Une préoccupation croissante de santé publique
De nombreux scientifiques et médecins sont de plus en plus préoccupés par les impacts des pesticides sur l’environnement et la santé et leurs recherches alimentent tant les travaux d’évaluation des pouvoirs publics que les interventions de diverses associations, organismes non gouvernementaux et journalistes. On assiste donc, au cours des dernières années, à un mouvement croissant d’information, mais aussi parfois d’alerte et de dénonciation, visant à encourager un plus grand respect de la santé publique et de l’environnement, notamment en s’attaquant de manière polémique à la problématique des pesticides.
Cette dernière a acquis aujourd’hui une audience sociale importante qui ne cesse de monter dans la hiérarchie des problèmes sanitaires et environnementaux identifiés et médiatisés comme l’a montré l’étude sur la presse du Groupe de Sociologie Pragmatique et Réflexive (GSPR) de l’EHESS en 200751 d’où nous extrayons ce graphique :
L’augmentation croissante du nombre d’articles parus dans la presse française à partir de 1996 peut être en partie associée à la parution de l’ouvrage de Theo Colborn « L’homme en voie de disparition ? » cette même année ainsi qu’aux nombreuses interventions ayant amenées à la signature du Protocole de Stockholm en 2001, ciblant 12 polluants persistants particulièrement nocifs pour la santé, comprenant plus d’une demi-douzaine de pesticides52.
Les occurrences d’articles de presse consacrés aux pesticides ne cessent de croître jusqu’au pic de 2006 avec notamment « l’affaire du purin d’ortie »53, considérablement médiatisée. La forte décroissance en 2007 serait en lien, d’après le GSPR, avec la concentration des articles sur l’élection présidentielle qui a évacué de la scène médiatique de nombreuses autres thématiques54.
Une gestion politique et réglementaire des pesticides exposée aux critiques et objet de controverses
Face à une documentation désormais substantielle des effets pour la plupart reconnus des pesticides sur l’environnement et la santé et sous la pression de la société civile et de certains scientifiques, les autorités publiques (nationales et supranationales-communautaires ou fédérales par exemple), ont fait évoluer les mécanismes d’évaluation des risques liés aux produits destinés à la protection et/ou à l’entretien des végétaux proposés par les firmes agrochimiques productrices des pesticides. Sans entrer ici dans le détail (ces questions seront traitées dans la partie 1 et 4 de la thèse), notons que les critères de cette évaluation des risques sont eux-mêmes sources de controverses et que c’est en partie les paradigmes épidémiologiques et toxicologiques classiques eux-mêmes qui sont remis en cause55. De plus en plus d’études publiées montrent en effet que les effets toxiques de certaines molécules chimiques sont observables à des doses d’expositions très faibles, voire infinitésimales notamment lors de fenêtres d’exposition particulières (au cours de la grossesse), alors que les protocoles retenus pour l’homologation d’une substance se basent essentiellement sur des doses provoquant des réactions aigües. Les intoxications chroniques ainsi que les phénomènes de bioaccumulation et de mélange des différentes substances (« effet cocktail ») commencent donc à peine à être prises en compte dans les protocoles d’évaluation (Règlement et Directive européens de 2009, entrés en vigueur en 2011).
Une autre source de critique tient au fait que les études utilisées par les autorités publiques compétentes pour autoriser la mise sur le marché des produits proviennent presqu’uniquement des firmes phytosanitaires productrices de ces pesticides : études qui ne sont ni rendues publiques, ni publiées dans des revues à comité de lecture, pour des raisons de secrets professionnels et commerciaux56.
L’éclairage québécois
Le contrepoint d’une investigation au Québec, même si elle n’a pas l’ampleur du dispositif de recherche élaboré en France, offre l’opportunité de confronter la situation française à un éclairage à partir d’un contexte très différent sur les modes de régulation et de gestion politiques de la question des usages domestiques des pesticides. Rappelons d’entrée de jeu que la France compte environ 65 millions d’habitants contre huit millions pour le Québec.
La quantité de pesticides (ingrédients actifs) utilisée au Canada en 2006 représente environ 7 2 000 tonnes) de la quantité utilisée dans les pays de l’OCDE58. On note une hausse de 7% des ingrédients actifs utilisés au Québec entre 2007 et 200859. L’année 2008 représente en effet une année record depuis les 17 années de compilation faites par le Ministère du développement durable avec 4 200 tonnes d’ingrédients actifs utilisées60. La vente totale de pesticides au Québec est donc inférieure aux seules ventes pour les jardins privés en France.
Au Québec, les ventes de pesticides dans le secteur agricole ont représenté 79 % des ventes totales en 2008 (3 300 tonnes de matières actives61) et les ventes pour les usages domestiques 8,3 %62 (347 tonnes d’ingrédients actifs soit 10 fois moins qu’en France). Si la surface agricole utile en France (32 millions d’hectares63) est environ dix fois plus importante qu’au Québec (3,5 millions d’hectares64), de leur côté les tonnages de pesticides utilisés sont près de 20 fois plus élevés en France qu’au Québec. Comment expliquer un tel écart ? La démographie constitue un facteur de distinction des consommations et les conditions pédoclimatiques sont très différentes, ce qui au Québec, limite considérablement les conditions de culture durant les mois d’hiver.
Sans négliger ces facteurs, c’est plus probablement la réglementation stricte des pesticides domestiques adoptée au Québec en 2003 (Code de gestion des pesticides), qui constitue l’une des explications les plus fortes. Ce code de gestion des pesticides, résultant d’une forte mobilisation associative relayée par un processus de consultation public organisé par le Gouvernement québécois, encadre strictement la vente et l’utilisation des pesticides pour les jardins et les espaces verts.
Si certaines spécificités de la situation québécoise (petit marché, nombre limité d’utilisateurs et périodes de jardinage plus courtes…) empêchent de faire une comparaison terme à terme car les enjeux diffèrent profondément, néanmoins, l’examen de la genèse et de la mise en œuvre de ce processus depuis 2003 est fort éclairant pour la situation française. Pourquoi, par qui, et comment cette réglementation, relativement coercitive, a-t-elle été portée ? Quelles résistances a-t-elle suscitées ? Quelles sont ses modalités d’application ? Le contrepoint québécois permet de saisir les logiques de régulation propres à chacune des configurations française et québécoise.
Au niveau de la pollution liée aux pesticides au Québec, les données obtenues montrent la présence de pesticides dans une vingtaine de rivières échantillonnées jusqu’à maintenant, soit la totalité des rivières testées. Des études récentes en Amérique du Nord et au Québec abou-tissent au même constat de contamination en milieu urbain. Une étude préliminaire effectuée au Québec en 2002, soit avant la mise en œuvre du Code de gestion des pesticides65, avait mis alors en évidence la présence de sept pesticides utilisés en milieu urbain encore présent à l’effluent des usines d’épuration. Parmi ces pesticides, on trouvait des herbicides tels que le 2,4-D et le mécoprop ainsi que des insecticides comme le diazinon et le carbaryl66.
Nous n’avons pas trouvé d’études qui permettent de comparer la présence et la quantité de ces substances depuis 2006 et la mise en œuvre effective du Code de gestion des pesticides.
D’après l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), le glyphosate est le principe actif qu’on retrouve le plus largement dans les eaux québécoises et il serait en augmentation importante ces dernières années67, notamment à cause d’une diffusion croissante des cultures OGM de type RoundupReady qui intègrent l’herbicide et ne meurent pas en sa présence68.
Ainsi, notre objet de recherche est traversé par différents enjeux : les risques avérés et suspectés des pesticides pour la santé et l’environnement, l’évolution des modes de vie, l’importance des usages des pesticides par les jardiniers amateurs, leur présentation comme inoffensifs par les producteurs et les distributeurs, les responsabilités des pouvoirs publics dans l’autorisation et la mise en marché de ces pesticides et enfin le rôle de la société civile, qui, par le biais d’une argumentation experte, s’inquiète des différents problèmes posés par ces substances, sonne l’alerte et demande des comptes. Dans ce contexte, et pour tenter de cerner la complexité de ces enjeux pluriels, nous avons élaboré un questionnement articulé en trois échelles d’observation relatives aux pratiques sociales, au marché et à l’action publique.
