LA PROBLEMATIQUE DU MANAGEMENT STRATEGIQUE DES ALLIANCES

LA PROBLEMATIQUE DU MANAGEMENT STRATEGIQUE DE ALLIANCES

Le développement du thème de la coopération entre firmes a conduit à la floraison d’un nombre très important de livres et d’articles destinés à prescrire la bonne façon de gérer les partenariats. Les contributions des consultants sur cette question, fondées sur l’analyse de nombreuses expériences concrètes, sont maintenant légion (Lewis, 1990 ; Lynch, 1989 ; Cauley de la Sierra, 1987 ; Gorbis et Yorke, 1986…). Ces travaux, qui ont le mérite d’éclairer les problèmes liés au management des alliances, ont en général l’inconvénient de se donner pour objectif la découverte d’une recette universelle pour décider, négocier, conclure et diriger n’importe quel type d’accord inter-entreprises. C’est un inconvénient car les recherches statistiques ont montré que le phénomène est plus hétérogène qu’il n’y paraît et que la gestion de différents types d’alliances a toutes les chances de poser des problèmes très sensiblement différents. Cette limite vient du fait que beaucoup de travaux prescriptifs manquent profondément d’assise théorique et qu’ils ne reposent généralement pas sur une typologie des alliances suffisamment solide au départ. Ils sont, de plus, entachés d’idéologie ; le problème essentiel qui est posé pourrait être formulé trivialement par la question: »Comment ne pas se faire avoir par son partenaire ? », préoccupation évidemment importante pour les managers impliqués dans une alliance, surtout lorsque le partenaire est en même temps un concurrent, mais quelque peu réductrice. Si l’on fait abstraction des approches seulement prescriptives, il est important d’analyser en détail les contributions relevant de la recherche et portant sur la problématique coopération/rivalité, dans ses 62 aspects liés au management stratégique des alliances. Nous allons essayer d’en retracer les apports dans les lignes qui suivent. 

