Science et mythes

ERDA OU LE SAVOIR

CHAPITRE III Sciences

Wotan gagne la conscience et la puissance en brisant une branche de l’arbre du monde. On sait ce qui l’en advint ; l’arbre du monde, garant de l’unité de l’univers dépérit, puis meurt. Les Nornes sont en scène au prologue du Crépuscule des Dieux, Elles tentent désespérément de tendre la Corde Sacrée qui leur permet de voir et comprendre l’avenir. Le frêne qui servait jadis de point d’ancrage est mort par la faute du dieu, et le rocher auquel l’une des trois Nornes a fixé la corde est tranchant…
Première Norne :
La roche dure coupe la corde
Peu tiennent ensemble les fils
Ils vont s’entremêlant
Angoisse et haine
viennent vers moi de l’anneau
Un vœu de vengeance
ronge les fils assemblés
Sais-tu ce qu’il advient ?
Troisième Norne :
Trop lâche le câble.
[…]
Il rompt !

Les trois Nornes :Science est à son terme

Cette science est celle de la divination. Mais au juste, connaître ce qu’il adviendra n’est-il pas l’un des buts majeurs de la science ? L’unité de l’univers éclate avec la rupture de la corde. Il est fortuit, mais pour le moins facétieux, que la science moderne invente la théorie des cordes – et des supercordes – pour tenter de construire la théorie unitaire achèvement de la Science, qui mettrait donc celle-ci à son terme. L’art de la divination s’éteint alors que se rompt la corde symbolisant l’union des trois mondes, et la science peut s’éteindre alors que sont créées les cordes unissant les quatre interactions fondamentales, réalisant ainsi la Théorie unitaire, rêve mythique des philosophes et des savants de toutes les époques.
Il est bien évident que les rapprochements qui vont être faits entre pensée scientifique et pensée mythique, ne prétendent nullement identifier la science à une espèce de mythe mais :
– que née, justement de la volonté – et la nécessité ? – de mettre en cause les mythes, elle a gardé, dans son esprit et dans ses méthodes des traces de ses origines ;
– que les buts profonds, eux n’ont pas changé. Avec cette nuance essentielle, qu’avec la science les hommes se sont donné des moyens autrement puissants de comprendre, de prévoir, et, pourquoi pas, d’expliquer.
Les textes philosophiques étudiant les rapports entre pensée scientifique et pensée mythique sont très nombreux. Nous nous bornerons, dans cette introduction à citer quelques passages d’un des ouvrages majeurs de E Cassirer. Il s’agit de développements concernant la notion de causalité qui est au centre de toute démarche scientifique et sur laquelle repose également la pensée mythique.« Selon Hume, on doit pouvoir dériver toute représentation de causalité de la représentation de la simple coexistence (page 67) […]. Si cela est vérifié – le fait que si deux représentations, dans la pensée mythique se trouvent à un moment en relation de proximité, on ne peut plus les disjoindre – il apparaît curieusement alors que Hume, alors qu’il analysait en apparence le jugement causal dans la science a découvert plutôt l’une des racines de toute explication mythique du monde.» Cassirer se réfère à Enquête sur l’entendement humain (GF-Flammarion), où Hume examinant l’idée de « connexion nécessaire » définit la cause comme « un objet suivit d’un autre et dont l’apparition conduit toujours la pensée à l’idée de cet autre objet» (opus cité page 144) ; et il précise, dans une édition ultérieure: « une cause diffère d’un signe vu qu’elle implique antériorité et contiguïté dans le temps et dans l’espace, aussi bien que conjonction constante […] Si la cause assignée à un effet ne suffit pas à le produire, il faut, soit rejeter cette cause, soit y ajouter des qualités…»Il est alors manifeste que Cassirer a « abandonné » Hume à un niveau superficiel de son analyse, et les citations reproduites ci-dessus montre les corrections à apporter au jugement du philosophe. A un certain niveau d’analyse démarche mythique et démarche scientifique se confondent, la différence se situant à un stade supérieur La pensée mythique en reste à la simple concomitance, la science affine constamment l’analyse des vraies causes, en variant les conditions expérimentales. La pensée mythique croit que le tam-tam fait, tous les matins lever le soleil, mais se garde bien de ne pas jouer un seul matin du tam-tam. La démarche scientifique consiste, en partie, à s’abstenir de jouer et de constater que le soleil se lève quand même. Ce qui ne peut être une preuve aux yeux du primitif, qui, avec logique peut toujours affirmer que, quelque part, à notre insu quelqu’un de prévoyant a bien exécuté les rites !Restons un moment encore avec Cassirer qui se livre à une étude très profonde des rapports entre pensée scientifique et pensée mythique.« Le mythe et la pensée scientifique ne se différencient pas, par la nature, la qualité, des catégories qu’elles emploient, mais par leur modalité .Les modes de connexion qu’ils utilisent pour donner la forme de l’unité au divers sensible et pour en rassembler le flot incohérent sous une figure se révèlent analogue et correspondant en tout point. Ce sont les “formes” les plus générales de la pensée et de l’intuition qui constituent l’unité de la conscience en tant que telle et donc l’unité de la conscience mythique autant que celle de la conscience scientifique pure.» Après ces brèves indications sur ce qui, selon Cassirer, unit pensée mythique et pensée scientifique, voyons, tout aussi sommairement ce qui les différencie profondément.
« La pensée théorique adopte face à ce qu’elle aborde en tant qu’« objet », avec des prétentions à l’objectivité et à la nécessité une attitude d’investigation, d’interrogation, de doute et d’examen : elle s’oppose à lui avec ses propres normes. La pensée mythique au contraire ne connaît aucun affrontement de ce genre. Elle n’ « a » l’objet que si elle est dominée par lui. Elle ne le possède pas en le construisant, et serait plutôt possédée par lui. Cette pensée n’est pas poussée par la volonté de comprendre l’objet, au sens de l’embrasser par la pensée et à l’incorporer à un complexe de causes et de conséquence. Elle est simplement prise par lui. »

