Les droits de l’Homme dans les premiers documents constitutionnels du Mexique indépendant
L’objectif de ce chapitre est de connaître la manière dont ont été élaborés les droits de l’Homme durant les premiers efforts constitutionnels du Mexique après le début du processus d’indépendance. Pour atteindre cet objectif, le chapitre se divise en deux parties. La première présente les projets constitutionnels élaborés durant la lutte indépendantiste. Il s’agit de « Elementos Constitucionales » (« Éléments constitutionnels ») d’Ignacio López Rayón de 1811, de « Sentimientos de la Nación » (« Sentiments de la nation ») de José María Morelos y Pavón de 1813 et du contenu de la Constitution d’Apatzingán de 1814.
La seconde partie présente le contenu des premières Constitutions du Mexique après l’indépendance et la façon dont on y a présenté les droits de l’Homme. Il s’agit de l’étude des droits de l’Homme de la Constitution de 1824, des Bases constitutionnelles et des sept lois constitutionnelles adoptées entre 1835 et 1836 ainsi que des Fondements organiques de 1843. Comme on le verra dans ce chapitre, les droits de l’Homme apparaissent dans tous ces documents mais de manière balbutiante, sans la création d’un chapitre spécifique les concernant et sans aucune mention d’une procédure pour les défendre, au-delà de l’effort pour y intégrer l’« Habeas Corpus » anglais.
Les premiers efforts constituants et les « droits de l’Homme » au Mexique
Dès les premiers documents élaborés par les rebelles après le début de la Guerre d’Indépendance, on peut observer des éléments de la nouvelle configuration constitutionnelle du Mexique indépendant, ainsi que les premières réferences concernant les droits des habitants et citoyens de la république naissante. Néanmoins, il ne faut pas oublier que les aspirations politiques et sociales de ceux qui ont débuté et dirigé la révolte populaire d’indépendance à partir de 1810 (Miguel Hidalgo y Costilla, José María Morelos y Pavón, Ignacio López Rayón et Vicente Guerrero, entre autres) et de ceux qui ont pris le pouvoir et ont commencé à construire les nouvelles institutions politiques sous la direction de Agustín Iturbide (ancien chef militaire royaliste qui a changé de position politique en observant l’imminence du triomphe révolutionnaire), connus sous le nom de criollos, ont été très différentes1.
Les aspirations radicales des chefs révolutionnaires, tout comme les institutions des criollos, dénotent une forte influence du libéralisme éclairé français et de ce qui est connu comme le projet du despotisme éclairé de la couronne espagnole. Ainsi, les idées des Lumières ont été très présentes au sein des deux projets, ce que l’on peut observer dans les documents politiques et juridiques qui ont été publiés. Nous présenterons ci-après les éléments centraux de ces documents afin d’observer la présence de ce que l’on appelait à l’époque les « droits de l’Homme » dans trois documents rédigés par les insurgés de la Révolution d’Indépendance : Elementos constitucionales (« Éléments constitutionnels » en français) de 1811, Sentimientos de la Nación (« Sentiments de la nation » en français) de 1813 et Constitución de Apatzingán (« Constitution d’Apatzingán » en français) de 1814.
Le premier projet est un document relativement oublié de l’histoire constitutionnelle du Mexique, il s’agit de Elementos constitucionales (« Éléments constitutionnels »), écrit par l’insurgé Ignacio López Rayón en 1811. En pleine révolution, López Rayón a assumé la tâche de proposer un projet de constitution politique qu’il a présenté à José María Morelos y Pavón et qu’il a fait circuler au sein du territoire de la Nouvelle Espagne. Néanmoins, López Rayón a peu après regretté son contenu car il l’a considéré incomplet. Elementos constitucionales soulignait dans son article 5 que la souveraineté naissait au sein du peuple et résidait en Ferdinand VII. Quant aux droits de l’Homme, l’article 29 a déclaré la liberté absolue d’impression en matière scientifique et politique, a interdit la torture et a proposé l’utilisation de l’Habeas Corpus anglais comme protection du droit à la liberté : Villoro, Luis, El proceso ideológico de la revolución de Independencia, UNAM, Première réimpression, Mexique, 1977.
« Art. 31 Chacun sera respecté chez soi comme dans un asile sacré, et gèrera ses affaires avec la largesse ou les restrictions dictées par les circonstances, la renommée loi Habeas Corpus d’Angleterre »2
L’article 1 de Elementos Constitucionales a établi que la religion catholique était la seule permise, sans tolérance à aucune autre, l’article 24 a interdit l’esclavage, l’article 25 a établi l’égalité entre les personnes, l’article 29 a souligné la liberté « absolue » d’impression et l’article 32 a interdit la torture. Le juriste et historien du droit Felipe Tena Ramírez a souligné que bien que López Rayón ait regretté sa proposition de Elementos constitucionales et l’ait retirée car incomplète selon lui, cette dernière a exercé une forte influence sur les idées de Morelos, et surtout, pour encourager à la création d’une Constitution3.
