Récit et structures de la Cour pénale internationale

 Récit et structures de la Cour pénale internationale

Il s’agit ici de proposer tout d’abord une contextualisation successivement historique et juridique de la Cour pénale internationale, à travers une courte présentation du contexte qui a présidé à sa naissance (A.1), puis de ses principales caractéristiques institutionnelles (A.2). Il nous a semblé par ailleurs utile de détailler le fonctionnement d’un de ses organes, le Bureau du Procureur. Visage et cœur politique de l’institution, principale interface de la Cour avec les États et la société civile, le Bureau du Procureur s’est trouvé au centre des principales polémiques qu’a connu la CPI depuis sa création. Les spécificités de cet organe font pour beaucoup celles de la Cour pénale internationale, comme l’a montré l’affaire Katanga. Revenir de façon détaillée sur ses structures et ses évolutions nous permettra de mieux comprendre les mécanismes internes et les dynamiques qui travaillent la Cour dans son ensemble en-deçà de sa visibilité publique (B). 

La mise en mouvement de la Cour pénale internationale

 L’instauration de la Cour pénale internationale, en 2002, constitue une étape idéalement finale et longtemps attendue dans la construction de l’édifice de la justice pénale internationale . Il s’agit pour nous de revenir brièvement sur cette évolution historique, ainsi que sur les principales étapes et discours légitimants qui l’ont accompagnée. Très largement établie par ailleurs, cette courte généalogie nous amènera cependant à nous attarder avec plus d’attention sur les années qui ont entouré la création et la mise en marche de l’institution. Par un décentrement de notre regard et une contextualisation aussi large que possible de ces années charnières, nous tenterons de comprendre ce qui amena la Cour à faire les choix qui marquèrent ses premières années, et suscitèrent tant de polémiques (1). Nous prolongerons cette réflexion en tentant de la mettre en regard avec la structure de l’institution, ses originalités, novations et principales caractéristiques juridiques, économiques mais aussi sociales et politiques (2). 

Le contexte de formation de la Cour pénale internationale : une proposition de récit

