (entre les enfants, entre les enfants et les adultes, si les actions étaient en réponse ou en initiative, le temps de silence et d’observation…).
A la suite des groupes, je rédigeais un compte rendu3 de tout ce dont je pouvais me souvenir « sans faire de tri entre ce que [je] supposais présenter un intérêt ou non, sans chercher à y attribuer un sens a priori. [Je refaisais ainsi] mentalement le film de la séance en notant tous les petits détails du comportement (…) en notant tous les éléments de l’environnement, du décor, et leur changement, les paroles des protagonistes, etc. » (Prat, ibid.). Je notais également mes ressentis dans ce compte-rendu en suivant ce que Régine Prat appelle « l’observation subjective ». « Les éprouvés émotionnels de l’observateur, durant la séance ou liés à la situation d’observation, font partie du matériel et constituent la richesse et également les risques de la méthode » (Prat, ibid.). Je complétais le compte rendu par différentes hypothèses afin de confronter mon regard à d’autres pour enrichir mon point de vue et prendre en compte la complexité de chacune des situations. Ensuite mon compte-rendu était lu par les deux thérapeutes et discuté ensemble, ce qui pourrait renvoyer à l’équivalent d’une supervision.
Toutefois, sur certains points je m’écartais de cette méthode. L’observation ne se faisait pas dans la famille de l’enfant mais dans le cadre d’un groupe fratrie au sein du CAMSP. De même, je ne me plaçais pas dans une position de retrait et me permettais d’intervenir pendant le groupe.
Pour affiner mon regard, j’ai également puisé dans la grille de lecture du mouvement élaborée par la psychomotricienne Laurence Auguste (cf annexe 2 « frasque observation »). Cette dernière distingue trois niveaux de lecture : – une lecture descriptive et mesurable,
– une lecture qualitative et émotionnelle,
– une lecture symbolique et interprétative.
Varier ces trois niveaux de lecture permet une compréhension plus juste de la façon dont la personne se tient et bouge, l’intentionnalité de ses gestes, la diversité de ses mouvements, l’expressivité de son corps, son tonus, son rapport à l’espace, au temps et à autrui…
Je développerai dans la dernière partie de ce mémoire (p78) en quoi la richesse de ces observations peut guider le psychomotricien dans le travail psychocorporel avec la fratrie.
A l’occasion de ce mémoire, j’ai décidé de focaliser mon attention sur deux enfants très différents : Sacha et Liam.
Sacha représente pour moi l’image de l’enfant sage et hypermature. De plus, sa façon d’être résonne en moi de façon singulière et me rappelle un peu l’enfant que j’ai pu être. Ce mémoire est une occasion de me pencher de façon réflexive sur la question de l’identification et la projection, le transfert et le contre-transfert dans la relation avec les personnes dont nous prenons soin. D’inspiration psychanalytique, le transfert est le déplacement de sentiments inconscients d’un objet vers un autre. Le contre transfert est son pendant et recouvre ce qui est « ce qui est ressenti profondément par le thérapeute en présence de son patient et peut faire l’objet d’une élaboration après coup grâce à laquelle ce qui a été perçu remonte au niveau de la conscience » nous dit Catherine Potel dans son ouvrage « Du contre transfert corporel » (p37).
Liam est quant à lui un enfant très loquace et en perpétuel mouvement. Il est tout le contraire de Sacha et en même temps, il est son grand complice au sein du groupe fratrie. Au début, cet enfant m’agaçait, me dérangeait. Je me questionnais sur sa légitimité dans le groupe. J’ai choisi de porter mon attention sur lui lors de ce mémoire pour me permettre d’ouvrir mon champ de vision et de réflexion et capter une réalité plus diverse et subtile. Cela me permet également de prendre le temps de comprendre pourquoi il générait chez moi ces attitudes négatives et pouvoir porter ainsi un regard nouveau sur lui libéré de mes affects.

Présentation de Sacha et Liam

Sacha et Liam sont deux enfants qui participent au groupe fratrie du CAMSP dans lequel leur frère ou sœur est suivi. Je vais commencer par présenter notre première rencontre (datant de janvier 2019) puis je donnerai quelques informations sur les contextes familiaux et sociaux de chacun d’eux puis la lecture et les réflexions que je me suis faites sur ces enfants de prime abord. Je conclurai sur mes ressentis à l’issu du premier groupe fratrie.

