Un contrôle de gestion pour des organisations contraintes

Le contrôle capacitant, un contrôle de gestion pour des organisations contraintes

Imaginons une organisation…

Imaginons une organisation qui opérerait à l’échelle mondiale. Cette organisation disposerait d’un siège central, que l’on appellerait « la Centrale » ou « le Département », dans une grande capitale, ainsi que de services décentralisés dans une métropole régionale du même pays. Pour conduire ses activités, elle aurait au tout début de son histoire déployé des dizaines d’unités, que l’on nommerait des « postes », dans la presque totalité des pays de la planète, en premier lieu dans les capitales de ces pays, mais aussi dans un nombre conséquent de grandes villes. En outre, elle participerait au fonctionnement d’unités d’autres organisations opérant elles aussi aux quatre coins du globe de telle sorte qu’elles formeraient un réseau d’organisations ; elle pourrait Introduction générale – le contrôle capacitant, un contrôle de gestion pour des organisations contraintes 3 contrôler ces autres unités à 100 %, à l’image des filiales d’une entreprise, ou partiellement, comme c’est le cas dans des prises de participation. Bien entendu, il faut imaginer que cette organisation aurait une histoire ; nous pourrions la dater du début du XXème siècle, même si ses fondements pourraient être plus anciens.

Elle aurait ainsi dû traverser différentes phases au cours de son développement. Jeune, sa taille aurait été modeste et limitée à la Centrale ainsi qu’à un petit nombre de postes, qui aurait ensuite grandi lors de sa période de croissance. Puis, au fil du temps, comme toute organisation en croissance, si l’on se réfère au modèle de Greiner (1972, p. 41 ; 1998), elle aurait dû affronter différentes crises. Imaginons ainsi que cette organisation ait dû faire face à une crise de leadership qu’elle aurait pu surmonter au moyen d’une réforme importante de ses structures de direction, par exemple au travers de la création d’une grande direction rattachée au sommet stratégique et dédiée à ses opérations extérieures sur un secteur d’activité identifié. Cette réforme lui aurait permis de poursuivre son développement et de continuer à grandir, accroissant le nombre de ses postes, de ses unités délocalisées. Nécessairement, la conduite des activités de cette organisation ne se serait pas faite de façon désorganisée en laissant libre cours aux vicissitudes. La direction générale aurait dû mettre en place des dispositifs formalisés pour permettre son développement ; ses unités se comptant peu à peu par dizaines, il lui aurait fallu, en réaction à une crise d’autonomie, réussir une phase de délégation. En effet, il lui serait devenu difficile de diriger les opérations depuis la Centrale. Pour plusieurs raisons.

La première est, sans doute, la plus évidente. Si vous devez conduire des opérations depuis, disons Paris, que votre organisation mène, disons à Buenos Aires, en Argentine, peut-on croire qu’il serait possible de le faire « en différé », et non « en direct » ? Rappelons que notre organisation est ancienne, or l’utilisation systématique des technologies d’information et de communication, telles qu’Internet et le courriel avec ses possibilités d’envois de fichiers joints (textes, images, sons, vidéos) date d’à peine plus de vingt ans. La deuxième raison est que, même si l’on devait faire abstraction des technologies à la disposition de la Centrale et des postes, quelles seraient la connaissance du terrain d’opérations et la réactivité à distance temporelle et géographique de la part de membres du sommet stratégique ou de la technostructure qui seraient coupés des réalités locales ? En effet, cette organisation, aussi importante soit-elle, ne fonctionnerait pas en autarcie et elle devrait mettre en place, si elle œuvrait sur des sites distants les uns des autres, un dispositif de délégations. Elle évoluerait ainsi dans un jeu d’interdépendances que l’on  peut éclairer par la théorie des parties prenantes qui considère ces dernières comme tout groupe ou individu qui peut affecter ou être affecté par la réalisation des objectifs de l’organisation (Freeman, 1984, p. 46)1 . En outre, la question de la délégation s’inscrit directement dans les fondements du contrôle de gestion.

En effet, durant les années 1916-1920, les dirigeants des entreprises General Motors (GM) et Du Pont de Nemours, Alfred Pritchard Sloan Jr. et Donaldson Brown, développèrent une méthode de management dite de « décentralisation avec contrôle coordonné » dans la mesure où ces grands groupes étaient confrontés à une complexité croissante due à leur taille, à la dispersion géographique de leurs unités et à leur stratégie de diversification (Bouquin, 2005a). Le type de contrôle qui suivit annonça un modèle classique de contrôle de gestion que l’on qualifie de « modèle Sloan-Brown » ; dans les années 1960, cette méthode managériale fut théorisée par Robert Newton Anthony, professeur à la Harvard Business School (Bouquin, 2006). Ainsi, l’organisation en croissance serait confrontée à un problème de délégation auquel le contrôle de gestion apporterait des réponses. Imaginons que cette organisation, toujours selon le modèle de Greiner, ait dû ensuite faire face à une crise de contrôle. En effet, son nombre d’implantations aurait suivi son expansion mondiale et ne se compterait plus en dizaines mais en centaines d’unités, elles-mêmes prenant différentes formes. Quels dispositifs de coordination pourraient être mis en place alors que ses unités prendraient différentes formes, se développeraient à la façon d’une pieuvre déployant ses tentacules et mèneraient de nombreuses activités qui se recouperaient plus ou moins ? Soyons plus précis quant à la nature de ces activités pour faciliter notre compréhension.

