ÉCRIRE UNE CLÉOPÂTRE, ÉCRIRE UNE TRAGÉDIE

ÉCRIRE UNE CLÉOPÂTRE, ÉCRIRE UNE TRAGÉDIE

« Écrire sur le sujet de Cléopâtre, c’est emprunter le chemin de l’imitation féconde » L’imitation est une démarche littéraire qui fonde le modèle tragique, imité des Anciens et l’histoire de la tragédie française est profondément liée à l’émulation, parce que la fascination est motrice de l’écriture dramatique. Ainsi Cléopâtre, première héroïne de tragédie française, devient-elle une figure fondamentale du théâtre tragique : écrire une Cléopâtre, c’est non seulement écrire – de fait – une tragédie, mais c’est aussi se mesurer à Jodelle : La représentation du collège de Boncourt est un événement littéraire et non un événement théâtral.2 Dès lors, cette héroïne pour le moins inattendue3 , cette ancienne ennemie de Rome devient l’emblème du grand genre dramatique français. Garnier imite son prédécesseur en changeant le titre, en faisant paraître Antoine et en développant le registre pathétique. L’émulation fonctionne parfaitement : elle est une réécriture active. Ce n’est en revanche guère le cas pour Montreux, qui suit Jodelle de très près. À la fin du dix-septième siècle, La Chapelle écrira une dernière Cléopâtre1 , après la retraite de Racine, en s’inspirant des grands dramaturges de son pays, qu’il cite régulièrement. La dimension intertextuelle de cette œuvre traduit l’admiration du dramaturge pour ses prédécesseurs. Toutefois, l’émulation devient rivalité lors du retour de la tragédie, au début du « Grand Siècle », entre Benserade et Mairet.

De l’émulation à la rivalité : Benserade et Mairet

Les deux tragédies de Benserade, jeune auteur, et de Mairet, couronné du succès de sa Sophonisbe, paraissent à quelques mois d’intervalle : Presque en même temps, en 1636 et 1637, Mairet donne Le Marc Antoine ou la Cléopâtre à la troupe du Marais, puis Benserade La Cléopâtre aux comédiens de l’Hôtel de Bourgogne. À l’inverse, La Cléopâtre de Benserade est lente, bavarde, plate et fade, et apporte assez peu à la tradition des amants tragiques.2 Ce jugement paraît bien sévère3 et la tragédie du jeune dramaturge n’est pas dénuée d’intérêt : elle donne plus de place à Antoine, développe une dramaturgie de l’objet et représente la mort des amants sur scène, ce qui est plutôt audacieux. En somme, sans être un monument littéraire, la pièce de Benserade ouvre la voie à l’émulation classique et annonce une dramaturgie nouvelle. Corneille fait d’ailleurs l’éloge de cette pièce en écrivant directement à Mairet, pendant la Querelle du Cid : « Vous ne sçauriez nier que cette Cleopatre a ensevely la vôtre4 ». Ce jugement est confirmé par Guérin de La Pinelière, auteur d’une tragédie d’Hippolyte, qui précise : ce Gentil-homme qui éclatte depuis peu à la Cour, et qui à dix-huict ans a faict cette belle Cleopatre qui vient de recevoir l’applaudissement de tout un peuple, l’approbation des plus severes, et l’admiration de la Cour Monsieur de BENSSERADDE1 Le jeune auteur entend affermir sa réputation en écrivant une Cléopâtre, véritable modèle du genre tragique : La référence à ces deux figures tragiques pouvait même devenir un gage pour asseoir la réputation d’un jeune auteur qui débutait. Ce fut le cas de Benserade qui s’engagea dans la carrière dramatique avec sa Cléopâtre, jouée en 1635 à l’Hôtel de Bourgogne, et publiée en 1636.2 La pièce semble en tout cas avoir été écrite en 1635, en même temps que le roman fleuve de La Calprenède, qui publiera un an après Benserade, en 16373 . Concernant Mairet, les dates demeurent imprécises : alors que Charles Mazouer annonce 1637, Philip Tomlinson assure que la composition a eu lieu entre novembre 1634 et le printemps 1635, et la pièce est jouée pour la première fois le 22 mai4 . En tout état de cause, la Cléopâtre de Mairet est déjà signalée en 1635 dans l’avertissement « Au Lecteur » qui précède la Sophonisbe puisque l’auteur en annonce la publication : Si je mets jamais ma Cléopâtre au jour, je m’estendray davantage sur cette matiere : cependant l’experience a montré sur le Theatre que je n’ay point mal fait de m’esloigner un peu de l’histoire.5 Trois datations posent question : celle de la rédaction, celle de la représentation et celle de la publication. La rédaction confirme sans nul doute possible l’antériorité de Mairet, qui signale avoir écrit cette pièce à vingt-six ans, soit en 1630, dans la dédicace des Galanteries du duc d’Ossonne : J’ay commencé de si bonne heure à faire parler de moy, qu’à ma vingt-sixième année je me trouve aujourd’huy le plus ancien de tous nos Poëtes Dramatiques. Je composay ma Criséide à seize ans au sortir de Philosophie, et c’est de celle-là et de Silvie, qui la suivit un an apres, que je dirais volontiers à tout le monde. Delicta juventitus meae ne reminiscaris. Virginie à 24. Sophonisbe à 25. Marc-Anthoine et Soliman à 26

LA MÉTAMORPHOSE DU MONSTRE : VERS UNE DRAMATURGIE DE L’ÉLOGE Cléopâtre VII

Théa Philopator, dernière reine d’Égypte issue de la dynastie macédonienne des Lagides, avant l’annexion du pays à l’Empire romain, fut clairement victime de l’historiographie antique, teintée de propagande pro-augustéenne. La tradition occidentale se souvient d’elle à travers trois épisodes : son aventure avec Jules César, l’assassinat de Pompée1 et sa relation fatale avec Marc Antoine. Les trois grands hommes de la fin de la République furent liés à Cléopâtre. Ainsi la littérature antique lui est-elle profondément défavorable : la reine est présentée comme une femme ambitieuse, avide de pouvoir, coupable d’inceste, d’adultère et de prostitution2 . Le Moyen-âge français procède à une première réévaluation : sans devenir un emblème de vertu – loin s’en faut – Cléopâtre bénéficie d’une certaine indulgence, de la part de quelques auteurs du moins3 . La Renaissance marque une rupture : la littérature non dramatique initie l’éloge de Cléopâtre, et encourage ainsi sa consécration sur la scène tragique4 . La tragédie permet donc le couronnement littéraire de Cléopâtre, monstre qui devient héroïne majestueuse, digne et admirable. Les raisons de cette métamorphose sont nombreuses, complexes et variées. Elles semblent liées autant à la vie de la reine qu’à l’évolution des sensibilités – culturelles et esthétiques – de la Renaissance et du « Grand Siècle français ».

Cours gratuitTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *