la place des méthodes algébriques dans l’analyse musicale au XXe siècle

La place des méthodes algébriques dans l’analyse musicale au XXe siècle

Le rapport « réciproque » entre théorie et analyse musicale au XXe siècle Un regard rétrospectif sur les propositions théoriques majeures en matière de méthodes algébriques en musique et musicologie, montre que les démarches des trois compositeursthéoriciens autour desquels nous avons concentré la première partie de cette étude ouvrent des problématiques qui dépassent largement le cadre de la théorie de la musique. En effet, la structure algébrique du tempérament égal, telle que Milton Babbitt, Iannis Xenakis et Anatol Vieru l’ont mise en évidence, offre un outil théorique extrêmement général et ouvert à des applications analytiques très diverses. Notre discussion sur les modes à transposition limitée de Messiaen, dont nous avons donné plusieurs formalisations algébriques, nous a permis d’offrir un exemple d’application analytique naturelle d’une proposition théorique. En particulier, la théorie des cribles de Xenakis a largement dépassé la fonction d’outil théorique et elle est devenue, à partir des recherches d’André Riotte et Marcel Mesnage, le point de départ pour une modélisation informatique en analyse musicale. Cependant, au-delà du caractère particulier des méthodes algébriques en théorie musicale, dont nous discuterons amplement l’applicabilité au domaine analytique, il est important d’envisager une discussion plus générale entre proposition théorique et démarche analytique. Nous partirons d’observations faites par Ian Bent à l’occasion de la publication d’un recueil d’écrits du musicologue allemand Ernst Kurth : « Théorie et analyse sont pour certains aspects réciproques. L’analyse permet d’aborder une structure musicale ou un style à travers l’exploration [inspection], l’inventaire de ses composants et l’identification de ses forces connectives, tout en donnant une description adéquate d’une expérience vécue. La théorie permet de tirer des généralisations à partir de ces données en prévoyant ce que l’analyste trouvera dans d’autres cas à l’intérieur d’une orbite structurelle ou stylistique et en inventant [devising] des systèmes à travers lesquels d’autres œuvres, même celles qui n’ont pas encore été écrites, peuvent être générées. Inversement, si la théorie a l’intuition de comment des systèmes musicaux opèrent, alors l’analyse offre de répercussions [feedbacks] à ces intuitions imaginatives en les rendant plus pénétrants [insightful] » [KURTH 1991, xi]. Ian Bent propose ici un double parcours entre théorie et analyse musicale. Dans un premier cas, l’analyse a une fonction exploratoire par rapport à un phénomène musical donné, seraitce une structure, de laquelle on cherche à répertorier les composantes, ou bien un style musical, dont on essaie d’identifier les forces connectives entre les différentes structures. 97 Depuis cette première perspective, la théorie généralise les données analytiques tout en créant un système qui pourra aussi avoir, selon Ian Bent, un pouvoir « synthétique », dans le sens qu’il permettra d’établir une réversibilité entre proposition théorique et application compositionnelle159. Soulignons, au passage, l’une des caractéristiques majeures, selon le musicologue anglais, de toute démarche analytique, à savoir celle d’offrir une « description adéquate » par rapport à une « expérience vécue ». L’analyse a donc tout d’abord un caractère « descriptif », à la différence d’une théorisation, dont le caractère « prédictif » mis en évidence par Bent se mêle aussi à l’aspect « prescriptif », surtout quand elle concerne l’activité compositionnelle.