Découvrons cette organisation

Cette organisation existe. Elle n’est pas unique, d’autres lui ressemblent. Nous sommes allé à sa rencontre, ainsi qu’à celle de quelques autres. Certes, la rencontre n’a pas été facile, ni simple. Paradoxalement, pour une organisation qui pratique la coopération, qui promeut les échanges et la diversité culturelle, il fut délicat d’entamer le dialogue. D’ailleurs, cette situation ne fut pas que nôtre, elle est partagée par les personnes qui se sont également essayées à l’ouvrage : journalistes, écrivains, chercheurs et simples curieux. Disposons-nous à cet égard de travaux de recherche en contrôle de gestion, voire en sciences humaines, sur cette organisation ? Nous n’en avons recensé aucun en contrôle de gestion et peu en sciences humaines, la plupart étant exploités dans la présente recherche. Le sort n’en est guère différent en ce qui concerne ses organisations sœurs à l’étranger, alors que la recherche académique dispose de nos jours d’un nombre considérable de travaux de recherche sur des organisations publiques et que de nombreux ministères, comme ceux en charge de la santé, de l’éducation, de l’enseignement et de la recherche, sont bien placés en la matière. 5 « Management control is the process by which managers influence other members of the organization to implement the organization’s strategies » (Anthony, 1988, p. 10). Introduction générale – le contrôle capacitant, un contrôle de gestion pour des organisations contraintes 10 Nous l’avons compris, cette organisation que nous avons imaginée puis que nous avons essayé de comprendre relève d’un ministère que l’on pourrait qualifier de discret, à défaut de secret.

Discret par son budget d’abord ; en France, il ne représente, si on l’apprécie sur une longue durée temporelle depuis le début de la cinquième République, guère plus d’un pour cent du budget de l’État au titre de ses crédits de paiement ouverts par mission (données 2014). C’est pourquoi cette organisation qui ne « consomme » même pas 5 % du budget total du ministère ne peut véritablement constituer une variable d’ajustement budgétaire autre que marginale en matière de finances publiques. Discret aussi par sa culture interne liée à son activité principale, la diplomatie. Sur ce point, nul besoin d’argumenter, l’activité diplomatique pouvant être perçue au travers de « l’institution du secret comme tradition de la négociation diplomatique » (Colson, 2009), d’où la célèbre formule du « secret diplomatique ». Toutefois, cette organisation, qui fait l’objet d’un processus de modernisation et de réformes quasi-permanent, connaît une véritable mue depuis une dizaine d’années, si bien que, en ce qui concerne sa culture de la confidentialité, elle cherche depuis peu à se faire connaître du grand public. Elle l’invite ainsi à la rencontre de ses employés, organise des journées « portes ouvertes », présente ses métiers, dispose d’une cellule « réseaux sociaux »6 , cherche à susciter des vocations et diffuse depuis l’édition 2013 de la « semaine des ambassadeurs », qui se dénommait auparavant « conférence des ambassadeurs » et pour laquelle l’organisation ne communiquait pas vers le grand public, des web-documentaires intitulés « Confidences d’ambassadeurs. Loin des clichés sur la diplomatie, des ambassadeurs racontent des moments forts de leur carrière » . Nous aussi avons souhaité en savoir davantage. Pas sur l’activité des ambassadeurs puisque plusieurs d’entre eux ont publié, parfois à compte d’auteur, des ouvrages abondamment nourris de leurs mémoires. Nous avons souhaité mieux comprendre et saisir cette organisation, et, plus particulièrement, pour nous permettre d’approfondir notre connaissance, nous concentrer sur une partie de cette organisation qui relève d’une direction générale qui pilote le réseau des « postes » dans le domaine de la coopération et de l’action culturelle.Ce réseau, l’organisation l’appelle le « réseau de coopération et d’action culturelle » (RECAC). Nous nous y sommes intéressé parce que nous avons pu le connaître en exerçant en son sein à l’occasion de trois missions dans des postes à l’étranger, pendant dix ans. Sans cela, nous n’y aurions sans doute jamais été sensibilisé.

Et nous n’y aurions probablement pas eu un accès de la qualité de celle dont nous avons bénéficié. Or, il est remarquable à plus d’un titre, notamment en ce qui concerne l’irruption et l’importance que la dimension gestionnaire y a pris au cours des dix dernières années, à la faveur de la mise en place de la loi organique relative aux lois de finance (LOLF). La nouvelle gestion publique française a ainsi consacré le passage d’une logique de moyens à une logique de résultats, « à passer d’une « culture de moyens » à une « culture de résultats » » (Chatelain-Ponroy et Sponem, 2008, p. 1 ; Bessire et Fabre, 2014, introduction) en sorte de satisfaire un objectif d’efficience au regard de contraintes budgétaires fortes ainsi qu’un objectif d’efficacité pour atteindre les objectifs dévolus aux organisations, en l’occurrence des administrations publiques8 . Le RECAC constitue sans nul doute une organisation originale au sein de l’administration publique française. En effet, s’il n’est guère connu du grand public en France c’est d’abord parce que ses activités sont réalisées hors de France. De ce fait, les ressortissants nationaux ne sont guère sensibilisés à ses activités puisque les bénéficiaires directs du RECAC sont des étrangers résidant, vue de France, à l’étranger ; le contribuable français ne retire par conséquent qu’un bénéfice indirect des activités du RECAC, au travers de ce que l’on qualifie de « diplomatie culturelle d’influence », alors qu’il subventionne directement ce réseau. En outre, le RECAC présente une particularité : ce sont les ambassadeurs de France, chefs de poste, qui sont placés de façon hiérarchique à sa tête dans leurs pays de résidence. Toutefois, leurs compétences dépassent largement la coopération et l’action culturelle ; lorsqu’il s’agit d’ambassadeurs, on pense à l’activité diplomatique et consulaire qu’ils conduisent au sein des missions diplomatiques, la partie culturelle étant souvent occultée. Le RECAC est pourtant actif depuis le siècle dernier, connu et reconnu par ses partenaires locaux et de nombreux publics à l’étranger.

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