Un Management de proximité en voie de disparition

Un Management de proximité en voie de disparition

Dans le développement de cette partie, nous ferons état de la disparition progressive des dispositifs incitatifs que nous avions mis en évidence dans notre typologie du chapitre 4. Notre typologie, qui consistait en une photographie à un instant T de leur instrumentation, mettait en évidence le caractère fortement prescriptif et fortement incitatif des plateformes opératrices ». Pour autant, la poursuite de notre enquête de terrain a révélé l’effacement progressif d’une partie des pratiques incitatives que nous avions identifié, notamment en ce qui concerne les rôles des managers opérationnels (1.1) et des livreurs « ambassadeurs » (1.2).
Ces rôles ont été vidés de leur substance et privent les travailleurs Deliveroo de ressources collectives qui les aidaient à surmonter les difficultés de leur activité.
Le tableau 26 ci-dessous identifie les instruments incitatifs mis en place sur Deliveroo, en mettant entre parenthèses ceux concernés par cette disparition progressive.

Des managers opérationnels retirés du terrain

Les managers opérationnels (appelés « ops » par nos enquêtés) occupaient initialement un rôle fortement relationnel.
Ils étaient notamment en charge d’animer les sessions « on-boarding », c’est-à-dire les réunions d’intégration lors de l’inscription de nouveaux livreurs. Ces réunions étaient l’occasion de présenter l’entreprise Deliveroo et l’activité de livraison de plats cuisinés, mais également d’accompagner les livreurs dans leurs démarches administratives pour devenir micro-entrepreneur. Le contrat de partenariat entre Deliveroo et les livreurs était signé en mains propres à l’issue de cette session « on-boarding ». Au moment de notre étude de cas, ce processus formalisé d’intégration des nouveaux livreurs avait été remplacé par des formations en ligne sous formes de tutoriels vidéo et d’articles de blogs. Nous montrerons dans la partie 2 que ces formations virtuelles, peu interactives, n’épuisent pas les questions que se posent les livreurs novices.
Les managers opérationnels animaient également une permanence hebdomadaire dans le but de résoudre les problèmes quotidiens rencontrés, par exemple en matière d’équipement. De manière mensuelle voire trimestrielle, ces managers opérationnels organisaient également des événements plus informels nommés « Roo Cafés ». Ces événements étaient plus largement l’occasion d’une discussion libre sur l’activité, organisés dans des cafés et au cours desquels les livreurs pouvaient recevoir des goodies (lampe de vélo, t-shirt, etc.).
Au moment de notre étude de cas, les permanences hebdomadaires n’avaient plus lieu et les Roo Cafés » étaient de plus en plus espacés. En l’absence d’un lien régulier avec les responsables opérationnels, les « Roo Cafés » sont par ailleurs perçus comme des outils de communication qui ne permettent pas ou plus un réel dialogue sur le travail : « On les voit quasiment plus ! On les voit pour les Roo Cafés, un truc qui sert relativement à rien, c’est un truc pour faire genre y a une discussion alors que non » (extrait d’entretien).
L’instrumentation de la plateforme Deliveroo se réduit de plus en plus à un seul management algorithmique, lequel dépersonnalise et dissout le lien affectif qui pouvait exister entre les livreurs seniors et l’équipe managériale : « On est vraiment considérés comme un chiffre quoi. Ils s’en foutent un peu de ce qu’on fait pendant les livraisons, maintenant c’est juste des statistiques. […] Tant que ça reste intéressant financièrement, moi je peux avoir un travail et le garder en complément de revenus. Dans le métier en lui-même, moi j’y prends du plaisir. Mais après, l’entreprise en elle-même… Au début j’étais attaché et maintenant, comme j’ai plus aucune relation avec la hiérarchie, j’ai plus vraiment d’attachement pour Deliveroo » (extrait d’entretien).
Enfin, face à ces changements, la figure du manager opérationnel est aujourd’hui moquée voire craint par les livreurs. Avoir un contact direct avec un manager opérationnel n’est plus la norme : celui-ci est au mieux vu comme un simple communicant, au pire comme un délateur voire comme un despote au pouvoir de sanction illimité.

