Le théâtre en abyme

Le théâtre en abyme

Les actrices sont nombreuses dans les pièces, les films et les écrits de Sacha Guitry. Brigitte Brunet constate que « son théâtre manifeste une certaine tendance à se prendre lui-même pour objet194 ». Il est donc inévitable qu’il parle d’elles et pas seulement de leur activité théâtrale, car, pour lui, la vie et le théâtre ne font souvent qu’un. Ainsi, dans ce dialogue d’Elles et toi, il mêle l’art et réalité. « Sacha : Dis-moi que tu m’aimes ! Elle : En ce moment, je te déteste ! Sacha : Dis-moi tout de même que tu m’aimes ! Elle : Puisque je te dis que je te déteste ! Sacha : Ca m’est égal! Mens-moi! Je verrai si tu as fait des progrès comme actrice! Tu sais, moi, je m’y retrouve toujours 195 ». L’amant réclame des mots d’amour mais sa compagne les lui refuse. Il lui demande alors de mentir. C’est sans doute à une actrice qu’il s’adresse puisqu’elle ment si parfaitement. C’est peut-être aussi une simple femme puisqu’elles sont toutes douées, dit-il, pour le mensonge. Pour Guitry, une femme est toujours une actrice, de profession ou pas et il aime écouter leurs mensonges et juger de leur compétence. C’est le metteur en scène qui parle. De toute façon, le mensonge lui plaît car il console et il est poétique. C’est de la fiction au quotidien. Il n’est d’ailleurs pas dupe car, dit-il, entre réalité et fiction, « on s’y retrouve toujours ». On comprend donc qu’il n’aime et n’épouse jamais que des actrices qui sont des spécialistes de la fiction sur scène, mais également au quotidien. De toute façon, Guitry ne croit guère à la Vérité pure. 2.1.1 Evolution du théâtre de boulevard Il serait utile, pour comprendre le rôle des personnages d’acteurs et d’actrices, de connaître la raison de leur présence accrue dans le théâtre de boulevard, à l’époque de Guitry, c’est à dire de Nono (1905) à Palsambleu (1953), soit pendant la première moitié du vingtième siècle. Michel Corvin et Brigitte Brunet ont tous les deux parlé de l’évolution du théâtre de boulevard au XXème siècle. Depuis Scribe (1791-1861), on aimait les pièces bien faites, au mouvement régulier, divisées en actes, qui respectaient l’idéal bourgeois d’efficacité et de sérieux. Mais le théâtre aborde, dès 1882, des thèmes dérangeants et neufs comme dans Les Corbeaux de Becque (1882). Michel Corbin le constate : « Le vaudeville gagne en sérieux satirique ce qu’il perd en gratuité mécanique, et en interventions d’auteurs ce qu’il perd en application de recettes éprouvées196 ». Le théâtre de Sacha Guitry sera marqué par ces « interventions d’auteur ». Il inventera un certain nombre de personnages d’acteurs et parlera souvent de théâtre. Il n’est d’ailleurs pas le seul à le faire car, selon Brigitte Brunet,« Le théâtre de boulevard de son époque manifeste une certaine tendance à se prendre lui-même pour objet. Reflétant en cela une passion pour le théâtre ou simplement une interrogation du créateur, l’écriture de certains dramaturges témoigne en effet d’une réflexion sur le jeu des comédiens, sur le mensonge de la scène, sur les rapports complexes qui peuvent exister entre l’illusion et la réalité197. » Elle pense évidemment à Guitry qu’elle cite immédiatement après et auquel elle consacre une longue analyse. Elle dit alors que le théâtre est un de ses thèmes préférés « qui reflète la passion enthousiaste de l’auteur pour son art198 ». Rappelons que Pirandello (1867-1936), qui a beaucoup parlé de théâtre et d’acteurs, est son contemporain. Comme le dit Colette, dans Le Journal à propos de Quand jouons nous la comédie, « on a prononcé, on a imprimé, à propos de la pièce, le nom de Pirandello199 ». Les pièces bien ficelées comme celles de Scribe ne sont désormais plus de mise. On dira même injustement que dans les pièces de Guitry, « il ne se passe jamais rien ». Jamais rien peut-être, si ce n’est les « intermittences du cœur » façon Proust de personnages ondoyants et divers ou, plutôt, comme dit Brigitte Brunet, « profondément humains », que préoccupent l’amour, l’érotisme, le mensonge et le plaisir. Au moment où Guitry renonce au théâtre, quatre ans avant sa mort, en 1953, après le semi échec de Palsambleu, il n’est plus le seul à parler du théâtre. Ses succès répétés ont évidemment influencé Roussin et Anouilh200 .

