L’oralité dans l’histoire contemporaine de la poésie au Québec

L’oralité dans l’histoire contemporaine de la poésie au Québec

CONTINUITÉS DE LA NUIT DE LA POÉSIE (1970-2010) 

Les Nuits de la poésie a) L’invention d’une tradition Comme nous le signalions en introduction, la Nuit de la poésie 1970 est directement liée aux profonds bouleversements politiques que connaît la Province depuis la fin des années 1950. Compte tenu de sa teneur générale fondée sur l’omniprésence de la question nationale et sa forte implication politique, il apparaît avec évidence que ce spectacle répond à une nécessité de l’actualité et participe d’une volonté d’inscrire cette voix nouvelle du Québec dans une histoire et dans le patrimoine. Nous avons souligné que la question de l’histoire constitue l’un des thèmes centraux de cette première édition de la Nuit tout comme la question de la définition et de la revendication des valeurs culturelles (ou contre-culturelles) s’affirme comme l’une des caractéristiques majeures de l’événement. Dans un ouvrage collectif intitulé L’invention de la tradition, Eric Hobsbawm et Terence Ranger s’attachent à décrypter le phénomène de la référence à une tradition dans diverses cultures et avancent l’idée selon laquelle le propre des « traditions » des sociétés contemporaines est d’être récentes et « inventées » : « Des “traditions” qui semblent anciennes ou se proclament comme telles ont souvent une origine récente et sont parfois inventées.252 » Dans le cas des cultures ou des nations dites émergentes, cette construction de symboles et cette constitution de traditions apparaissent avec d’autant plus d’évidence qu’elles sont absolument nécessaires pour justifier le fait culturel-national : la culture prouve l’existence de la nation, et c’est parce qu’il y a nation, au moins sur le plan virtuel ou théorique, qu’une culture spécifique se manifeste253. De surcroît, dans le cas du Québec, ce phénomène rencontre un autre facteur important spécifique à l’Amérique du Nord, celui de la complexité du rapport à l’histoire et à la mémoire. La devise du Québec « Je me souviens » exprime bien cette préoccupation du passé et ce souci d’instaurer un lien permanent avec le passé. Dans le même ouvrage cité plus haut, les auteurs rappellent que cette invention de la tradition vise à établir une continuité avec le passé : Les « traditions inventées » désignent un ensemble de pratiques de nature rituelle et symbolique qui sont normalement gouvernées par des règles ouvertement ou tacitement acceptées et cherchant à inculquer certaines valeurs et normes de comportement par la répétition, ce qui implique automatiquement une continuité avec le passé. En fait, là où c’est possible, elles tentent normalement d’établir une continuité avec un passé historique approprié254. Bien que ces affirmations portent sur des pratiques civiles d’ordre national, il est intéressant de les confronter à notre spectacle de poésie afin de comprendre cette nécessité du symbolique et du rituel. L’évocation des « valeurs et normes de comportement » semble ainsi toute adaptée au spectacle de la Nuit de la poésie dans la mesure où cet événement vise à la fois à définir les valeurs nouvelles qui sont et doivent être désormais celles de la nation québécoise. Le lien avec le passé apparaît au premier abord avec moins d’évidence dans la mesure où la première édition de l’événement se pose comme une forme de rupture avec les pratiques du passé et une volonté explicite de « fabrication » et de « fondation ». Néanmoins, la diversité des poètes et leur appartenance à divers courants esthétiques et idéologiques ainsi qu’à diverses générations permet d’inscrire l’événement dans une forme de continuité historique. Mais dès lors que la Nuit s’inscrit dans cette continuité historique par le processus de réitération, elle acquiert cette portée traditionnelle décrite par les auteurs. La « répétition » se révèle une condition essentielle de la constitution d’une tradition.

 Vers un affaiblissement de l’événement

Mais cette instauration de la tradition n’est pas sans poser problème. Si la Nuit 1980 connaît une fréquentation supérieure à celle de l’édition de 1970, si elle dure effectivement toute une nuit comme en 1970 et si elle revêt un caractère national fort du fait du contexte politique qui conduit la population à aspirer à une forme de changement, il n’en est pas de même pour l’édition de la Nuit 1990 et celle de 1991. L’édition de 1990 fut réalisée à l’initiative du collectif de poètes du groupe « Gaz moutarde260 » dans la salle de spectacle montréalaise du « Lion d’or ». Dans un article intitulé « Craque de trottoir et souvenirs de Vanier » publié sur un blog consacré au slam et à la poésie en général261, Mario Cholette poète, professeur et ancien directeur de la revue éponyme évoque les conditions de l’organisation de cette première Nuit de la poésie 1990 ainsi que sa rencontre avec Denis Vanier et sa compagne Josée Yvon dont il sollicitait la participation : Je voulais l’inviter à une nuit de la poésie que j’organisais avec Pierre Bastien (le cinéaste). J’avais déjà des invités de marque (Paul Chamberland, Nicole Brossard, Lucien Francoeur, Claude Beausoleil, Jean-Paul Daoust, Pauline Harvey…), mais je voulais Vanier et Josée Yvon. Il m’a regardé dans les yeux, d’un air de vedette de cinéma – c’était un très bel homme soit dit en passant ! – et il m’a dit, en souriant : –Tu veux-tu te battre, toé ? Je m’attendais un peu à cette réaction. Disons qu’il avait toute une réputation, le poète. Je lui ai répondu en le complimentant sur son œuvre. Il a ri. Il m’a présenté Josée Yvon. Puis nous avons parlé toute la soirée. Ils ont accepté mon invitation. Plus loin dans ce même article, Mario Cholette explique les conditions du déroulement de cette Nuit de la poésie 1990 et de sa captation :[…] cette Nuit de la poésie que nous avions intitulée Décadencre fut un succès. Une quarantaine de poètes, une salle comble (c’était le premier show du Lion d’or depuis une vingtaine d’années sinon plus, nous avions dû louer des tables et des chaises, de l’éclairage, une console, bref tout ce qu’il fallait pour faire un show, il n’y avait rien au Lion d’or !) Je crois que les rushs de la soirée existent encore, Bastien avait tout filmé avec son équipe.262 Outre l’anecdote cocasse de la rencontre avec Vanier qui révèle à la fois le caractère plutôt trempé du poète en même temps que sa réelle générosité, cet article montre que la Nuit de la poésie 1990 fut le fait d’un groupe relativement marginal et « underground » comparé aux entreprises plus officielles conduites par les cinéastes de l’ONF et ce malgré la participation de poètes reconnus comme Paul Chamberland, Nicole Brossard, Claude Beausoleil ou Jean-Paul Daoust (Pauline Harvey et Lucien Francoeur étant des poètes plus marginaux appartenant à une certaine contre-culture). Les conditions de sa captation expliquent également que cette Nuit de la poésie 1990 soit restée inconnue du grand public263. Ce n’est que l’année suivante en effet que les réalisateurs Jean-Pierre Masse et JeanClaude Labrecque décident de réitérer l’expérience de la Nuit de la poésie. Ils organisent donc la Nuit de la poésie 1991, dans la même salle que l’édition 1980. Ce retard d’un an dans la réitération de l’événement est révélateur de premiers signes d’essoufflement de ce type d’événements. Parallèlement, les spectacles de poésie en tout genre se sont multipliés ce qui peut expliquer qu’organisateurs, poètes et public n’aient pas ressenti en 2000 le besoin d’une Nuit de la poésie dans la continuité les éditions précédentes.

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