Reconstitution de la composition des forêts préindustrielles du sud-est du québec à partir des archives d’arpentage (1846-1949)

Composition des forêts préindustrielles

Les observations utilisées pour décrire la composition des forêts préindustrielles sont les énumérations d’ espèces, incluant celles comportant des perturbations. Ces énumérations n’ apportent pas d’indication directe quant à l’ abondance des taxons dans les peuplements, mais laisse présumer qu e les taxons sont énumérés selon leur ordre d’importance. Un taxon noté dans la position #’1 d’une énumération serait donc plus abondant ou dominant qu’un taxon noté dans la deuxième ou troisième position. Un indice appuyant cette prémisse est que, pour des peuplements adjacents, les mêmes taxons sont souvent énumérés dans un ordre différent. Ces considérations ont aussi été amenées par des études ontariennes ayant utilisées des archives d’ arpentage similaires (Gentilcore et Donkin, 1973 ; Jackson et al. , 2000). Dans cette étude, nous avons présumé que les taxons sont énumérés en ordre décroissant d’importance, selon l’appréciation visuelle des arpenteurs. Les arpenteurs identifiaient les arbres en français ou en anglais, souvent uniquement au niveau du genre. Il est quand même possible d’identifier au niveau de l’espèce plusieurs des termes utilisés. Par exemple, le terme « sapin» réfère directement au sapin baumier, puisqu’une seule espèce de sapin est naturellement présente au BSL.

Par contre, cela n’est pas envisageable pour les termes « épinette », « frêne », « pin », « érable», et « peuplier » puisque tous ces genres sont représentés par plus d’une espèce dans la région d’étude. Concernant le terme « érable », il était possiblement employé pour désigner l’érable à sucre plutôt que l’érable rouge, puisque certains arpenteurs utilisaient le terme « plaine » pour désigner l’érable rouge (Marie-Victorin, 1995). Toutefois, il faut considérer que plusieurs arpentages se sont déroulés à des périodes de l’année où les arbres avaient perdu leurs feuilles, ce qui a pu ren »dre difficile la distinction entre ces deux espèces. Pour ces raisons, « plaine » et « érable» ont été regroupés sous l’expression « érable». Ensuite, comme le terme «merisier» fait référence au bouleau jaune, le terme «bouleau » indique vraisemblablement le bouleau à papier, puisque ces deux termes étaient souvent utilisés en même temps et qu’il s’agit des deux principales espèces du genre Betula que l’on retrouve au BSL. Les termes ambigus ou très peu fréquents ont été mis dans le groupe « autres ». Tous les termes rencontrés ainsi que leur équivalent moderne sont présentés dans l’annexe 1 où la nomenclature utilisée est celle de (Marie-Victorin, 1995).

Deux métriques ont été utilisées afin de décrire la composition forestière préindustrielle. Premièrement, la fréquence de chaque taxon a été mesurée en divisant le recouvrement linéaire des énumérations où chacun était noté par le recouvrement linéaire total des énumérations. Deuxièmement, un indice de fréquence par position d’énumération a été calculé. Cet indice développé par Scull et Richardson (2007) permet de connaître dans quelle proportion chacun des taxons occupent les différentes positions dans les énumérations. Par exemple, lorsque l’on divise le recouvrement linéaire des observations de sapin à la position #2 par le recouvrement linéaire des observations contenant au moins 2 taxons, on obtient la proportion de positions #2 occupée par le sapin. Dans cette étude, le terme « dominance » fait référence à la position # 1 dans les énumérations. Les expressions désignant un type de couvert comme « bois franc », « bois mêlé », « bois mou », etc. n ‘ont pas été considérées dans les analyses, sauf les termes « cédrières », « érablières », « sapinières », etc. parce que ceux-ci font directement référence à la dominance de certains taxons. L’inclusion de ces observations apporte un biais dans l’estimation de la fréqùence des taxons qui pourraient accompagner le thuya, l’érable, le sapin, etc. mais ne cause pas de biais dans l’estimation de la dominance des taxons. Ce biais introduit est probablement moins important que celui qui aurait résulté de l’exclusion de ces observations. Les relevés d’arpentage contenant en majorité des observations sur les couverts forestiers ont été exclus des analyses. Un indice de cooccurrence a été calculé entre les taxons dominants et ceux notés dans les positions suivantes. Par exemple, le thuya a été noté entre 40% et 60% des cas lorsque le sapin était dominant (tableau 3). Pour sa part, le sapin a été noté entre 60% et 80% des cas lorsque le thuya était dominant. Ces calculs ont été effectués à partir des formules suivantes:

Changements de composition au cours du XXe siècle les inventaires forestiers récents et les données d’arpentage montre une diminution de la dominance des conifères au profit des feuillus depuis le XIXe siècle. Dans les inventaires de 1980-2009, les conifères comptent pour 45,4% des arbres notés à la position # 1 de surface terri ère, une diminution de 27,1 % par rapport à l’époque préindustrielle (tableau 2). Le taxon ayant subi la plus grande diminution de dominance est le thuya, passant de 32,7% à 14,7%, alors que la dominance du sapin, des épinettes, et du bouleau jaune s’est respectivement abaissée de 21,9% à 19,8%, de 16,8% à 10,4%, et de 6,5% à 3,8%. À l’inverse, la dominance des érables (érables à sucre et érable rouge) a augmentée de 13,2% à 22,6%, et celle des peupliers de 1,4% à 17,3% depuis la période préindustrielle. Ces deux taxons, combinés au bouleau à papier, dominaient 48,3% des forêts inventoriées entre 1980 et 2009, alors qu’ils dominaient seulement 19,4% des forêts au XIXe siècle. Les différences de fréquence entre les époques vont dans le même sens que les différences de dominance pour le thuya, les érables, le bouleau à papier et les peupliers (tableau 2).

Par contre, même si leur dominance a diminuée, la fréquence des épinettes et du bouleau jaune est demeuré stable depuis le XIXe siècle, alors que la fréquence du sapin a augmenté de plus de 20%. La plupart des arbustes présentent une fréquence et une dominance plus élevées dans les inventaires forestiers modernes que dans les observations d’arpentage, hormis l’aulne, qui semble beaucoup moins fréquent et dominant aujourd’hui parmi les arbustes qu’il ne l’était au XIXe . À l’échelle des peuplements, la forme de la distribution de fréquences des taxons en fonction de leur position dans les énumérations est similaire entre les époques, hormis pour les frênes (figure 6). Les changements de fréquence et de dominance à l’échelle de la région d’étude s’expriment de manière différente en fonction de l’altitude. Alors que la fréquence et la dominance des peupliers et des érables ont particulièrement gagné du terrain sous les 360m, le bouleau à papier est aujourd’hui plus fréquent et dominant vers les hautes altitudes (figure 8). La fréquence des épinettes, du sapin et du thuya semble avoir diminuée de façon équivalente dans les différentes bandes altitudinales, alors que la fréquence et la dominance des taxons formant le groupe « autres» est davantage concentrée vers les plus hautes bandes altitudinales dans les inventaires de 1980-2009 par rapport à l’époque préindustrielle.

DISCUSSION

Le thuya, le sapin et les épinettes étaient les espèces les plus fréquentes et les plus dominantes dans les forêts préindustrielles du BSL, notamment sous les 360m d’altitude. Les érables dominaient entre 360 et 460m d’altitude, même si leur fréquence y était relativement faible. Les érables étaient souvent accompagnés par le bouleau jaune et le hêtre, mais aussi par le sapin et les épinettes. Les bouleaux à papier et jaune étaient fréquents dans tous les secteurs et à toutes les altitudes, mais le plus souvent comme espèces compagnes. La faible fréquence et la faible dominance des érables dans les basses terres s’expliquerait par le drainage d’air froid vers le fond des vallées combiné à des sols plus humides, limitant leur implantation (Barras et Kellman, 1998). Un assemblage similaire d’espèces a été documenté dans les forêts préindustrielles adjacentes du nord-est du Maine (Lorimer 1977, Cogbill et al. 2002). Le thuya est le taxon qui a subi la plus grande baisse de fréquence et de dominance depuis l’époque préindustrielle. Plusieurs raisons peuvent être invoquées pour expliquer cette tendance. D’abord, cette espèce a été fortement exploitée à partir de la fin du XIXe siècle pour la fabrication de bardeaux, de dormants de chemin de fer, de poteaux de téléphone, de pièces de bois pour la construction de maisons, etc. (Langelier, 1906; Fortin et al., 1993).