Des livreurs « ambassadeurs » privés de leur rôle d’intégration

Le management de proximité n’était pas le seul fait de managers opérationnels. En accord avec la politique globale de Deliveroo, les managers opérationnels nommaient ambassadeurs » certains livreurs répondant à des critères de fréquence d’activité, d’ancienneté et de performances. Il s’agissait d’une forme de promotion ou de hiérarchisation des livreurs. En devenant « ambassadeurs », les livreurs bénéficiaient d’une évolution dans leur activité : mieux rémunérés, ils étaient responsables de l’intégration des nouveaux travailleurs.
A la suite de la session « on-boarding » organisée par les managers opérationnels, les ambassadeurs » organisaient un « shift d’essai » avec les nouvelles recrues. Ce « shift d’essai » est une forme de compagnonnage d’une heure, au cours duquel l’impétrant suit l’ambassadeur dans ses livraisons. Le livreur « ambassadeur » avait pour responsabilité de vérifier les compétences du novice, ainsi que de transmettre les ficelles du métier en termes de rapidité, de politesse, de bonne compréhension des consignes… Le livreur « ambassadeur » transmettait également des codes informels concernant la manière d’interagir avec ses pairs : salutations sur la route, « check » du livreur lors des temps d’attente, etc. L’effacement de ce rôle intégrateur des livreurs « ambassadeurs » engendrerait un changement d’ambiance entre les livreurs seniors et novices, car les codes de communication seraient moins respectés : J’ai l’impression que les nouveaux ils le font pas. Je pense que c’est lié au fait qu’ils sont arrivés comme ça, on leur a jamais parlé des basiques, un peu… J’ai l’impression que les gens font le check seulement à qui ils veulent. Mais même dire « salut » quand tu pédales… Avant, je trouvais que tout le monde le faisait et maintenant y a de moins en moins de personnes qui font ça. Je sais pas, c’est le respect entre collègues » (extrait d’entretien).
Au moment de notre étude de cas, le rôle des livreurs « ambassadeurs » était seulement de faire des remontées terrain auprès de l’équipe managériale de Deliveroo : problèmes avec les restaurateurs, bugs, etc. Selon nos enquêtés, ce rôle est dévoué à disparaître et n’existe peut-être aujourd’hui plus : plus aucun nouvel « ambassadeur » n’était nommé lors de notre enquête de terrain.
Enfin, malgré l’effacement progressif des rôles de managers opérationnels et de livreurs ambassadeurs », la plateforme-organisation Deliveroo ne renonce pas totalement à établir un lien avec les livreurs. L’équipe managériale anime un blog destiné aux travailleurs, ainsi que des groupes de conversation sur les réseaux sociaux ou encore des Roo Cafés occasionnels. Néanmoins, ce lien est vécu comme étant superficiel et relevant d’une opération de communication : « Deliveroo ils ont assez soigné leur com’ à ce niveau-là. Ils ont un blog, ils ont toute une communication pour créer une espèce de « communauté » autour des livreurs. Parce que je pense, enfin c’est ce que je crois, mais j’ai l’impression que ça leur permet de soigner leur image, qu’ils donnent une autre image qu’une entreprise ubérisante pure et dure. Qui est plus l’image d’Uber Eats » (extrait d’entretien). Dans le cas des échanges en ligne sur les réseaux sociaux, nous verrons que l’animation par l’équipe managériale de la plateforme est perçue avec méfiance par les livreurs.

