La création sous la logique d’un robot

La création sous la logique d’un robot

Si, au commencement de mon travail sur ce mémoire, j’ai choisi d’étudier l’impact de l’algorithme sur les créations des vulgarisateurs, c’est parce qu’il me semblait intéressant de voir comment une machine mystérieuse, un algorithme de deep-learning qui s’auto-construit sur des critères inconnus, pouvait influencer des créations. Puis j’ai commencé mes entretiens et en discutant avec des vulgarisateurs, je me suis peu à peu rendue compte que le mystère entourant cet algorithme rendait son étude difficile, puisque je ne pouvais m’appuyer sur aucune donnée certaine, à part des impressions et des rumeurs. J’ai alors préféré étudier les logiques d’éditorialisation de la plateforme, qui comprenaient en plus des logiques algorithmiques, les logiques industrielles, financières et marketing. Puis, je me suis demandée si cette méconnaissance qui entoure l’algorithme n’était pas symbolique de cette « influence » que pourrait avoir les logiques robotiques sur le travail créatif humain. Elle serait synonyme de l’impossibilité, pour un être humain, de comprendre des logiques robotiques. L’être humain devient le captif de ces logiques, balloté par des logiques qui le dépassent : un peu comme dans un roman de science-fiction où l’être humain aurait été dépassé par la machine, et serait même devenu son esclave. Cependant, on est encore loin de ce scénario catastrophe : bien que les créateurs, et spécifiquement les vulgarisateurs ne savent pas quoi espérer de l’algorithme et sont obligés de soumettre leurs créations à un robot, ils le font en toute conscience et tente de créer leur propre logique de création en oubliant celle de l’algorithme – avec quelques difficultés. Ce phénomène montre surtout une absence de communication entre les deux parties responsables de la création : la plateforme YouTube et les vulgarisateurs. Les vulgarisateurs n’ont pas accès aux rares personnes qui connaissent les logiques algorithmiques de la plateforme, et même s’ils pouvaient leur parler ces personnes ne pourraient leur communiquer en raison du secret de fabrication de l’algorithme. De plus, si le secret de l’algorithme était communiqué à tous, cela pourrait créer de véritables dérives sur la plateforme, tout le monde sachant comment et par quels moyens se faire recommander : ces « failles » dans l’algorithmes sont parfois repérées par les créateurs, qui les utilisent alors à leur avantage pour obtenir une grande visibilité sur YouTube. La plateforme n’a donc aucun intérêt à dévoiler sa mystérieuse recette algorithmique. La création sous la logique d’un robot. Un discours ambivalent sur la création, de la part de YouTube autant que des vulgarisateurs. 50 Il y a aussi le fait que s’ils disent des trucs qu’ils savent, ça peut être retourné contre eux. Le coup de mettre un pouce bleu avant la vidéo, dès qu’il y en a qui ont remarqué que ça faisait monter leur vidéo, tout le monde l’a fait et ça a fait une dérive, il y a des mecs qui ont été propulsé sur YouTube grâce à ça. Parce que dès le début ils mettaient un pouce bleu, et ça c’était une « faille » de l’algorithme, alors que des trucs comme ça il y en a pleins.88 Nous allons donc étudier ici comment les vulgarisateurs tentent de se libérer de l’épée de Damoclès que peut représenter l’algorithme de la plateforme, et comment un double discours s’installe autour de cet élément : les vulgarisateurs à la fois voulant faire une création en oubliant les contraintes de l’algorithme et en même temps en essayant de les prendre en compte malgré tout. A. Le double discours des vulgarisateurs et de YouTube vis à vis de la création a. Etre sincères – et visibles – à tout prix : Nous avons pu voir dans les précédentes parties que YouTube, bien que se racontant comme une plateforme ouverte à tous, à toutes les voix, et à toutes les créations, était conduit par des logiques publicitaires et industrielles qui effectuaient un tri parmi les créations présentes sur la plateforme. Ce double discours peut se retrouver aussi chez les vulgarisateurs, qui naviguent difficilement entre leurs envies et rêves de créations totalement libres, et ce qu’ils font dans la réalité, qui est soumis aux logiques d’éditorialisation de la plateforme, et à ses publics. Lors de mes entretiens, j’ai pu noter plusieurs affirmations faites par ces vulgarisateurs, qui étaient parfois contredites, ou du moins partiellement remises en question, par d’autres de leurs réponses. Et bien que certaines de ses affirmations ne soient pas foncièrement contradictoires, elles me sont apparues comme entrant en concurrence par rapport au processus de créations revendiqué par ces créateurs. « Venez comme vous êtes » : ce célèbre slogan de la firme McDonald pourrait totalement être repris par YouTube, et devenir l’étendard des vulgarisateurs. Tout au long des entretiens que j’ai pu faire avec des « YouTubeurs vulgarisateurs », j’ai pu constater qu’ils accordaient 88 Extrait de l’entretien réalisé avec Cyrus, le 25 juin 2018 51 une grande importance à la sincérité de leur démarche, ainsi qu’à leur envie d’originalité. Beaucoup d’entre eux ont mis en avant leur implication dans leur démarche, qui serait un facteur de réussite pour leur projet : « je fais le truc le plus honnêtement de la terre, je fais ce qui me plait, je le fais pas pour le nombre de vues » 89, ou encore « je me dis qu’il faut être comme ça devant la caméra, faut être soi même »90. Être soi-même et faire ce qu’on aime sont devenus les ingrédients indispensables de la recette pour faire un bon YouTubeur, et notamment un bon vulgarisateur. En tapant sur la barre de recherche de YouTube « se lancer sur YouTube » j’ai pu constater qu’il existait énormément de vidéos donnant des conseils pour devenir YouTubeurs, comme celle d’Antoine Daniel91 – dont le premier conseil est de faire « ce qui nous plait » – ou encore celle de Solange Te Parle 92 qui prône aussi la sincérité, parmi d’autres conseils. Cet impératif d’honnêteté est souvent utilisé pour dire que le créateur n’est pas là « pour faire des vues » ou pour « gagner des abonnés » : être sincère s’est faire quelque chose pour soi, pour le plaisir de parler de quelque chose qu’on aime. Cela rejoint aussi cette idée que le vulgarisateur captive son auditoire par ce qu’il raconte mais aussi par sa propre personnalité : « sur YouTube, on apprécie avant tout des personnes, au delà des contenus. C’est d’abord le contenu qui t’intéresse, puis c’est vraiment la personne qui te fait revenir »93. Il suffirait donc d’être soi, d’être là, pour attirer les gens : aucun besoin de marketing, on est soi-même le meilleur argument. Or, si ce conseil peut être pertinent, nous avons vu dans les parties précédentes qu’il en faut bien plus pour attirer un public sur une chaîne, et que le marketing est partie prégnante de la plateforme.