 Initié avec la création des Tribunaux de Nuremberg et de Tokyo à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le long chemin qui a amené à la création de la Cour pénale internationale a transformé la gestion des après-conflits en légitimant a posteriori la supériorité morale des vainqueurs matériels, non seulement par l’inventaire détaillé des crimes commis par les vaincus, mais en offrant à ces derniers la possibilité de s’en défendre et de contester les accusations portées contre eux. Une utilisation de la justice pénale comme purgatoire symbolique des conflits qui avait été envisagée à la suite de la Première Guerre mondiale, lorsque les vainqueurs tentèrent sans succès de juger Guillaume . Les polémiques furent bien plus nombreuses concernant le Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient. La tutelle américaine, beaucoup plus lourde, entraîna de nombreuses dissensions, et ce jusqu’entre les juges, et réduisit très fortement sa puissance symbolique et l’impact de ses procédures. Voir l’étude drigiée contre la paix, fondement utilisé dans les procédures, n’avaient guère de valeur juridique  milliers de collaborateurs du régime nazi aux échelons inférieurs, permettant ainsi une discrète épuration juridique, complémentaire à l’action symbolique du Tribunal international. Tandis qu’Hollywood, qui avait joué un rôle essentiel dans la mobilisation pendant la guerre, marchait vers la plus grande crise de son histoire, les États-Unis trouvaient en Nuremberg et son tribunal un formidable outil alternatif pour « faire récit » et mettre en scène, pour ne pas dire théâtraliser, l’histoire immédiate. Lorsque, pendant le procès, furent montrés les films tournés à la libération des camps de concentration49, des néons installés dans le tribunal diffusèrent une lumière éclairant légèrement les visages des accusés nazis et faisant voir, en contraste avec la pénombre du reste du Tribunal, leurs seules réactions aux journalistes et aux photographes. Devenues instantanément des icônes, les images prises dans les salles du Tribunal et montrant leurs regards tantôt horrifiés, tantôt détournés, justifiaient à elles seules le bien-fondé des six années de guerre passées et la légitimité de l’imperium moral que l’Amérique s’apprêtait à incarner. Pour la première fois, la mise en image du réel suffisait à faire récit et imposa une lecture définitive, dichotomique et sans contestations possibles du passé immédiat. Vainqueurs et vaincus, bien et mal se faisaient face avec un tel degré d’évidence qu’un niveau de fiction supplémentaire devenait   superflu. La justice se substituait à Hollywood avec brio 50 , incarnant un spectaculaire sans excès, au scénario suffisamment crédible et équilibré pour susciter l’adhésion de tous, tandis que la photographie et les « informations » permettaient de faire événement à l’échelle mondiale. Malgré des initiatives visant à prolonger les balbutiements du droit international pénal, la justice pénale internationale ne connut pas de nouveaux développements significatifs jusqu’à la fin de la guerre froide, montrant sa dépendance aux évolutions géopolitiques et sa subordination à la volonté des grandes puissances. Le sentiment d’humanité indivisible, déjà contestable alors que plus de la moitié du monde était colonisé, s’effondrait avec la guerre froide et la mise en place du rideau de fer. Alors que l’universalisme a le plus souvent été accompagné d’une sélectivité particulièrement importante – l’appel à l’humanité comprenant le plus souvent l’exclusion de populations dont l’exploitation et la mise en minorité peut toujours être justifiée, c’est maintenant deux universalismes d’égale légitimité qui vont se confronter et se nier. Chacun avec une conception fondamentalement différente des « droits humains » et de leur extension. La chute de l’URSS et l’abdication de son système de valeurs au profit du modèle libéral doivent se lire dans cette perspective de confrontation universaliste. Les accords d’Helsinki avaient permis d’amorcer un retour à un ordre commun, consacrant les droits de l’homme comme valeur partagée par les deux blocs, et donc universalisable. L’importance de l’adhésion à ce discours, sous-estimée à l’Est, donna aux dissidents et aux contestataires l’opportunité d’entamer une résistance « légaliste », puisque s’appuyant sur un texte et une parole officiellement adoptés par le pouvoir 52 . L’effondrement du bloc soviétique quelques années plus tard mit un terme à un clivage idéologique de cinquante ans qui avait écrasé tous les autres. Comment ne pas comprendre l’ivresse idéologique qui s’empare alors de tant d’acteurs, de Francis Fukuyama aux principales ONG ? À nouveau, un modèle d’Homme domine les autres et peut prétendre à la Vérité, parce qu’appuyé par un pouvoir politique à l’emprise, et à l’ambition, quasi-universels. L’émergence des tribunaux internationaux d’exception à compétence limitée (tant territorialement que temporellement), regroupés sous la dénomination de « Tribunaux pénaux internationaux », consacre cette unité retrouvée. L’unanimité de façade de la communauté internationale permet de rendre invisibles, médiatiquement comme