Première rencontre

Premières observations et impressions
Sacha a 8 ans lorsque je le rencontre pour la première fois. Il attend patiemment dans les couloirs du CAMSP juste avant le groupe fratrie. Sa posture est un peu voûtée avec des épaules tombantes
4 Réduire Lucas à deux adjectifs me gêne ; toutefois, si j’ai décidé de maintenir ce titre après en avoir parlé à mes maîtres de mémoires, c’est qu’il semble aider le lecteur à se repérer et identifier chaque enfant. mais son visage est angélique. Arrivé dans la salle de groupe, il va s’asseoir sur une chaise et attend calmement des instructions. Il émane de lui une grande douceur, une impression de sagesse et de responsabilité. Pendant le groupe, il parle peu, est poli et discret, attentif à nos faits et gestes ainsi qu’à nos paroles. Son côté sérieux, réfléchi et pondéré me donne l’impression qu’il est déjà très mature. Sur ses épaules, il paraît porter un poids bien trop important pour son jeune âge. Ce garçon me semble être très sensible et soucieux. Je ne peux m’empêcher, en première intention, de voir en lui l’enfant que j’ai pu être : trop sage, trop calme… Mais il a quelque chose en plus. Par sa coupe de cheveux et son allure, il me rappelle un peu Gaston Lagaffe, à la fois calme, poli et indolent mais pouvant faire preuve parfois d’exaltation ou de facétie. Ses yeux pétillent, plein d’intelligence et d’espièglerie. On sent en lui une pulsion de vie, souvent tue, mais qui ne demande qu’à s’exprimer. Je me souviens m’être demandé assez rapidement « comment fait-il pour être à la fois si raisonnable et sage, et également si joyeux et pétillant ?». Lorsque je le regarde, je ressens une vraie dualité : dans son corps, un poids semble l’écraser et l’immobiliser, et dans le même temps, je ressens dans ses yeux une envie de légèreté et d’insouciance, dans ses mains et ses jambes une envie de bouger, de s’animer. Je me demande quel est son secret pour réussir à faire vivre en lui ses deux parts opposées? Est-il également comme cela chez lui ou est-ce le groupe qui réveille en lui cette force de vie ? Est-ce le fait de partager un moment avec Liam, son strict opposé et grand complice dans le groupe fratrie?
Un temps de présentation sous la forme de marionnettes
Aujourd’hui, les thérapeutes ont sorti une douzaine de marionnettes (des chats, un chien, une chenille, un chaperon rouge, une poule, une souris, un clown, un lapin, un dragon,…). Elles proposent aux enfants d’en choisir plusieurs pour se présenter soi-même puis son frère ou sa sœur et le reste de la famille. Comme personne ne souhaite commencer, elles invitent Sacha à débuter. Après avoir attentivement regardé chaque marionnette, Sacha en sélectionne une pour représenter son frère sous la forme d’un chat noir « avec des griffes qui fait des bêtises ». Pour lui, il choisit ensuite « un grand lapin blanc tout doux ». Lorsqu’on lui demande d’expliquer son choix, il a du mal. Je le sens assez mal à l’aise. Il veut écourter ce temps. Plus tard, Sacha dira qu’il n’a pas aimé cette séance.

Contexte familial et social

Lorsque j’ai rencontré Sacha, je ne savais pas ce qu’avait son frère. Ce n’est qu’ensuite que j’ai appris qu’Aloïs, de 3 ans son cadet, avait une hémiparésie. Son déficit moteur partiel de l’hémicorps droit fait suite à un Accident Vasculaire Cérébral survenu avant la naissance. A 5 ans, il marche en boitant et a des difficultés pour mobiliser sa main droite. Il suit différentes prises en charge au CAMSP depuis tout petit.
Sacha et Aloïs vivent chez leurs parents. L’ambiance à la maison est assez tendue et lourde selon la psychologue qui suit la famille au CAMSP mais ils communiquent bien ensemble.
Depuis l’été 2019, leur père connait un épisode de rechute de son cancer. Il parait affaiblit et se fatigue rapidement. De son côté, leur mère exprime se sentir fragile. Elle continue à culpabiliser de ne pas avoir ressenti que son fils cadet faisait un AVC pendant sa grossesse. Elle se sent responsable de l’hémiparésie de son fils. Elle déprime et éprouve régulièrement le besoin de serrer Aloïs dans ses bras. Elle dit avoir du mal à se séparer d’Aloïs et souffre du regard des autres sur elle. Elle a l’impression que tout le monde l’accuse d’être trop fusionnelle avec lui. De son côté, elle a besoin de prendre Aloïs contre elle pour lui faire des câlins car, explique-t-elle, cela l’apaise de le sentir vivant.
La psychologue du CAMSP suit régulièrement la famille pour la soutenir dans ses épreuves.