Personnages d’actrices

Relevons, c’est inévitable, les pièces et les films où se trouvent le plus de personnages d’actrices. Au cinéma, on en trouve dans Ceux de chez nous où Sarah Bernhardt joue son propre rôle, Le Blanc et le Noir où Irene Wells est chanteuse, Désiré où Jacqueline Delubac ne peine personne en renonçant au théâtre, Quadrille où Gaby Morlay, actrice célèbre tombe amoureuse d’un bellâtre acteur hollywoodien, La Malibran où Geori Boué incarne une cantatrice victime de son père et de son mari, Le Comédien où Lana Marconi et Marguerite Pierry sont d’assez odieuses comédiennes et enfin Toâ où Lana Marconi qui ne voulait pas jouer la comédie décide d’imiter sa bonne( Jeanne Fusir-Gir) et d’interpréter sur scène le « rôle » qu’elle joue dans la vie. Au théâtre, une actrice nommée Léone (Charlotte Lysès) apparait dès 1912 dans Jean III ou l’irrésistible vocation du fils Mondoucet. On en trouve une autre, en 1913, dans On passe dans 8 jours (Lysès toujours). En 1917, dans L’Illusionniste, une chanteuse anglaise Miss Hopkins (Yvonne Printemps) séduit Guitry qu’elle arrache aux bras d’une bourgeoise amoureuse. En 1924, dans On ne joue pas pour s’amuser, une jeune femme qui s’ennuie, Maggy Gérard (Yvonne Printemps) décide de faire du théâtre et réussit. En 1928, Yvonne Printemps est cantatrice dans Mariette ou Comment on écrit l’histoire. L’année d’après, dans Histoires de France, elle devient Armande Béjart, actrice et femme infidèle de Molière. Dans Chagrins d’amour, en 1931, elle incarne la cantatrice Sophie Arnould. Deux actrices débutantes apparaissent encore plus tard, dans un texte plus léger, L’Ecole du mensonge (1940). Il semble bien que de ses cinq épouses, Yvonne Printemps ait été celle qui joua le plus souvent des rôles d’actrice. C’est aussi la seule dont la carrière ne s’étiola pas du tout après leur divorce. Elle était ce qu’on appelle une « bête de scène » et Guitry ne la remplaça jamais tout à fait car elle partageait totalement sa passion pour le théâtre. Après son départ Sacha confia les rôles de divas à Suzy Prim dans Quand jouons nous la comédie ? (1936), où il peint les angoisses d’une actrice que l’osmose avec son mari acteur rend malheureuse. En 1943, Guitry lui donna un second rôle d’actrice passionnée, dans une courte pièce : Je sais que tu es dans la salle (1943) 

