Journalisme narratif et podcasts quand le récit retrouve sa forme orale

Journalisme narratif et podcasts quand le récit retrouve sa forme orale

« L’approche narratologique doit être étudiée dans sa globalité : en connaissant les conditions de production d’un objet social qu’est le média, [ici, en l’occurrence, le podcast,] et en aval, la compréhension des interactions qui s’opèrent entre un média et son public. » 28 Et la question des genres, qui n’est pas spécifique aux médias, doit encore être posée pour le récit médiatique. C’est pourquoi, la première partie de ce travail s’attachera à caractériser le journalisme narratif et le podcast et à en décrire leurs enjeux dans l’univers des médias. Transfert étant un podcast narratif, nous tenterons de comprendre dans quelle mesure l’histoire et les modalités propres au genre narratif dans le journalisme se marient particulièrement bien avec les podcasts, et notamment avec les podcasts natifs. Nous partirons d’un constat : le journalisme, et en particulier la presse écrite sont actuellement en crise. 29 La concurrence avec les médias en ligne augmente, la baisse des chiffres de vente s’accentue, la perte de confiance des lecteurs ou auditeurs gagne du terrain. Plus qu’un simple vecteur d’information, de nouvelles formes de journalisme, inspirées de ce qui se fait Outre-Atlantique, se sont développées. « Raconter des histoires pour adoucir la sécheresse de certaines descriptions du réel »30 : voilà l’une des ambitions du journalisme narratif. Des journalistes se réinventent et « pense le format comme on aurait pensé une œuvre de narration plus qu’un contenu journalistique classique. » 31 A cet égard, la stratégie rédactionnelle se modifie et emprunte des caractéristiques à la littérature : le divertissement que procure le storytelling est mis en avant, l’emploi de la première personne du singulier est assumé, le format s’allonge, et l’émotion devient un outil privilégié pour saisir la complexité du réel.

L’ambition du journalisme narratif : raconter pour dire le monde 

Une stratégie rédactionnelle à rebours de l’information brute Le journalisme narratif est une sorte d’héritage du réalisme social incarné par Zola, Dickens ou Balzac 32. Ses liens avec la littérature sont si solides qu’on a pu dire qu’il propose des factions (mot-valise entre facts et fiction). Il n’en demeure pas moins qu’il n’y a pas d’adéquation nécessaire entre narration et fiction, car, « même si l’information se présente sous la forme narrative, elle n’est pas pour autant fictionnalisé. » 33 Si le journalisme narratif est un genre qui interroge les frontières du journalisme classique – c’est-à-dire informatif -, c’est aussi car il cherche une autre manière de dire le monde en le présentant sous la forme de récits, comme définis dans notre introduction. A côté d’une information brève à flux tendu, d’autres formats, d’autres temporalités, d’autres écritures suscitent l’intérêt des lecteurs et des usagers du web, et celles-ci ont à voir avec le type narratif. En théorie, ce genre apparaît dans les années 1960 et 1970 aux Etats-Unis, avec le courant du « New Journalism » qui revendique son droit à l’écriture littéraire. Il est incarné notamment par l’écrivain Tom Wolfe qui publie une anthologie d’articles narratifs. La notion de « nonfiction writers » apparaît également à cette période. En France, il va falloir attendre les années 2010 pour que les contenus narratifs prennent de l’ampleur dans le domaine du journalisme. S’inscrivant dans la filiation du narrativ journalism américain, ses contenus se matérialisent notamment dans les mook (mot-valise contractant le magazine et le book). « Des revues comme XXI, 6 mois, Feuilleton, attestent que la France, quelques années après les Etats-Unis, se lance dans l’aventure des mooks […] pour affirmer une double appartenance à l’univers de la presse périodique et de la littérature »Les podcasts vont aussi se révéler un média fructueux pour le narratif. Comme le déclare Mélissa Bounoua, confondatrice du Studio de podcasts narratifs Louie Media : Les Américains ont « cette façon d’écrire des histoires que, nous, on n’avait pas forcément dans notre culture française et que les podcasts natifs ont peut-être amenés. »35 Cette façon particulière d’écrire des histoires, c’est le « storytelling ». Bien loin de la méthode d’écriture journalistique des Five W’s (Who, What, Where, When, Why ?), qui doit assurer rigueur et objectivité, le storytelling fait appel aux ressorts de la fiction narrative pour susciter l’intérêt des lecteurs et des auditeurs. La créatrice de Transfert, Charlotte Pudlowski, s’est notamment inspirée de manuels de storytelling pour perfectionner une stratégie au service d’une trame narrative bien ficelée : « Ce que l’on a fait, au moment de Transfert et maintenant chez Louie, c’est de lire des manuels de scénario, des trucs très américains que l’on peut considérer comme très figés. Notre bible est Save the Cat, qui dit vraiment histoire A, histoire B; vous connaissez! Cela ne veut pas dire que l’on essaie de tout rentrer là-dedans. De fait, dans Transfert, ce sont des récits vrais qui manquent parfois de rebondissements, mais c’est un bon cadre de pensée pour savoir si une histoire sera prenante ou pas. L’idée n’est pas de rester bloquer là-dessus et ma hantise serait que l’on fasse un truc aussi systématique que ce que Christian Salmon dénonce dans son livre sur les marques et autres. En revanche, je trouve que c’est un artifice vraiment puissant pour nous aider dans les histoires que l’on veut raconter et porter à l’attention du public. »36 Les stratégies pour produire une information classique et celles destinées à produire une narration divergent : « [Si le] journalisme factuel « classique » divulgue les informations les plus importantes dès les premières lignes de l’article pour offrir au lecteur, d’emblée, les clés de compréhension de l’information, le journalisme narratif, lui, adopte la forme et les procédés textuels des récits intrigants, jouant sur la tension d’un dénouement incertain qui repousse – au moins – certaines des clés de compréhension à la fin de l’article [ou du podcast] »37 

L’émotion, un levier puissant pour faire « ressentir » le monde

Si les tenants de l’écriture journalistique narrative mettent en avant la supériorité de cette technique comparée à l’écriture journalistique factuelle, c’est parce qu’elle fait appel à l’émotion. Prétendre caper le réel, qui est par nature débordant, pourrait amener à assécher le monde. Au contraire, « l’écriture narrative fait sentir les choses, et cherche à le faire. » 41 C’est d’ailleurs pour cette raison que la recherche universitaire a beaucoup étudié l’utilisation de ce genre journalistique dans les faits divers, où l’emploi du récit y est très fréquent, et permet ainsi de procurer des émotions denses et intenses au lecteur ou à l’auditeur. Lors de son intervention au cours d’un séminaire organisé par le Syndicat des entreprises artistiques et culturelles, Charlotte Pudlowski confie qu’elle a grandement été inspirée par le podcast américain Serial pour réaliser Transfert. Ce podcast créé, coproduit et narré par la journaliste Sarah Koenig, et qui a rencontré un franc succès aux Etats-Unis (« le podcast [aurait] été écouté plus de fois qu’une saison de Game of Thrones » 42), a été diffusé en 2014 sur le site de l’émission narrative This American Life. Il raconte en plusieurs épisodes un fait divers : une histoire de viol et de meurtre sur une jeune fille de 16 ans par son petit ami. Dès lors, il n’est pas étonnant que Transfert ait diffusé de nombreux épisodes dont les thématiques renvoient au fait divers – c’est à-dire à des événements qui ont souvent une dimension tragique, mais appartiennent cependant à la vie quotidienne : escroqueries, agressions, accidents, etc. L’une des auditrices que nous avons interviewées atteste de ce désir.

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