Analyse stratégique des alliances 

La première manière de saisir les implications d’une alliance en termes de management est d’analyser les motivations stratégiques des partenaires. Porter et Fuller (1986), Hennart (1988), Pisano, Russo et Teece (1988) Contractor et Lorange (1988), Harrigan (1985, 1988), etc, partent de cette idée pour élaborer leurs modèles d’interprétation des coopérations. C’est d’ailleurs sur cette idée que sont bâties, pour partie, les taxonomies du contenu des accords que nous avons présentées précédemment. Le plus grand dénominateur commun des différentes analyses des objectifs stratégiques des coopérations revient à distinguer trois grands types de motivations: – réaliser des économies d’échelle – exploiter des complémentarités – modifier le jeu concurrentiel Certains auteurs prolongent cette liste avec, par exemple, les thèmes liés à la réduction du risque ou à l’internationalisation (accéder plus vite à des marchés globaux, contourner des obstacles politiques protectionnistes, etc ..). Mais l’ensemble des objectifs possibles se ramène facilement aux trois catégories ci-dessus. Conceptuellement, il est en effet très difficile de dissocier un objectif de réduction du risque d’un objectif de taille. De même, l’objectif d’accès à un marché  se ramène en fait à celui de la valorisation d’une complémentarité (complémentarité entre un produit d’un côté et une implantation géographique de l’autre). Les trois catégories ci-dessus sont exhaustives et elles ont l’avantage d’être étanches entre elles au plan conceptuel, même si une alliance peut servir à atteindre simultanément plusieurs objectifs en même temps. Les économies d’échelle constituent une motivation d’alliance assez évidente. En particulier, certains accords sur la production commune de composants automobiles (moteurs, boîte de vitesse) voire sur des véhicules entiers (véhicules utilitaires pour P.S.A. et Fiat) illustrent parfaitement l’idée selon laquelle une alliance permet de doter une unité de production de la taille critique qui lui ferait défaut si elle ne fournissait qu’un concurrent isolé. Les accords de R&D, soit sur la base de laboratoires communs, soit sur la base d’une répartition des travaux afin d’éviter les duplications, relèvent de cette même logique : faire bénéficier les entreprises alliées d’avantages réservés « normalement » à des firmes d’une taille largement supérieure. La complémentarité est un thème plus flou. Il y a toujours une certaine complémentarité entre alliés, sans quoi l’alliance ne serait pas nouée, diront certains. C’est pourquoi nous essaierons de préciser ce concept, à l’aide notamment des travaux de Teece sur les « actifs complémentaires ». Il est toutefois clair qu’en dehors des objectifs de taille, certains accords inter-firmes visent à combiner soit des compétences technologiques complémentaires (cela a beaucoup été dit des technologies de l’informatique et des télécommunications, au milieu des années 1980, à cause de la numérisation des réseaux téléphoniques), soit des implantations géographiques complémentaires, soit des actifs 64 complémentaires (comme par exemple un savoir faire d’un côté et un réseau de commercialisation de l’autre). Quant à la modification du jeu concurrentiel, elle est, à la différence des deux premiers types d’objectifs, peu développée dans la littérature, même si elle est souvent évoquée comme une motivation intéressante et importante des alliances (Contractor et Lorange, 1988). Elle caractérise des manoeuvres destinées à perturber les données du secteur au profit d’une entreprise, en bloquant ou en renforçant certains concurrents. Ainsi, une firme peut-elle limiter la capacité d’innovation d’un concurrent en lui transférant une technologie déjà développée. Constituer une alliance avec un entrant ou un innovateur peut être un moyen de mieux le contrôler en évitant que son autonomie ne l’amène à se renforcer. Dans le même genre, une firme peut combattre un rival important en s’alliant avec un troisième concurrent qu’elle va contribuer à renforcer, à condition que ce troisième soit plus dangereux pour le rival visé que pour l’entreprise elle-même. Hout, Porter et Rudden (1982) illustrent cette idée en citant le cas de Carterpillar, qui se serait allié avec Mitsubishi sur le marché japonais afin de réduire au Japon la part de marché et les profits de son principal concurrent international Komatsu. Affaibli par ce biais sur un marché domestique qui constituait l’essentiel des sources de cash-flow utilisé pour financer ses investissements internationaux, Komatsu se serait retrouvé dans une position plus faible au plan global. Le problème de ce genre d’interprétation est qu’elle dépend beaucoup de l’accès du chercheur à des informations non publiques ou qu’elle laisse beaucoup de place à la subjectivité. Au total, on peut logiquement s’attendre à ce que les différents types de motivation animant les alliés aient un impact différent sur la 65 dynamique et le managementdes alliances, mais ces motivations ne sont pas repérables en tant que telles, il faut les opérationaliser sur des critères observables. C’est au fond ce que font les recherches statistiques qui repèrent les contributions des partenaires à l’alliance, en