Science et mythes

Notre cause est un secret dans un secret, le secret de quelque chose qui reste voilé, un secret que seul un autre secret peut expliquer, c’est un secret sur un secret qui s’assouvit d’un secret.
Ja’ far-al sâDIQ, sixième Iman, cité par U Eco (Le pendule de Foucault)
On peut dire que la science ne s’est pas totalement affranchie de ses racines mythiques, sans pour autant nier sa rationalité. Car il y a deux domaines à bien séparer :
– celui d’abord du discours scientifique, œuvres achevées du génie humain, théories cohérentes, définissant sans ambiguïté la notion de vérité .
– celui, ensuite, de la science en gestation, traversée de crises, de retour en arrière, d’avancées prodigieuses, où le langage est un mélange disparate de termes codifiés, d’expression vagues, d’images plus ou moins adaptées. Autrement dit, la science aventure humaine, avec ses grandeurs et ses faiblesses, pétrie de préjugés, de rêves, d’hypothèses folles cherchant à se faire reconnaître comme questions méritant d’être posées à l’intérieur du discours scientifique lui-même ;
De nombreux penseurs ont consacré une partie de leur réflexion à cette mise en évidence de la persistance insidieuse du mythe dans le discours scientifique, là où l’on ne devrait plus en trouver la moindre trace. D Sibony est psychanalyste, mais possède de solides connaissances philosophiques et mathématiques. Précédant le texte cité au chapitre 1, page X, l’auteur écrit : « Or les réflexions des scientifiques montrent cet effet poignant : à l’intérieur d’un discours apparemment formalisé et self-contained, on voit surgir de petites antennes, de petits appels à rendre compte de tout autre chose, à faire entendre la connivence avec « autre chose », et cela comporte une dimension symbolique, à l’œuvre bien qu’informulable dans les termes du discours scientifique.» Certes l’auteur nous met en garde contre toute confusion entre le symbolique et le mythologique ; mais le symbolique ne plonge-t-il pas ses racines dans le mythologique ? Comment savoir si la dimension symbolique exprime un non-dit appartenant à nos racines profondes, donc nécessairement mythiques, ou, au contraire tente d’éclairer un au-delà d’une pensée qui n’a pas encore de langage pour s’exprimer ?
René Thom – qui a quitté le terrain solide des mathématiques pures pour l’univers aventureux de la biologie théorique – se montre beaucoup plus radical. On connaît déjà ses critiques sans complaisance de l’acharnement expérimental en matière d’expérimentation en physique des particules ; Il déclare, au cours d’une discussion sur la nature des êtres mathématiques . « Même le « comment » pose suffisamment de question. On ne va pas remonter au Big Bang et à la concentration du plasma en gluons, en hadrons, etc. Nous nageons là en pleine mythologie moderne.» (Opus cité page 103)
C Levi-strauss ne pouvait manquer d’évoquer les rapports que la science moderne entretient avec la pensée mythique. Le passage qui suit nous propose une vision particulièrement pénétrante du problème :
« A quoi bon diront certains, s’acharner à percer, analyser, déjouer une stratégie que les mythes répètent sans les renouveler depuis, des dizaines, des centaines, de millénaires peut-être, alors que pour expliquer le monde, la pensée rationnelle, la méthode et les techniques scientifiques les ont définitivement supplantés? Le mythe n’a-t-il pas depuis longtemps perdu la partie ? Cela n’est pas sûr, ou du moins ne l’est plus. Car on peut douter qu’une distance infranchissable sépare les formes de la pensée mythiques et les paradoxes fameux que sans l’espoir de se faire comprendre autrement les maîtres de la science contemporaine proposent aux ignorants que nous sommes […]. Autrement dit, entre le savant qui accède par le calcul à une réalité inimaginable et le public avide de saisir quelque chose de cette réalité dont l’évidence mathématique devient les données de l’intuition sensible, la pensée mythique redevient un intercesseur […] Ainsi les événements que les savants imaginent pour nous aider à combler le gouffre qui s’est creusé entre l’expérience macroscopique et les vérités inaccessibles au vulgaire : Big Bang, univers en expansion, etc, ont tout le caractère des mythes […] Que des milliers d’événements, chacun hautement improbable, aient en quelques sept millions d’années, assuré le passage d’un monde d’où toute vie était absente, à un monde d’AN (acide nucléique) d’abord, puis à un monde d’ADN, cela semble si difficile à admettre que des savants pourtant illustres en sont réduits à forger des mythes ; les premiers germes de vie, disent-ils, seraient arrivés sur terre à bord d’un vaisseau spatial […] Il existe donc à nouveau pour l’homme un monde surnaturel […] Aux yeux du profane (c’est-à-dire l’humanité presque entière) ce monde surnaturel offre les mêmes propriétés que celui des mythes […]. De la façon la moins attendue, c’est le dialogue avec la science qui rend la pensée mythique à nouveau actuelle. »

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