 Théories Informationnelles

Le point de départ de cette approche théorique est une discipline mathématique qui s’est développée d’abord aux Etats-Unis et ensuite en Europe autour des années cinquante. Il s’agit d’une théorie qui est née d’abord pour résoudre un problème technique concernant la quantité d’information qui est censée être transmise par un support matériel de communication, comme le téléphone ou le télégraphe. Cependant, la dimension artistique, et musicale en particulier, est déjà présente dans l’écrit fondateur de la théorie, à savoir le livre de Claude E. Shannon et Warren Weaver intitulé The Mathematical Theory of Communication. Le passage suivant est tiré de la partie conclusive du livre, partie écrite par Weaver et qui concerne certaines « contributions récentes de la théorie de l’information » : « Cette théorie est si générale, qu’on n’a pas besoin de dire quelles sortes de symboles sont considérés – que ce soient des mots ou des lettres écrites, ou des notes de musique, ou des mots parlés, ou de la musique symphonique ou des images » [SHANNON et WEAVER 1949, 114]. C’est ainsi que la notion technique d’information (d’un message) devient « mesure de la structure de la musique », pour reprendre le titre de l’un des premiers articles d’analyse musicale s’aidant de la théorie de la communication166 . Ce qui permet d’interpréter l’information d’un message en termes d’information musicale est un concept technique que le mathématicien George Birkhoff avait déjà essayé de formaliser et d’appliquer au domaine artistique, non sans des difficultés majeures167. Ce concept, qui s’est révélé particulièrement adapté pour une description de la structure musicale, est celui de redondance, qu’on pourrait définir de façon informelle comme le degré de répétition à l’intérieur d’un flux d’information. Le concept de redondance, qui est donc avant tout une notion technique, devient l’un des paramètres privilégiés permettant de caractériser le style musical. Pour résumer en une phrase la philosophie qui soutient toute approche informationnelle en musique, on pourrait dire que plus la redondance est grande, moins d’« information » est véhiculée par un style musical, plus le style est « répétitif »168 . Cette philosophie anime la réflexion théorique et esthétique de Leonard Meyer, qui a proposé à partir de la fin des années cinquante une théorie de la signification musicale [musical meaning] comme une transposition des thèses de la théorie de l’information au domaine de l’esthétique musicale. Ce transfert d’intuitions, pour reprendre un concept qui a été central dans la première partie de cette étude, est bien explicité par le passage suivant : « Dans l’analyse de l’expérience musicale, plusieurs concepts que j’ai proposés […] trouvent une analogie directe, et parfois une véritable équivalence, avec la théorie de l’information. En particulier, l’importance de l’incertitude [uncertainty] dans la communication musicale et la nature probabiliste du style musical […] » [MEYER 1957/1967] . Autrement dit, un style musical est un système d’atteintes [expectations] et la signification découle par un processus de frustration et d’accomplissement qui peut être quantifié, comme plusieurs théoriciens l’ont proposé par la suite. Parmi les modèles « computationnels » de l’approche informationnelle en analyse musicale ouverte par Leonard Meyer, nous citerons simplement celui de l’implication-réalisation proposé par Eugene Narmour à la fois comme un développement des idées de Meyer mais aussi comme l’une des premières constructions théoriques qui s’opposent explicitement à la démarche schenkerienne.

Théories sémiotiques

Le début d’une approche sémiotique en musicologie date de la moitié des années soixante. On peut considérer l’article de Nicolas Ruwet comme le premier essai de définition de la musique en tant que système sémiotique « partageant un certain nombre de traits communs – tels que l’existence d’une syntaxe – avec le langage et d’autres systèmes de signes » [RUWET 1966/1972, 100]. En suivant une démarche qui est sans doute influencée par la théorie de l’information, la musique est ici conçue comme la donnée d’un code et d’un message. De plus, comme dans le cas de la théorie de l’information, l’hypothèse de la théorie sémiotique appliquée à la musique repose sur une double articulation, une première allant du message au code et une deuxième du code au message. La démarche analytique concerne la première partie de cette articulation (du message au code), tandis que partir du code pour aller vers le message est caractéristique d’une démarche synthétique. L’analyse est la décomposition et la manipulation du message de façon à « dégager les unités, classes d’unités et règles de leurs combinaisons, qui constituent le code » [RUWET 1966/1972, 100]. Comme dans le cas de l’approche informationnelle, la démarche sémiotique envisage le code sous un double aspect : un aspect « taxinomique » qui concerne l’inventaire des éléments qui le constituent et un aspect « fonctionnel » qui vise à repérer les règles de combinaison et de transformation de ces éléments. Ces deux aspects du code musical sont étroitement liés, car la procédure de segmentation s’appuie directement sur le critère de « répétition » et sur celui de « transformation ». L’étude de Ruwet est fondatrice d’une démarche qui est sous-jacente à toute application analytique des méthodes algébriques. Cette démarche, qui prendra ensuite l’appellation d’analyse paradigmatique, vise à constituer une segmentation sur des critères paramétriques d’équivalence. Comme il l’affirme dans la partie conclusive de son étude, « la syntaxe musicale est une syntaxe d’équivalence » [RUWET 1966/1972, 133] et cette équivalence, qui n’est pas traitée d’un point de vue mathématique, s’appuie néanmoins sur la notion de « paramètre » et de « transformation ». Les diverses unités ne sont pas des entités statiques, comme le voudrait une conception purement taxinomique de la forme musicale, mais sont plutôt des structures variables qui se transforment tout au long de la pièce. D’où la nécessité, de la part de l’analyste, d’« inventer des procédures de découverte destinées à reconnaître, précisément, les rapports de transformation entre éléments » [RUWET 1966/1972, 133].

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