 Deux stars iconiques

Il montre beaucoup de respect pour les grandes actrices du passé dans cette série de douze émissions qui accompagne la sortie de Si Versailles m’était conté (1953) et qui se nomme Et Versailles vous est conté201 . Il y célèbre la Duse et Sarah Bernhardt. De la Duse, il dit qu’elle était « une merveilleuse actrice italienne» et, comme son père, il la trouvait «si miraculeusement belle dans l’infortune amoureuse qu’elle semblait s’en faire un doux enivrement202 » Dans Le Comédien (1948), il confie son personnage à l’une des grandes tragédiennes de son temps: Ludmila Pitoeff. Pour Sarah Bernhardt, qui était pour lui une seconde mère, plus brillante que Renée de Pont-Jest, il écrivit un rôle qui la réunissait à son père Lucien Guitry. Hélas, à la dernière minute, la maladie empêcha Sarah de jouer et elle mourut peu de temps après. Sacha ne recréa jamais ce couple idéalisé de ses parents imaginaires, réunis dans Un sujet de roman. Quand il parle de Sarah, il s’abrite derrière son père qui la voit comme « un monstre sublime de grâce, de puissance et de noblesse ». « Elle pouvait parler », dit-il, « de ce sacré soleil comme du Dieu dont elle était descendue203 ». Il la vit, un jour, « la main sur un bouton de porte, passer de la ville à la scène….Durant cette seconde, elle a été deux femmes et, comme elle jouait le rôle d’un personnage cruel, elle eut vers moi, finalement, un geste affectueux qui se trouvait démenti par un regard féroce. Me donnant ainsi le témoignage prodigieux d’un mimétisme instantané204 ». Une actrice mais aussi une femme. Nous retrouvons ici l’idéal féminin de Sacha : une grande actrice et une femme qu’on aime passionnément. Comme ces deux actrices, icones du théâtre, ne sont plus érotisées, il peut adopter avec elles, comme avec les femmes âgées ou les bonnes, une attitude plus naturelle. En les célébrant avec passion, il ne fait que reprendre la distinction classique des auteurs misogynes entre les femmes exceptionnelles et toutes les autres « qui manquent de génie » comme le répètent Schopenhauer et Mirbeau. Pour Mirbeau en particulier, Camille Claudel et Berthe Morisot, nous l’avons vu, sont remarquables mais ce sont « des monstres en état de révolte contre les lois de la nature205 ». Sarah Bernhardt et La Duse sont finalement des « monstres » sacrés qui ne valorisent en rien les autres actrices. Un raciste se vantera toujours d’avoir un ami très spécial dans le milieu qu’il vilipende.

 Les actrices dans les essais de Guitry

Il y parle assez peu des actrices, mais il les compare avec les femmes dans ses textes de réflexion : Les Femmes et l’amour (1932) et Elles et toi (1947). Selon lui, les femmes « ont la manie du mythe » et elles jouent mieux la comédie que les hommes206 . Elles possèdent donc le même talent que les actrices de métier, sans toujours le savoir. Ainsi, Fusier-Gir dans Toâ admet, après quelques protestations, qu’elle fait également du théâtre dans la vie courante, quand elle ment au téléphone par exemple. Comme il vit à l’époque de Pirandello, Guitry évoque, dans ses essais précités, les rôles que les femmes jouent dans le quotidien : « Chérie, je me demande si tu ne joues pas un trop grand rôle dans ta vie207 », écrit-il. La description qu’il fait des femmes est souvent comparable à celle qu’il fait des actrices : « Elle était juchée sur 10 centimètres de talons (quasiment des cothurnes !). On voyait que son fond de teint était invisible. Ses cils étaient faux et ses lèvres rectifiées208 ». Quand elle arrive, dit-il, « elle confisque la lumière » comme une chanteuse éclairée par les spots et elle a l’air « de se mettre aux enchères209 » . Bizarrement, il procède ensuite à une véritable mise à mort fascisante et puritaine à la fois qui laisse pantois : « Qu’elle laisse tomber ce manteau, descendez-là de ses souliers », dit-il avec certains sous- entendus érotiques. « Qu’elle dépose ses faux cils ! Débarbouillez-la au savon, puis prenez entre vos mains son visage mis à nu et vous vous apercevrez qu’elle avait maquillé un masque ». Comme il le ferait pour la statue d’un dictateur déchu, il souhaite la « descendre » de ses souliers. Elle reçoit l’ordre « de passer au greffe ». Il faut d’urgence la laver brutalement de toute son impureté : « Débarbouillez là au savon ! » (pas à la crème de beauté, bien sûr). Enfin, in cauda venenum, quand on la débarrasse de son ultime voile, il ne lui reste rien car elle avait maquillé un masque. Etrange mise à mort de l’actrice et de la femme. On pense alors fugitivement au visage de Falconneti, épuré par Dreyer, dans Jeanne d’Arc (1928) mais celui-ci conférait à la comédienne et à a femme une sorte de grandeur épique . Rappelons que Falconetti créa Le Comédien (rôle de la jeune actrice ambitieuse et déchue), en 1921. Aucune grandeur ici. Le ton est très sévère, voire brutal, et il met mal à l’aise. Et cependant, Guitry passa sa vie avec des actrices ! 

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