Deux ans plus tard, en 1813, José María Morelos y Pavón a publié les 23 Points de Morelos pour la Constitution, également connus comme Sentimientos de la Nación (« Sentiments de la nation ») : il s’agit de l’un des documents fondamentaux pour comprendre les aspirations des dirigeants de la Révolution d’Indépendance débutée en 1810.
Ce document déclare « l’Amérique libre et indépendante de l’Espagne et de toute autre nation »4, établit la religion catholique comme la seule permise au sein du territoire américain5 et propose un élément central de l’État mexicain contemporain, qui est celui de la « souveraineté populaire » : López Rayón, Ignacio, « Elementos Constitucionales », dans Tena Ramírez Felipe (compilateur), Leyes fundamentales de México, Porrúa, Mexique, P- 26. [ Version originale en espagnol : Art. 31. Cada uno se respetará en su casa como en un asilo sagrado, y se administrará con las ampliaciones, restricciones que ofrezcan las circunstancias, la célebre ley Corpus haveas de la Inglaterra ].
Felipe Tena Ramírez a réalisé une compilation des Constitutions politiques du Mexique ainsi qu’une sélection de certains des documents déterminants de l’histoire constitutionnelle du pays, et a expliqué l’importance de ces documents dans une introduction à chacun d’entre eux. Cette compilation de Tena Ramírez est une œuvre centrale dans l’étude de l’histoire constitutionnelle du Mexique.
Article 5. La souveraineté émane immédiatement du peuple, qui ne souhaite que la remettre au Congrès suprême national américain, composé de représentants des provinces en nombre égal »6
L’article 12 est le plus important du corpus de Sentiments de la nation car il souligne l’importance de réduire les effets des inégalités et de la pauvreté, qui ont été l’une des causes de l’éclatement de la Révolution de 1810 :
Comme la bonne loi est supérieure à l’homme, celles dictées par notre Congrès doivent être telles qu’elles obligent à la constance et au patriotisme, modèrent l’opulence et l’indigence, de manière à ce que le salaire journalier du pauvre soit augmenté, que ses coutumes s’améliorent en éloignant l’ignorance, le vol et le larcin »7
L’article 15 de ce document, quant à lui, a établi l’interdiction de l’esclavage et de la distinction de castes, ce qui est aujourd’hui connu comme l’égalité juridique, et l’article 17 a souligné l’importance du respect de la propriété privée : « Les propriétés de chacun seront conservées et sa maison sera respectée comme dans un asile sacré, et les infractions seront punies »8.
Cette intention de modérer les inégalités, tout comme l’interdiction de l’esclavage, sont deux éléments de grande importance du constitutionnalisme naissant car ils sont en avance sur leur époque. D’une part, réduire les inégalités n’était pas l’intention du libéralisme de l’époque, et quand à l’interdiction de l’esclavage, il s’agit de l’un des premiers documents du continent à l’établir.
Ibíd. P. 29. [ Version originale en espagnol : Art. 31 Cada uno se respetará en su casa como en un asilo sagrado, y se administrará con las ampliaciones, restricciones que ofrezcan las circunstancias, la célebre ley Corpus haveas de la Inglaterra ].
Ibíd. P. 30. [ Version originale en espagnol : Que como la buena ley es superior a todo hombre, las que dicten nuestro Congreso deben ser tales, que obliguen a constancia y patriotismo, moderen la opulencia y la indigencia, y de tal suerte se aumente el jornal del pobre, que mejores sus costumbres alejando la ignorancia, la rapiña y el hurto ].
Ibíd. P. 30. [ Version originale en espagnol : Que a cada uno se le guarden sus propiedades y respete su casa como en un asilo sagrado, señalando penas a los infractores ].
Comme on l’observe dans les paragraphes précédents, Sentiments de la nation contient déjà les premiers éléments du constitutionnalisme mexicain, c’est-à-dire, la souveraineté populaire, l’égalité juridique, la recherche de la réduction de l’inégalité sociale et le respect de la propriété privée. Selon l’historien du droit Jorge Sayeg Helú, il s’agit d’un mélange des aspirations libertaires révolutionnaires et des idées du libéralisme dominant en Europe, qui engendrent les premières institutions du libéralisme mexicain9.
José María Morelos y Pavón a lu Sentiments de la nation devant le Congrès d’Anáhuac, qui a été convoqué par les insurgés dans l’intention d’élaborer une Constitution politique. Le Congrès d’Anáhuac a déclaré l’Indépendance, aboli l’esclavage, ordonné la répartition des terres et élaboré le Décret constitutionnel pour la liberté de l’Amérique mexicaine, qu’il a publié le 22 octobre 1814. Le Décret constitutionnel pour la liberté de l’Amérique mexicaine, connu également comme la Constitution d’Apatzingán, est le premier effort pour créer une Constitution, en pleine guerre d’Indépendance. Rédigé par les dirigeants de la rébellion, il s’agit d’un document élaboré de manière itinérante, pendant que les armées rebelles luttaient contre l’armée royaliste. D’importants dirigeants de la lutte indépendantiste ont participé son élaboration, à l’exception de Miguel Hidalgo y Costilla, qui avait été capturé et fusillé en 1811. L’historien Ernesto de la Torre Villar a souligné le fait qu’une grande partie des signataires avaient participé dès le début à la guerre d’insurrection et qu’ils « possédaient tous une solide préparation, avaient été formés en droit canonique, théologie et droit »10.