Questionnements et démarche de recherche
La démarche de la thèse, itérative et pragmatiste, cherche à comprendre une situation sociale problématique concrète en demeurant constamment ouvert à une reformulation des hypothèses explicatives visant à éclairer cette compréhension, voire du regard qui est adopté pour y parvenir69. L’aller-retour incessant entre la théorie et la réalité empirique, entre la déduction et l’induction qui caractérise notre travail, constitue par ailleurs une démarche fréquemment utilisée par les chercheurs, mais pourtant rarement désignée comme telle70. Il s’agit donc d’une méthode qui, avant même d’avoir été dans l’intention ou dans la réflexion, a émergé dans l’action, celle de la recherche en progression. Les questions qui structurent la problématique des usages des pesticides dans les jardins amateurs ne se limitent pas au seul champ des pratiques sociales et appellent, pour les saisir dans leur complexité (donc dans la réalité complexe au sens latin de complexus, « ce qui est tissé ensemble »)71, une lecture à plusieurs échelles72. Parce que les jardiniers font usage de pesticides fournis par un marché ouvert qui offre ses produits et régulé par des pouvoirs publics qui autorisent ces ventes, ces trois échelles que sont les pratiques sociales domestiques, les régulations par le marché et les régulations par l’action publique se sont révélées être des échelles d’investigation incontournables. Par ailleurs, la présence du « dossier des pesticides » sur la scène publique et politique n’étant pas étrangère aux mobilisations de la société civile, cet échelon méso-social est venu s’adjoindre aux trois précédents. Ces échelles d’observation constitueront, chacune à leur tour, une partie de cette thèse73.
L’explicitation de notre cadre d’analyse et la formalisation de nos questions et hypothèses de recherche seront développées dans la première partie, qui sera aussi consacrée à l’approche méthodologique adoptée. Nous avons défini cette dernière comme plurielle car le dispositif d’enquête retenu relève à la fois des méthodes qualitative et quantitative ainsi que d’un éclairage international apporté par l’enquête menée au Québec (Partie I).
La première échelle d’observation, celle des pratiques sociales domestiques et des usages des pesticides par les jardiniers amateurs (Partie II) privilégie une approche par les usages réinscrite dans une sociologie des pratiques quotidiennes de jardinage. La posture de base, dans le sillage des recherches sur le quotidien et le domestique74, a été de considérer comme signifiants les usages et les comportements les plus familiers, ceux-là mêmes dont le sens réel en vient à se soustraire à la perception de ceux qui en sont les acteurs. Cette sociologie des pratiques domestiques saisit au travers des pratiques de jardinage, une figure de l’usager, de l’utilisateur, comme acteur à part entière de la problématique sanitaire et environnementale des pesticides. Considérant que les pratiques et les usages domestiques sont liés au contexte spatio-temporel dans lequel ils se sont structurés, nous nous intéresserons au cadre d’action que constitue l’habitat75, représenté, non pas uniquement par la maison mais aussi par le jardin. « Espace de liberté pour les individus, [le jardin comme] le domicile, n’en reste pas moins un environnement avec lequel chacun doit composer, à défaut de le maîtriser complètement »76. Des stratégies diverses y sont donc bricolées pour vivre le quotidien et le façonner au goût des habitants77, en fonction des contraintes, de leurs expériences, de leurs socialisations (familiales, secondaires…). À cet égard : Quels types de rapports (possessif, utilitaire, sensible, émotionnel…) les acteurs (hommes et femmes) entretiennent-ils avec leur jardin, son aménagement, son entretien et donc l’utilisation des produits pesticides?
Comment les utilisateurs de pesticides de jardinage agissent-ils ou plutôt ré-agissent-ils face aux usages prescrits (par exemple aux messages publicitaires ou à ceux prescrits sur l’étiquette des produits de traitement) et officiels (ceux homologués par les instances réglementaires qui prévoient un produit pour un usage et sur un végétal donné, et une dose précise) ?
Ainsi, nous appréhenderons la pluralité des pratiques mises en œuvre par les jardiniers amateurs, selon la configuration (sociale, spatiale, temporelle et cognitive) des contextes dans lequel ils évoluent. Considérant que cet acteur est, en partie, conscient de l’influence structurelle qui pèse sur son action (notamment celle des différents messages qu’il reçoit de la part de son environnement), nous verrons comment il agit et réagit dans ses pratiques de jardinage quotidiennes.