Table des matières

Introduction
Partie I – Le cadre de ma recherche
1. L’origine de mon questionnement : mon histoire personnelle
2. Elargissement du cadre : « que se passe-t-il pour les autres » ?
2.1 Enquête et études sur la fratrie de personnes en situation de handicap
2.2 Reconnaissance de l’impact du handicap sur la santé de la fratrie
2.3 Les réponses apportées à l’heure actuelle par le système de santé
3. Délimitation de ma problématique
4. Méthodologie employée
4.1 Revue de littérature
4.2 Observation de deux enfants au sein d’un groupe fratrie
5. Présentation de Sacha et Liam
5.1 Sacha, un enfant sage et hypermature
5.1.1 Première rencontre
5.1.2 Contexte familial et social
5.1.3 Première lecture et réflexions sur Sacha
5.2 Liam, un enfant impulsif en perpétuel mouvement et assez bruyant
5.2.1 Première rencontre
5.2.2 Contexte familial et social
5.2.3 Première lecture et réflexions sur Liam
5.3 Le premier groupe fratrie : entre reviviscence et envie d’aller au-delà
Partie II – Qu’est-ce qu’être frère ou soeur d’un enfant en situation de handicap ?
1. Qu’est-ce qu’être frère ou soeur ?
1.1 Frère, fratrie, fraternité
1.1.1 Définition et enjeux
1.1.2 Evolution des concepts dans une dynamique historique et sociale
1.2 Etre frère ou soeur
1.3 Devenir frère
2. Qu’est-ce que le handicap ?
2.1 Qu’est-ce que le handicap pour Sacha et Liam ?
2.2 Définition et évolution du concept
2.3 Perception et représentation du handicap
2.3.1 Le handicap perçu comme une menace
2.3.2 Le handicap perçu comme une souffrance
2.3.3 Le handicap perçu comme un défi à relever
2.3.4 La situation vécue, perçue comme « normale »
3. Qu’est-ce qu’être frère ou soeur d’un enfant en situation de handicap ?
3.1 Rester frère ou soeur : la fratrie face à la fragilité de l’un des siens
3.1.1 Comment cela s’exprime-t-il chez Sacha et Liam ?
3.1.2 Le sentiment d’être oublié
3.1.3 Une représentation de soi fragilisée
3.1.4 Des difficultés de séparation, d’individualisation et une aliénation au double
3.1.5 L’expression difficile de la honte, de la culpabilité, de la jalousie et de l’agressivité
3.1.6 Surprotection, hypermaturation et parentification
3.1.7 Rester frère ou soeur, entre enjeu relationnel fraternel et enjeu familial
3.2 Entre besoin de savoir et possibilité de penser la fratrie comme une ressource
3.2.1 La pire des souffrances est celle qui ne peut se dire, être entendue et partagée
3.2.2 La subjectivation du handicap
3.2.3 Le frère ou la soeur comme ressource
Partie III – Comment accompagner ces fratries
1. Le groupe fratrie comme principale réponse
1.1 L’apport du groupe dans le champ du soin
1.2 La singularité du groupe fratrie
1.2.1 Le groupe fratrie de mon lieu de stage
1.2.2 Les autres groupes fratries
2. Résultats du groupe fratrie
2.1 Apports et limites pour Sacha et Liam
2.2 Apports et limites perçus par les co-thérapeutes
2.3 Apports et limites pour la fratrie d’enfants en situation de handicap
Partie IV – Le psychomotricien pourrait-il aller plus loin ?
1. Spécificité du psychomotricien dans ce dispositif
1.1 Rôle et fonction du psychomotricien auprès des frères et soeurs
1.1.1 Le spécialiste du développement psychomoteur et du langage corporel
1.1.2 La lecture spécifique du corps ou l’observation psychomotrice
1.1.3 Aider l’enfant à identifier ses ressentis, comprendre son corps et ses limites
1.1.4 Aider l’enfant à habiter son corps
1.2 Rôle et fonction du psychomotricien dans le groupe fratrie
1.2.1 Illustration clinique de la complémentarité de nos métiers du soin
1.2.2 Le rôle central du corps dans le groupe
1.2.3 Favoriser la construction identitaire via le groupe
1.2.4 Porter un regard et apporter une présence singulière
1.2.5 Favoriser le jeu
1.2.6 Proposer des médiations corporelles
2. Faire évoluer les pratiques et les représentations
2.1 Innover
2.1.1 En proposant des temps d’ouverture et d’expressivité du corps
2.1.2 En proposant des temps de recentrage sur soi
2.2 Oser (s’)affirmer
Conclusion
Epilogue
Bibliographie
Annexe

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