Ce document de 242 articles a représenté le premier effort de création d’une Constitution élaborée par les dirigeants des groupes rebelles et elle est entrée en vigueur dans les zones où ceux-ci gouvernaient, c’est-à-dire dans les territoires qu’ils gagnaient, ce qui a amené Ernesto de la Torre Villar à affirmer : « il est réellement entré en vigueur, bien qu’avec des limites temporelles et spatiales liées aux circonstances »11
La Constitution d’Apatzingán a maintenu la religion catholique comme l’unique, ainsi que l’idée d’une souveraineté qui émane du peuple12 et a instauré le droit des citoyens à établir le type de gouvernement qui leur convient, et à le modifier ou à l’abolir si cela était nécessaire.13 Ce précepte a perduré à travers les différentes Constitutions mexicaines et on le retrouve aujourd’hui dans l’article 39 de la Constitution en vigueur, connu comme le droit du peuple mexicain à modifier la manière dont il est gouverné14.
Concernant le thème des droits des citoyens, la Constitution d’Apatzingán a établi un chapitre intitulé Égalité, sécurité, propriété et liberté des citoyens. Dans ce chapitre, l’article 24 souligne que le bonheur, l’égalité, la sécurité, la propriété et la liberté étaient les droits des citoyens et que le but des institutions politiques était de les conserver :
Article 24. Le bonheur du peuple et de chaque citoyen consiste à jouir d’égalité, de sécurité, de propriété et de liberté. La préservation intégrale de ces droits est l’objectif de l’institution des gouvernements et elle est l’unique but des associations politiques »15
Il s’agit de l’une des premières rédactions qui présentent les droits des personnes au sein de la nouvelle nation et parallèlement, on observe dans les articles 27 et 28 une première ébauche des limitations des pouvoirs publics, créant ainsi ce qui a été nommé la garantie sociale, c’est-à-dire, une limitation de l’abus de pouvoir à l’encontre des citoyens:
Congreso de Anáhuac, « Constitución de Apatzingán de 1814 », article 5, dans Tena Ramírez Felipe (compilateur), Leyes fundamentales de México, Porrúa, Mexique, p.33.
Ibíd. « Comme le gouvernement n’est instauré pour l’honneur ou l’intérêt particulier d’aucune famille, d’aucun homme ou d’aucune classe d’hommes ; mais pour la protection et la sécurité générale de tous les citoyens, unis volontairement en une société, ces derniers ont le droit incontestable d’établir le gouvernement qui leur convient le plus, de l’altérer, de le modifier et de l’abolir totalement, quand leur bonheur l’exige ».
La redaction actuelle (2021) de l’article 39 de la Constitution politique de 1917 souligne : « La souveraineté nationale réside essentiellement et originellement dans le peuple. Tout pouvoir public émane du peuple et est instauré pour le bénéfice de ce dernier. Le peuple possède à tout moment le droit inaliénable d’altérer ou de modifier la manière dont il est gouverné ». Cette rédaction a été maintenue depuis son approbation originelle en 1917.
Congreso de Anahuac, « La Constitución de Apatzingán de 1814 », Article 24, dans Ramírez Felipe (compilateur), Leyes fundamentales de México, Porrúa, Mexique, P. 334. [ Version originale en espagnol : Artículo 24. La felicidad del pueblo y de cada uno de los ciudadanos consiste en el goce de la igualdad, seguridad, propiedad y libertad. La íntegra conservación de estos derechos es el objetivo de la institución de los gobiernos y el único fin de las asociaciones políticas ].
Article 27. La sécurité des citoyens consiste en une garantie sociale : celle-ci ne peut exister que si la loi établit les limites des pouvoirs et la responsabilité des fonctionnaires publics.
Article 28. Les actions exercées à l’encontre d’un citoyen sans les formalités de la loi sont tyranniques et arbitraires »16
Cette garantie sociale est basée sur l’idée d’établir des limites au pouvoir et des responsabilités aux fonctionnaires publics qui abuseraient de leur pouvoir. Ainsi, l’établissement dans l’article 24 du bonheur comme objet des institutions et les limitations du pouvoir établies par la garantie sociale des articles 27 et 28, ont créé la configuration de l’exercice des droits de l’Homme au Mexique et des limites de l’État face aux citoyens. Ernesto de la Torre a souligné que selon la rédaction de ces articles, on peut observer que les rebelles et les rédacteurs de la Constitution d’Apatzingán de 1814 connaissaient les pensées de Locke, Hume, Paine, Burke, Montesquieu, Rousseau, Bentham et Jefferson : De manière doctrinale, les membres du Congrès constituant de 1814 étaient au fait des pensées politiques et juridiques découlant des Lumières. Ils connaissaient l’œuvre des encyclopédistes et des libéraux du début du XIXème siècle ainsi que les idées de Vittoria, Soto, Cano, du père Las Casas et du père Suarez »17
