Traduire un livre pour enfant
Dans Translation of Children’s Literature as a Function of its Position in the Literary Polysystem Zohar Shavit nous démontre comment la traduction des livres jeunesse est déterminée par la position de la littérature jeunesse dans un polysystème littéraire (1981 : 171). Itamar Even-Zohar a développé la théorie du polystème dans les années 70 pour complexifier la notion structuraliste de « système ». Even-Zohar souligne le fait que la littérature traduite fonctionne dans son propre système : en fonction de comment la culture du langage cible choisit d’abord les œuvres à traduire et comment ensuite les normes, les habitudes et les politiques de traduction sont influencés par encore d’autres systèmes. Even-Zohar s’intéresse à la manière dont ces systèmes sont reliés entre eux et propose le terme polysytème pour les étudier (Munday 2016 : 170- 171) : « a multiple system, a system of various systems which intersect with each other and partly overlap, using concurrently different options, yet functioning as one structured whole, whose members are interdependent. » (Even-Zohar 2005 : 3, in Munday 2016 : 171). Selon Shavit Zohar, la littérature jeunesse occupe une place périphérique dans ce polysytème et c’est la raison pour laquelle le traducteur d’un texte jeunesse peut se permettre de modifier le texte en question (1981 : 171) tant qu’il respecte les deux principes suivants sur lesquels se base en général la traduction pour enfants:
a) Adaptation du texte dans le but de le rendre approprié et utile à l’enfant par rapport à ce que la société pense être « bien pour l’enfant ». (notre traduction)
b) Adaptation de l’intrigue, de la création des personnages et du langage au niveau de compréhension de l’enfant et de ses capacités de lecture. (notre traduction)
Selon Zohar Shavit, le deuxième principe est plus important dans la société contemporaine : c’est-à-dire d’adapter le texte au niveau de la compréhension de l’enfant (1981 : 172).
Dans Syntax, Readability and Ideology in Children’s Literature (1998), Tiina Puurtinen décrit effectivement la littérature jeunesse comme un outil utilisé pour développer le niveau de lecture de l’enfant et un vecteur important de connaissances, idées et valeurs de la société. Cependant, elle insiste sur l’intelligibilité de cette littérature et comment l’intelligibilité dépend de deux phénomènes inhérents à la littérature jeunesse : il s’agit de la lisibilité (« the readability ») et la compréhension d’un texte, déterminées par les difficultés linguistiques, et de la capacité d’un texte d’être lu sans difficulté à haute voix (« the speakability »). La longueur des phrases et leur complexité sont deux facteurs déterminants pour la lisibilité (« readability ») du texte. (1998 : 2). En ce qui concerne les textes finnois pour enfants par exemple, la complexité des phrases semblent affecter plus la « readibility » que la longueur des phrases (Puranen 1981 in Puurtinen 1998 : 2).
Notre texte source est un livre de non-fiction pour enfant, c’est-à-dire un livre « documentaire » où l’enfant peut trouver des informations sur des animaux qui ont disparu. Il est censé divertir l’enfant tout en lui apportant des connaissances. Il ne s’agit donc pas de prose pure ni d’un manuel scolaire. Cependant, les recherches existantes sur la traduction de la littérature jeunesse sont faites surtout sur des albums et des textes littéraires (albums illustrés, romans pour les 8-10 ans et romans ados). Nous avons donc trouvé particulièrement intéressant pour la présente analyse de lire l’étude de Monica Reichenberg Röst och kausalitet i lärobokstexter. En studie av elevers förståelse av olika textversioner (« Voix et causalité dans les textes scolaires. Une étude de la compréhension des élèves des différentes versions de textes » notre traduction) pour comprendre ce qui aide à rendre un texte suédois de non-fiction plus intelligible et plus lisible pour un enfant suédois. Cette étude concerne entre autres un texte informatif sur l’histoire, comme le nôtre, pour des enfants où l’âge cible est quasiment le même que l’âge cible de notre texte source. Reichenberg a fait lire à des enfants de 13 ans plusieurs versions d’un extrait de texte d’un manuel scolaire d’histoire et plusieurs versions d’un extrait d’un texte sur le système judiciaire en Suède, pour comprendre si l’une des versions était plus accessible et plus compréhensible qu’une autre. Le texte d’origine était retravaillé soit dans le sens où la causalité des évènements devenait plus explicite, par exemple en introduisant des connecteurs telles que par exemple « donc », « puisque », « parce que », « même si » ou des expressions lexicales telles que « c’était dû à », « cela causait », « cela contribuait à », soit dans le sens où le texte devenait plus « oral », par exemple en s’adressant directement au lecteur, en utilisant un vocabulaire plus concret, en changeant les formes passives en formes actives et en réduisant la longueur des phrases (2000 : 81-104). L’étude montre que les élèves ayant lu la version retravaillée au niveau de l’oralité ou celle qui combine oralité et causalité ont obtenu de meilleurs résultats aux tests de compréhension que les élèves ayant lu la version originale ou celle retravaillée uniquement au niveau de la causalité (2000 : 157). Les résultats de ces recherches ont des points communs avec les études de Tiina Puurttinen et nous avons en grande partie structuré l’analyse ci-dessous en lien avec les méthodes employées par Reichenberg.