intellectuellement, l’important rejet que provoque le modèle occidental dans de nombreuses parties du monde. Les violentes insuffisances de la gouvernance mondiale comme des démocraties libérales, longtemps masqués par la bipolarité – terme dont la polysémie devrait être interrogée – restent inaccessibles aux élites aveuglées par l’illusion de la victoire, alors qu’elles redeviennent des enjeux politiques de premier plan..Comme dans toute configuration historique similaire, cet empire sur le monde dont la figure tutélaire est devenue les États-Unis d’Amérique amène rapidement à des excroissances contestées. Aux mécanismes multilatéraux, qui suscitent des frustrations du fait de leur lenteur et ne semblent plus nécessaires, succède rapidement une capacité auto-attribuée à définir le juste qui décompose minutieusement la régulation balbutiante de l’échelle internationale. L’évolution du système passe par une transformation du droit, qui permettra dès la fin des années 1990 à des États comme Israël53, considéré par les néo-conservateurs américains comme le porte-glaive de la civilisation occidentale en territoire ennemi – pour ne pas dire barbare – de théoriser et justifier les « assassinats ciblés » au lendemain du déclenchement de la seconde Intifada (2000). La mise en place des campagnes de la CIA, calquées sur le modèle israélien, doublée des « vols secrets » et de campagnes de torture systématique ne feront que prendre la suite de ces prémices pour leur donner une nouvelle dimension. Le maintien de l’ordre à l’échelle mondiale, esquissé par les entreprises coloniales puis la guerre froide, devient un objectif tangible ayant ses règles propres : les objectifs sécuritaires se substituent aux ambitions collectives, à l’échelle internationale comme à l’échelle nationale. L’impunité de l’État et ses constituants, patiemment déconstruite a priori par le droit international pénal, trouve un développement d’autant plus exponentiel qu’elle s’accroît maintenant d’espaces qui combinent règne de la puissance et rejet de toute contrainte juridique extérieure. Dès l’intervention américaine en Somalie, en 1993, qui avait suscité pour réplique immédiate le premier attentat attribué à une organisation alors inconnue du nom d’Al Qaeda, s’étaient dessinées les dérives de la confusion entre victoire de la puissance et de la morale, et avec elles les premiers échecs de l’universalisme libéral. La multiplication des espaces d’exception n’en a été que la suite logique, entretenant une relation plus ambiguë qu’au premier abord avec le développement du droit international pénal et que nous détaillerons plus en avant. Pourtant, dans l’immédiat de l’après-guerre froide, ces espaces d’exception en devenir, qui ne peuvent qu’exister en contraste d’un ordre naissant, ne sont toujours pas visibles, et encore moins analysés. L’affaiblissement des stratégies d’alliance et la réduction de l’importance accordée aux conflits limitrophes aux empires ouvre initialement une fenêtre pour l’extension des droits de l’homme et du multilatéralisme : c’est ainsi que sont présentés et mis en place coup sur coup le Tribunal pénal international pour l’Ex-Yougoslavie54 et le Tribunal pénal international pour le Rwanda55. Les États-Unis, sûrs de la transcendance de leur système de valeurs et de leur puissance, ne craignent pas de souffrir de l’établissement d’un tribunal indépendant dans des conflits périphériques où ils ne sont plus directement impliqués, tandis que la Russie ne peut qu’acter, temporairement du moins, l’échec de son modèle et la suprématie de la puissance occidentale. Comme à Nuremberg, le rapport de force est suffisamment écrasant  du Conseil de sécurité de l’ONU, 8 novembre 1994, créant un tribunal compétent pour crimes de génocide et autres violations graves du droit international humanitaire commises entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994 sur le territoire du Rwanda ou par des citoyens rwandais sur des territoires concomitants (S/RES/955). Un#regard#sur#la#Cour#pénale#internationale 70 pour que la mise en récit puisse prendre l’apparence du réel et de principes immanents, réduisant discursivement la situation à un affrontement entre bien et mal, entre ombre et lumière. S’appuyant, outre leur Statut et textes afférents, sur la jurisprudence des tribunaux de l’après-guerre, le droit international humanitaire et les diverses conventions formant la « coutume internationale » et élaborés depuis lors, les TPIY et TPIR reposent sur un droit incomplet, leurs statuts ayant été élaborés dans un temps très court, et offrent de telles garanties procédurales que la lenteur de leur action concentre toutes les critiques. Dépendant d’un financement exogène aux pays où ils agissent56, les tribunaux ad hoc rencontrent au départ de nombreuses difficultés pour faire appliquer leurs décisions, et tardent à juger leurs accusés. Malgré tout, et malgré les controverses propres à toute fondation de droit, le « droit à l’universalité » leur est globalement reconnu, découlant d’une acceptation assez unanime de leur impartialité à l’extérieur des pays concernés .

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