« Soyez-vous même, les autres sont déjà pris », ou la nécessité d’être original

Etre sincère va souvent de paire avec « être original » pour les vulgarisateurs : tous disent avoir un style bien à eux, et veulent se démarquer des autres. Il y a aussi cette idée d’être original dans tout ce que tu fais, à un toute petite échelle, de dire : tiens ça, ça me ressemble et j’ai pas l’impression de faire comme tout le monde. C’est trop inconfortable de faire comme tout le monde, c’est beaucoup plus pratique de faire ton truc. Les gens vont juste te dire : ok pourquoi pas, ça me parle pas, mais ils vont pas te dire : tu fais comme machin c’est de la merde. Autant faire ton truc et avancer dans l’obscurité, tu auras toujours plus de chance d’être dans ton honnêteté et c’est ça qui touche les gens. Tiens c’est YouTube mais j’ai pas l’impression de regarder un mec qui a compris comment faire pour que ça marche, et qui me sert le soupe. 95 L’originalité et la sincérité semblent être liées ici, dans cet extrait de l’entretien réalisé avec Quentin, car c’est de ces deux concepts que dépend l’appréciation du public, et d’une certaine manière de la qualité des productions. Faire comme tout le monde revient à « faire de la merde », faire quelque chose qui a déjà été vue des milliers de fois et qui ne mérite pas l’attention du viewers. Mais « être original » est un concept qui reste assez flou : il se définit par ce qu’il n’est pas, soit « ce que font les autres ». On est original parce qu’on sort de la norme, parce qu’on est pas comme les autres, et c’est une situation qui est très prisée par les vidéastes, car cela leur permettrait de sortir du lot des milliers de vidéos de la plateforme : « Et donc oui je me compare avec les autres sur Internet et je me dis que j’ai bien mon style à moi, mais après c’est normal, je pense pas que tu ais envie d’imiter quelqu’un » me dit Angèle lors de l’entretien. Car il existe un très grand nombre de vidéos similaires sur la plateforme, autant du point de vue de la forme que du fond : dans l’onglet des « Tendances », sur YouTube, on peut voir les vidéos les plus populaires être assez semblables. La plupart des vidéos ont un titre écrit en majuscule, des points d’exclamations ou d’interrogations, parfois des Hashtag. Au niveau des formats, on voit beaucoup de « Top » dans les tendances, mais aussi des « Unboxing » (qui consiste à déballer le contenu d’un carton/boite devant ses abonnés), des « Vlog » (qui sont des vidéos de la vie quotidienne d’un YouTubeur), etc. Comme le dit Vincent Manilève dans un article d’Usbek & Rica « pour se démarquer, il faut faire comme la masse » 96, et c’est pour cela qu’autant de formats sont repris sur YouTube, c’est parce que ce sont des formats qui fonctionnent, et qui sont souvent présents dans les Tendances. Les vulgarisateurs cherchent à s’éloigner de ces formats pour trouver « leur vérité », tout en étant tentés de les reproduire aussi : « j’ai fait des Top 10, même si c’est pas vraiment des Top 10, je regrette un peu car c’est un format un peu pauvre, qui a déjà été beaucoup fait, enfin je trouvais pas vraiment mon identité là dedans ». Quentin reconnaît ici avoir essayé ces formats en vogue tout en rejetant ce procédé qui ne correspond pas à son identité. On a donc ce double discours, ce double comportement, bien présent ici. 

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