La Communauté virtuelle de pratique comme instrumentation capacitante

Avec l’effacement progressif des formes de management de proximité, l’organisation formelle du travail via plateforme se réduit de plus en plus à un contrôle algorithmique. Nous avons vu que ce contrôle algorithmique était pour partie normatif et que les livreurs pouvaient adhérer à l’idéal hyper-méritocratique qu’il participe à promouvoir. Néanmoins, cette conception étroite du management, réduit à du contrôle algorithmique, tend à exacerber la vulnérabilité des livreurs face aux difficultés de l’activité. L’effacement des rôles de manager opérationnel et de livreur « ambassadeur » limite en effet les possibilités de développement de l’activité.
Dans le développement de cette partie, nous soutiendrons que la socialisation en ligne entre livreurs permet de pallier l’absence d’une instrumentation capacitante au sein de la plateforme Deliveroo. Pour ce faire, nous mobiliserons en particulier les résultats empiriques issus de notre enquête lexicométrique sur un groupe Facebook de discussion entre livreurs.
Nous commencerons (2.1) par qualifier les échanges en ligne entre livreurs comme relevant d’une communauté virtuelle de pratique. Nous montrerons que les caractéristiques propres à la foule (caractère massif et hétérogène, fort turn-over) se révèlent paradoxalement déterminants pour stimuler les apprentissages informels.
Nous verrons ensuite (2.2) en quoi les communautés virtuelles de pratique des livreurs de plats cuisinés permettent de se substituer à des pratiques RH d’intégration et de formation.