Ensuite, des études ont montré les difficultés de régénération du thuya suite aux coupes totales (Heitzman et al., 1997; Heitzman et al., 1999; Sorel, 2004) et aux feux (Bergeron et Charron, 1994; Archambault et al., 1997), et son remplacement par des espèces plus compétitives et à croissance plus rapide comme l’érable à sucre, le peuplier faux-tremble et le sapin baumier (Abrams et Scott, 1989; Bergeron et Charron, 1994). Le thuya se régénère mieux sur les terrains humides en raison de la faible compétition interspécifique, et des conditions plus propices à sa germination et à sa multiplication végétative par marcottage (Scott et Murphy, 1987; Heitzman et al. , 1999; Cornett et al., 2000). Puisque les plus beaux spécimens visés par la récolte étaient retrouvées sur les terrains bien drainés et sur les pentes à l’époque préindustrielle (Langelier, 1906; Curtis, 1946), il n’est pas étonnant qu’on le retrouve aujourd’hui presqu’exclusivement sur les sites mal drainés et les falaises (Robitaille et Saucier, 1998). Étant donné sa croissance relativement lente, son confinement sur certains sites et la pression potentiel de broutage par le cerf de Virginie (Odocoileus virginianus) (Larouche, 2007), le retour du thuya comme composante importante des paysages forestiers du BSL devra nécessairement s’appuyer sur des initiatives de conservation et de restauration. Les changements de fréquence et de dominance du sapin et des épinettes depuis le XIXe siècle ne se sont pas fait de la même façon que pour le thuya.

La comparaison avec les inventaires modernes a montré une baisse moins importante de leur dominance, surtout pour le sapin, et une augmentation marquée de la fréquence du sapin alors que celle des épinettes est demeurée stable. Cette situation pourrait s’expliquer par la tolérance à l’ombre du sapin baumier et par la grande quantité de semis qu’il produit en sous bois, lui permettant de profiter ‘ rapidement des ouvertures créées par les coupes et les feux (Archambault et al., 1997; Archambault et al., 2006; Prévost, 2008). Le sapin baumier a également pu augmenter sa fréquence par le biais des épidémies de tordeuse des bourgeons de l’épinette, lui qui y est fortement associé (Baskerville, 1975; Blais, 1983). La grande sévéri té de la dernière épidémie (1967-1992, MRNFQ (2009» est peut-être due à une expansion des sapins dans la première moitié du XIXe siècle, ce qui en retour a possiblement augmenté davantage sa fréquence. Puisque l’épinette blanche est aussi reconnue pour profiter efficacement des ouvertures dans la canopée (Ruel et Pineau, 2002) et que ces deux taxons sont présents dans la majorité des peuplements actuels, l’ augmentation de leur dominance dans le futur est possible, surtout si des traitements sylvicoles sont planifiés en ce sens.

Table des matières

REMERCIEMMNTS
Résumé
TA BLE DES MA TIÈRES
LISTE D ES TA BLEA UX
LI STE D ES FIG URES
CHAPITRE 1 INTRODUCTION GÉNÉRALE
Prob1ématique
Méthodes de reconstitution de la végétation
Archives d ‘ arpentage
Archives d ‘arpentage dans l’Est du Canada
Limites des archives cl ‘ arpentage
Exploitation forestière au Bas-Saint-Laurent
Objectifs
CHAPITRE II RECONSTITUTION DE LA COMPOSITION DES FORÊTS PRÉINDUSTRIELLES DU SUD-EST DU QUÉBEC À PARTIR DES ARCHIVES D’ARPENTAGE (1846-1949)
INTR0DUCTION
RÉGION D’ ÉTUDE
MÉTH0DES
ANALYSES
RÉSULTATS
DISCUSSION
CONCLUSION
CHAPITRE III CONCLUSION GÉNÉRALE
RÉFÉRENCES Bibliographiques
ANNEXE 1

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