VERS UNE IMAGE PLUS REALISTE

VERS UNE IMAGE PLUS REALISTE

En faisant cap sur l’Europe occidentale, armé d’idées qu’il se faisait de sa culture et de ses habitants, Tourguéniev put enfin confronter la représentation qu’il s’en était faite jusqu’alors à la réalité. Lorsqu’on lit les lettres que Tourguéniev écrivit à ses proches et à ses amis durant les trois années (1838 – 1841) passées sous le signe de voyages incessants entre la Russie et l’Europe, on constate que, à l’issue de cette période, la vision du futur écrivain de l’Europe et des Européens change de façon significative : lisse et idéalisée auparavant, elle prend enfin des contours plus précis et plus réalistes. L’Autre idéalisé subsiste pourtant toujours dans l’esprit de Tourguéniev, mais ce rôle est définitivement réservé par lui aux peuples antiques dont la civilisation le fascine plus que jamais. Ainsi, en 1840, en séjour à Marienbad, nous pouvons lire les lignes suivantes dans une des lettres de Tourguéniev où celui-ci regrette, auprès de ses amis Efremov et Bakounine, les deux destinataires, de ne pas pouvoir s’adonner à une de ses lectures favorites : « Мне очень досадно, что я с собой не взял Гомера. Как было бы мне отрадно скитаться в сосновом лесу и читать о битвах der lanzenkundigen Männer! Душа желает поплавать в эпическом море. Das erste Kunstwerk eines Volks, das Wiederleben im Gesange seiner Vergangenheit. И какой народ – какие образы! »310. Une des idées majeures des œuvres de jeunesse de Tourguéniev, selon laquelle l’art d’un peuple est le reflet direct de son essence et de son âme, refait surface ici, dans cette lettre adressée à ses deux amis d’université. On sait que cette idée traversera les âges, intacte, dans son esprit (« Но нельзя верить, чтобы такой язык не был дан великому народу! »311, s’exclamera Tourguéniev beaucoup plus tard, vers la fin de sa vie, en 1882, dans le poème La Langue russe), tout comme son engouement envers la culture des peuples antiques qui incarnerons à jamais, à ses yeux, un idéal esthétique, politique et culturel.

En revanche, l’image des nations européennes contemporaines à l’écrivain semble prendre, au fur et à mesure de la progression du séjour de Tourguéniev en Europe, des contours de plus en plus nuancés dans ses lettres. Côtoyant de facto des Allemands, des Italiens, etc. et ayant la possibilité de les observer dans la vie de tous les jours, Tourguéniev ne manque pas de se forger sa propre opinion sur leur compte et de formuler de nombreux jugements les concernant. Ainsi, dans une lettre du 8 (20) juin 1839 adressée à Timofeï Granovski, Tourguéniev commente un poème philosophique, celui de Raymond Brucker publié dans le Journal de Paris en 1839 dont il cite un extrait dans sa lettre. Ne trouvant pas beaucoup de sens à ce poème, le jeune homme ne peut s’empêcher à s’exclamer :  transformer – prématurément – toute bribe de pensée en acte, qu’il s’exprime par un geste ou par une parole. Il s’agit là – à notre connaissance – de la toute première manifestation écrite de l’attitude de l’écrivain envers le peuple français ; une manifestation que l’on peut difficilement qualifier de positive puisqu’il dote les Français d’un trait comme le manque de réflexion. Plus loin dans ce travail, nous démontrerons que, durant pratiquement toute sa vie, Tourguéniev fit montre d’une opinion peu flatteuse de la France et de ses habitants, ce qui ne manqua pas à se refléter dans sa correspondance et dans ses œuvres. Cette sorte d’antipathie envers ce qui sera plus tard une autre patrie pour l’écrivain, naquit-elle si tôt dans son esprit ? En tout cas, cela expliquerait la raison pour laquelle Tourguéniev ne chercha pas à visiter la France lors de son tout premier séjour en Europe, ainsi que la tradition des voyages européens le préconisait pour tout Russe bien né à l’époque. Un an plus tard, Tourguéniev, qui eut l’occasion de séjourner longuement en Italie, pays au charme duquel il ne tarda pas à succomber, séduit par la beauté de ses paysages ainsi que par le rayonnement de son patrimoine culturel, formula, dans une lettre au même ami Granovski, une opinion qui laisse transparaître une certaine déception concernant les mœurs du peuple italien.

 

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