Des échanges entre livreurs à la Communauté virtuelle de pratique

Entreprise commune, répertoire partagé, engagement mutuel… A partir des caractéristiques mise en évidence par la littérature (Murillo, 2011), nous soutenons que les échanges en ligne entre livreurs relèvent d’une communauté de pratique.
Tout d’abord, les livreurs expriment une entreprise commune. Les groupes de discussion en ligne naissent du besoin de discuter librement de leur activité, comme cela est indiqué dans la description du groupe Facebook que nous avons enquêté : « Un groupe FB pour tous les coursiers à vélo actifs ou en devenir (…). Nous y parlons actu, bonnes pratiques, nous y partageons nos expériences, conseils, et accompagnons les nouveaux dans leurs démarches ».
Les discussions en ligne permettent de trouver rapidement des réponses à leurs interrogations, là où les managers opérationnels sont peu joignables et les services supports peu pertinents. L’administrateur du groupe Facebook enquêté expliquait que sa motivation première, lors de la création du groupe, était de trouver de l’aide auprès de ses pairs : « J’avais des questions auxquelles je trouvais pas forcément les réponses qu’il me fallait auprès des coursiers que je rencontrais… Du coup je me suis dit : ben je vais aller voir un peu sur Internet. C’est le réflexe un peu de tout le monde quoi ! [Rires] Quand t’as pas les réponses, tu demandes à Google ! Sauf que Google ne savait pas non plus ! [Rires] Et je trouvais pas de groupes, donc je me suis dit : je vais créer (un groupe). Au début, c’était vraiment pour moi et mes copains coursiers, les quelques coursiers du coin. Et au final, en un an on est passé de 10 et là on est quasiment 2 500 ! » (extrait d’entretien).
La nature libre des échanges en ligne est particulièrement revendiquée. Nous avons vu que les plateformes-organisations elles-mêmes mettent en place leurs propres groupes de discussion en ligne, néanmoins ces groupes ne rencontrent pas le même dynamique que ceux construits à l’initiative des travailleurs eux-mêmes. La participation sur les groupes officiels de discussion reste en effet superficielle. Les livreurs se tiennent au courant des actualités de la plateforme-organisation mais ne participent pas activement car ils accusent les managers opérationnels de censurer voire de sanctionner certains échanges. Nous avons notamment interrogé un ancien livreur dont le contrat a été résilié après s’être plaint sur un groupe Facebook de retards récurrents dans le versement des salaires et avoir appelé à faire grève. Dans ce contexte, les livreurs ne font confiance que dans les groupes de discussion créés et gérés par des livreurs, et qui n’acceptent pas en leur sein des managers des plateformes. Le groupe Facebook que nous avons enquêté a par ailleurs connu une crise de confiance, après notre récolte des données, quand l’administrateur du groupe a noué des partenariats commerciaux avec des plateformes-organisations. Cela a entraîné une déconnexion massive de livreurs, qui se sont tournés vers d’autres espaces en ligne – parfois plus confidentiels.
En second lieu, les échanges en ligne conduisent au développement d’un répertoire partagé. Ce répertoire partagé est essentiellement informel : fait de blagues privées, de mèmes Internet, de GIF, et d’un jargon inspiré des cultures anglophones. Les groupes en ligne ont également des règles implicites et explicites, qui excluent les membres qui ne se conforment pas. Ainsi, l’administrateur du groupe Facebook que nous avons enquêté indique avoir créé, en collaboration avec d’autres livreurs, une « charte de bonne conduite » qui précise notamment la nécessité de « toujours échanger avec courtoisie et respect et éviter les polémiques inutiles ». L’administrateur et son équipe de modérateurs, qui sont tous des livreurs ou d’anciens livreurs, interviennent en cas de débats houleux : « C’est des fois un peu difficile parce que t’as des gens qui respectent pas trop leur prochain, qui partent très facilement en insultes. Ca arrive, je vais pas le cacher ! C’est le côté assez chiant du truc. Je sais pas, depuis que j’ai fait le groupe, j’ai dû avertir ou bannir peut-être une cinquantaine de personnes. (…) Parfois, tu mets une sanction temporaire, les gars sortent du groupe pendant 4 jours, ils reviennent, il y a un post et ils repartent en insultes » (extrait d’entretien).
Enfin, l’engagement mutuel des livreurs est marqué par une certaine hétérogénéité. Bien que les livreurs rejoignent volontairement les groupes de discussion en ligne (par le bouche-à-oreille ou par recherche personnelle), tous ne sont pas également actif. Nous identifions un noyau dur de livreurs expérimentés, travaillant à temps plein, qui répondent plus souvent aux questions. Certains d’entre eux deviennent même des figures (re)connues de la communauté. En revanche, la plupart des membres sont dans une position de veille et ne participent qu’occasionnellement : « Si je vois défiler sur mon truc Facebook et que j’ai la solution tout de suite, là je donne ! Parce que moi aussi ça m’est arrivé de galérer alors si je peux aider quelqu’un d’autre, tant mieux ! » (extrait d’entretien).
Paradoxalement, nous suggérons que c’est ce caractère hétérogène des membres des groupes de discussion qui rendent possibles les apprentissages informels. Le caractère massif des groupes de discussion (ici, plus de 2 500 membres) garantit une réponse très rapide aux questions, en moins d’une heure, à tout moment de la semaine ou de la journée. De ce fait, les échanges en ligne permettent d’apporter des ressources plus rapidement que les services supports de Deliveroo : « Dès que j’ai besoin d’aide, faut demander à la plateforme. Mais là vraiment, j’étais bloqué, je savais pas quoi faire. Du coup j’ai demandé aux gens s’il leur est déjà arrivé le même problème » (extrait d’entretien). Le caractère massif des groupes de discussion en ligne compense le turn-over de ses membres et le degré variable d’engagement dans la communauté. Enfin, les réponses aux questions restent affichées sur le groupe de discussion et participent à une accumulation de savoirs sur l’activité, accessibles au plus grand nombre.

Un substitut aux pratiques RH d’intégration et de formation

Face à un management du travail via plateforme réduit à des formes de contrôle algorithmique, nous soutenons que les communautés virtuelles de pratique suppléent pour partie l’absence de pratiques RH d’intégration et de formation.
Les résultats de notre enquête lexicométrique montrent que les échanges en ligne portent principalement sur les aspects concrets de l’activité de livreur. Les échanges militants (notamment dépeints par Cant, 2019) sont très minoritaires sur le groupe Facebook que nous avons enquêté, et n’apparaissent pas dans la schématisation globale. La figure 17 ci-dessous expose les résultats de notre enquête lexicométrique et rend compte des principaux thèmes de discussion, par ordre d’importance, abordés par les livreurs. Nous avons nommé ces thèmes à partir des catégories mises en évidence par la méthode de Reinert, dont les résultats bruts sont présentés en annexe (Annexe 1).

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