utilisant la chaîne de valeur. En plus de leur pouvoir explicatif sur les objectifs poursuivis dans l’alliance, les éléments de chaîne de valeur concernés par un accord permettent de caractériser l’étendue de la collaboration : un accord limité à la coordination de travaux de recherche ne concerne que quelques ingénieurs dans un grand groupe, alors qu’une collaboration industrielle aboutissant à la mise sur le marché d’un produit commun engage une grande partie de la structure de ce même groupe, depuis les concepteurs jusqu’aux vendeurs. Des variantes de ce genre de méthode consistent à analyser les contributions non pas en terme de chaîne de valeur, concept lié à l’analyse des activités au sein de l’entreprise elle-même, mais en termes d’actifs nécessaires à la mise en oeuvre de l’activité, quelle que soit leur localisation dans la filière et le secteur, indépendamment des frontières de la firme, (Harrigan, 1985 ; Pisano, Russo et Teece, 1988). Les travaux de Teece sont à cet égard très clarificateurs. Le modèle proposé par Teece (1986) analyse la répartition de la rente tirée d’une innovation, entre l’innovateur et les suiveurs. Il a été repris par Pisano, Russo et Teece (1988) et Pisano, Shan et Teece (1988) pour analyser les joint ventures et la coopération, respectivement dans le secteur des équipements de télécommunications et dans les industries liées aux biotechnologies. Teece (1986) part de la constatation que, malgré les avantages dont bénéficie en principe l’attaquant, ce sont souvent les suiveurs et les imitateurs, plutôt que les innovateurs, qui 66 tirent l’essentiel des bénéfices d’une innovation technologique. Son modèle est construit dans le but d’expliquer pourquoi et dans quels cas on assiste à un tel résultat. Teece distingue trois facteurs explicatifs – le caractère appropriable (« regimes of appropriabi/ity ») des compétences mises en jeu par l’innovateur. Les principales composantes de ce facteur sont d’une part les mécanismes légaux de protection (brevets, etc …), d’autre part la nature de la technologie elle-même, plus ou moins facile à protéger. En ce qui concerne les aspects intrinsèques de la technologie, Teece distingue les connaissances codifiées, faciles à transmettre, et donc à imiter, des connaissances tacites, protégées par leur relative incommunicabilité. Une formule chimique, par exemple, est une connaissance codifiée et transmissible, alors qu’un savoir-faire lié à une méthode d’organisation particulière est tacite et peu transférable. Le fait de mettre en jeu une compétence peu appropriable protège l’innovateur car cela rend sa participation indispensable à la valorisation de la technologie, même si, par ailleurs, il a besoin de s’allier. – le stade d’avancement du processus de sélection du design dominant (« dominant design paradigmj. Inspiré des travaux de Abernathy et Utterback (1978) et de Dosi (1982), ce facteur repose sur l’idée d’un cycle de développement technologique des industries. Avant qu’un design dominant (c’est-à-dire une offre de référence comme la Ford T en son temps ou l’IBM PC plus récemment) n’apparaisse, la compétition se joue entre des concurrents défendant des conceptions différentes du produit, fondées sur des solutions technologiques différentes qui leur 67 sont propres: Puis, lorsqu’un standard se répand assez largement, aux dépens des autres, la concurrence se déplace du design vers les prix, faisant des économies d’échelle et de la courbe d’apprentissage les seules armes efficaces. Le stade d’avancement du processus de sélection qui aboutit à l’émergence d’un design dominant joue un rôle important sur la position relative de l’innovateur et des suiveurs. En effet, bien que l’innovateur soit responsable de l’avancée fondamentale sur laquelle va reposer le design dominant, des imitateurs pourront très bien entrer dans le jeu en proposant des modifications (mineures ou majeures) et imposer leur propre offre, tant que le processus de sélection n’est pas suffisamment mûr. Lorsque ce « jeu des chaises musicales » s’arrête, l’innovateur n’est pas forcément le mieux placé et des suiveurs peuvent avoir réussi à imposer un standard peu ou prou différent. La stabilisation du standard des magnétoscopes sur la norme VHS, ou celle du standard des disquettes pour micro-ordinateur sur le format trois pouces et demi, offrent des illustrations frappantes du mécanisme de sélection proposé. Dans le cadre d’une alliance, ce type d’évolution peut inverser assez rapidement la position de l’entreprise qui apporte la technologie par rapport à celle de son alliée. Par exemple, en 1984, Matra-Automobile, concepteur et constructeur de la Renault Espace, était seul à proposer une voiture « monospace », son apport à l’alliance était incontournable. Mais en 1991, le marché ouvert par cette innovation s’est élargi et structuré. Tous les constructeurs automobiles du monde mettent un monospace dans leur gamme.  » n’est pas évident que Renault et Matra gagnent cette bataille.  » est en outre possible que, pour contrecarrer cette offensive, Renault ait intérêt à développer seul un produit de remplacement fabriqué en grande série, plutôt que de le faire avec Matra qui est spécialisé sur une technologie spécifique aux petites séries. 