Adapter la traduction au lecteur et au contexte
La théorie du skopos
La théorie du skopos dans la traductologie a été élaborée par Hans J. Vermeer en Allemagne dans les années 1970. Il s’agit d’une nouvelle orientation de la traduction où le texte source n’est plus le seul facteur à prendre en compte lors de la traduction d’un texte. La théorie du skopos met en avant le fait que chaque texte a un but et un public cible et que la traduction d’un texte contient les mêmes éléments. La traduction d’un texte se fait donc toujours dans un contexte spécifique et pour un public en particulier. La théorie du skopos met également en avant le fait que la traduction doit fonctionner d’une manière « adéquate » dans son contexte. La chercheuse allemande Katharina Reiss a ensuite contribué au développement de la théorie du skopos et dans l’ouvrage Grundlegung einer allgemeinen Translationstheorie (1984) coécrit par Katharina Reiss et Hans J. Vermeer et traduit par Towards a general Theory of Translational Action par Christine Nord (2013), Reiss et Vermeer développent la théorie du skopos afin de pouvoir l’employer à la traduction de tous textes. La théorie du skopos est basée sur la théorie de l’action et en particulier l’action de traduire. Cette action est forcément précédée des deux questions suivantes : comment et pourquoi l’action est engagée (2013 : 85). Ils établissent des règles de bases de la théorie et la règle la plus importante est la règle du skopos (« the skopos rule ») : n’importe quelle action est déterminée par son but (2013 : 90). La deuxième règle est celle de la sociologie (« the sociological rule ») : le public cible de la traduction peut être décrit comme une certaine forme de skopos (2013 : 90). Ils mentionnent également qu’outre le but du texte source ou de la traduction de ce texte source, d’autres facteurs peuvent venir influencer une traduction, en particulier les demandes de ceux qui ont commandé la traduction (éditeurs, journaux etc.) (2013 : 90-91).
Nous trouvons ce point de vue particulièrement intéressant par rapport à la traduction d’un texte pour enfant, car non seulement le texte source est écrit et traduit par des personnes qui ne font pas forcément partie du lectorat cible du texte source et du texte traduit, mais un texte pour enfant est aussi souvent publié dans un but très précis. Ce but peut être le même pour le TS et le TC mais le résultat entre les deux textes peut tout de même être différent si le système dans lequel le TS est traduit n’est pas tout à fait le même que pour le TS. Le but peut également être différent dépendant toujours du contexte dans lequel le TC est produit. Comme nous l’avons évoqué dans l’introduction de cette étude, un texte produit pour enfants dépend d’un système à la fois littéraire et socio-éducationnel et ce système diffère souvent d’un pays à l’autre. Il y a pléthore de raisons pour lesquelles des textes pour enfants sont publiés – pour leur apprendre à lire, pour leur apprendre les normes de la société dans laquelle ils vivent, pour leur transmettre des connaissances dans des domaines divers et variés, pour les distraire etc. – et ces raisons ne sont pas toujours les mêmes. Est-ce que les contextes littéraire et socio-éducationnel en France et en Suède diffèrent l’un de l’autre et dans ce cas, quelles stratégies avons-nous utilisées pour arriver à une traduction intelligible ?
L’invisibilité du traducteur ou pas – « domestication » versus
Domestication » et « foreignization » sont des stratégies de traduction différentes qui proposent au traducteur une aide linguistique et culturelle. Venuti décrit la domestication » comme « an ethnocentric reduction of the foreign text to target-language cultural values, bringing the author back home » et la méthode de foreignization comme « an ethnodeviant pressure on those values to register the linguistic and cultural difference of the foreign text, sending the reader abroad. » (Venuti 1995 : 20). Pour résumer, la « domestication » est une stratégie où le traducteur emploie un style fluide pour essayer de minimiser l’effet d’« étrangeté » du texte pour les lecteurs cibles et la « foreignization » une stratégie où au contraire l’effet d’étrangeté est maintenu en faisant délibérément en sorte que les conventions habituelles du langage ou du contexte cible ne soient pas toujours conservées. Dans une culture anglo-américaine, Venuti prônait la stratégie de la « foreignization » : le fait de choisir un texte étranger et d’employer une méthode où le traducteur est visible » en mettant en lumière l’identité étrangère du texte et en ce faisant, le protégeant de l’idéologie dominante de la culture du texte cible (Venuti 1995 : 23-24).
Le fait d’employer la méthode de « domestication » ou de « foreignization » a également été discuté par rapport à la traduction de la littérature jeunesse. Göte Klingberg et Zohar Shavit considéraient la méthode de « domestication » à l’équivalent d’une adaptation, et c’était pour eux un procédé négatif, tandis qu’ils considéraient la méthode de « foreignization » l’équivalent d’une traduction et donc un procédé positif. (in Oittinen 2000 : 84-100) Cependant, selon Oittinen leur point de vue est basé sur la dichotomie d’autrefois dans la traductologie entre traduction et adaptation : traduction – c’est bien, adaptation – c’est mauvais, et traduction – c’est invisible, adaptation – c’est visible (Oittinen 2000 : 84).
Même si Oittinen pense comme Venuti que la traduction est une question de normes et de pouvoir et que les traducteurs sont toujours influencés par leur temps et la société dans laquelle ils travaillent, elle met en question la polarité de son approche (2000 : 74), et elle tend plutôt vers l’emploi du procédé de « domestication » dans la traduction de la littérature jeunesse : When translating, a specialist translator edits the source text in relation to certain readers and reasons. Every act of translating for children, too, has a purpose, skopos, and all translations should be domesticated according to this skopos. Translators, especially those translating for children, translate for some special audience(s), “superaddressees,” […]. Behind every act of translation are assumptions about the future readers of the translation—for our purposes, the reading and listening children. In his definition of translation Vermeer stresses the important role of the “client.” » (Oittinen, 2000 : 9-10).