 Les problèmes de management des alliances 

Le thème de la dissymétrie entre alliés a été exploré par des recherches, peu nombreuses, sur le management des coopérations inter-firmes. Le problème de la concurrence entre les entreprises y prend une forme nouvelle : celle de la rivalité entre alliés, au sein même de l’alliance. Il ne s’agit plus de la concurrence sur le marché proprement dit, c’est-à-dire le marché des produits, mais d’une concurrence sur un autre type de « marché », celui des actifs à contrôler et des bénéfices à retirer de l’alliance. 73 Si une alliance consiste de toutes façons à. mettr.e. à profit conjointement les compétences des alliés, une motivation moins innocente de chacun peut être de capter le savoir-faire du partenaire ou de se renforcer au détriment de celui-ci. Tel peut être le but d’une stratégie menée par chaque allié à l’intérieur de l’alliance, en contrepoint de la stratégie menée ensemble vis à vis de l’environnement. Ces alliances apparaissent d’emblée comme instables, et sont le lieu de mises en oeuvre d’une stratégie profondément ambiguë. Chaque allié fait face au dilemme suivant: jouer le comportement concurrentiel ou le comportement collusi’, dilemme que l’on peut d’ailleurs analyser à la lumière de la théorie des jeux (Jacquemin, 1987). La rivalité peut se traduire par des intentions agressives d’un partenaire par rapport à l’autre, intentions dont on trouve une analyse dans Jacquemin (1984) : volonté de s’emparer d’un maximum d’informations, volonté de débaucher certaines ressources clés, volonté de bénéficicer d’un apprentissage accéléré pour rattraper et dépasser son partenaire, chantage au changement de coalition, tricherie, etc… En étudiant en profondeur les stratégies d’accords internationaux des firmes.japonaises, Turcq (1985) propose un modèle particulier d’alliance comme un jeu où un des partenaires s’arme délibérément pour gagner contre l’autre. Il montre, sur de nombreux cas, la maîtrise atteinte par certaines firmes japonaises dans l’art d’utiliser à leur profit des alliés occidentaux. Un allié devient maître du jeu et utilise l’accord à son profit pour parvenir à terme à une situation de domination. Les entreprises japonaises apparaissent en général comme mieux armées pour la rivalité interne à l’alliance dans la mesure où les réseaux de firmes sont une donnée déjà ancienne dans la structuration de 74 l’économie du Japon (Gerlach, 1987 ; Mankin et Reich, 1986). Cette idée se trouve d’ailleurs confortée par les analyses comparatives entre structures occidentales et japonaises, indépendamment du problème des alliances, particulièrement celle d’Aoki (1986). Selon ce dernier, alors que le modèle de structure américain privilégie surtout le contrôle hiérarchique et la spécialisation des tâches, ce qui rend difficile la diffusion de l’apprentissage, le modèle japonais favorise davantage la coordination horizontale et permet ainsi une accumulation collective des connaissances. Doz, Hamel et Prahalad (1986, 1989) ont systématisé l’analyse de la rivalité interne aux alliances en identifiant trois variables dont dépend le rapport de force existant entre les alliés. Ces trois axes permettent d’analyser la mise en oeuvre d’une alliance à la manière d’un « cheval de Troie » ourdi par un des partenaires : – L’intention stratégique peut être beaucoup plus offensive chez un partenaire que chez l’autre. Les alliés européens chercheraient souvent à limiter avant tout l’ampleur d’un investissement ; les alliés japonais chercheraient davantage à capter de nouvelles compétences stratégiques. – L’appropriabilité des compétences apportées par chaque allié dépend, comme chez Teece, de leur caractère plus ou moins explicite ainsi que de leur caractère matériel (equipment-embodied skills) ou immatériel. Les auteurs suggèrent que les contributions des partenaires occidentaux sont souvent plus explicites et plus matérielles que celles des entreprises japonaises. 

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