Mythe et monde contemporain : analogies et différences

Mythe et monde contemporain : analogies et différences

Comment interpréter les évolutions de la réécriture d’un mythe à l’époque contemporaine ?

Adaptation à la pensée d’une époque, volonté de la dépasser ou partie intégrante d’un développement général, le recours à la mythologie antique doit-il être compris comme témoin ou comme vecteur d’un changement ? L’hypothèse selon laquelle le roman mythologique serait un indice des transformations de notre époque incite à la réflexion. La transposition dans le roman contemporain de récits mythologiques implique, au-delà des questions de réalisation, la possibilité de susciter une attention et une curiosité toujours nouvelles. Le rapprochement présuppose une faculté d’actualisation reconnue au mythe sans laquelle la relation n’aurait pas lieu d’être, et que G. Plumpe définit comme telle : « La pensée mythique a développé d’ailleurs une possibilité manifeste de concevoir la relation origine-actualité comme sa propre légitimation. Cette possibilité, c’est la généalogie.1 » C’est de cette proximité et de cette diférence que peuvent naître comparaisons, analogies et mises en parallèle. Si l’actualité du mythe vaut pour toute époque, quelle est la spécificité des liens établis avec l’époque contemporaine ? On ne peut chercher à comprendre le sens et l’intérêt de la résurgence de mythes antiques dans le roman contemporain sans considérer un double mouvement : l’influence réciproque de la mythologie et de la réalité contemporaine ou, pour être plus exact, de leurs conceptions respectives. La perception du monde contemporain marque autant la réflexion sur les mythes antiques et leur réécriture que le recours à la mythologie suscite une compréhension diférente de notre époque. Les eux conceptions se reflètent l’une l’autre et, par conséquent, s’éclairent ou se remettent en cause mutuellement. Il est tentant d’interpréter la reformulation contemporaine de mythes antiques comme une projection de réflexions actuelles. Ce serait cependant réduire considérablement son intérêt que de faire du mythe un simple masque à travers lequel la réalité pourrait être exprimée. C’est le mouvement réciproque qu’il importe de garder à l’esprit : jusqu’à quel point la mythologie est-elle vue à travers la lunette de l’époque contemporaine ? Et inversement. Lieu d’équivoque et d’échange, les romans mythologiques contemporains tirent profit de cette dualité pour creuser une réflexion sur le monde, l’Histoire, l’individu et le roman. Aspect privilégié dans les ouvrages critiques, il est possible d’éclairer tout d’abord quelques-uns des intérêts du travail sur la mythologie à travers le rapport entretenu entre le mythe et le temps présent et, de manière plus large, entre le mythe et l’Histoire. Cette mise en relation entraîne la réflexion sur les acteurs de l’Histoire : notamment sur la place réservée à l’individu dans l’Histoire, sur l’importance d’une quête existentielle ainsi que sur la critique et la reconquête du langage à travers le recours à la mythologie antique. La recherche sur la langue ne peut être sans conséquence sur la conception de la littérature : dans quelle mesure la réécriture de mythes nourrit-elle une réflexion sur le roman ?

Mythe et réalité contemporaine 

Derrière le jeu de narration et de réécriture se profile une représentation du monde qu’il convient de définir. Le recours à la mythologie est largement perçu comme le signe d’une crise, voire la figuration d’une absence de sens. Reprendre des thèmes mythologiques peut révéler la latence ou l’imminence d’un danger, illustrer un monde accablant, menaçant. Si tant est que le retour à la mythologie doive être associé à une crise, en signifie-t-elle le signe avant-coureur, l’expression simultanée ou l’échappatoire ? Chacune de ces possibilités est envisagée dans les romans mythologiques contemporains, même si les deux périodes présentent des diférences marquées. Dans l’après-guerre, le recours à la mythologie traduit de manière générale une crise profonde et/ou le moyen d’envisager une issue. Les références mythologiques dans la trilogie de Wolfgang Koeppen suggèrent à la fois le poids d’une condamnation sur le temps présent et une absence de sens dans la réalité comme dans la fiction. Nombreux sont les thèmes mythologiques qui dans Tauben im Gras traduisent l’accablement : « Philippe avait cédé au désespoir, à un péché. Le destin l’avait poussé dans ses derniers retranchements. Les ailes des Érinyes battaient la vitre avec le vent et la pluie.2 » Les Érinyes, symbole de malédiction et d’acharnement, amplifient le tourment du personnage. Le bruit de leurs ailes sur la vitre contribue non seulement à rendre l’atmosphère particulièrement inquiétante, mais il rappelle aussi l’enfermement du personnage, l’étroitesse de sa situation comme la menace qui pèse sur son sort. Des mythes antiques est conservé généralement le côté le plus sombre comme est aussi banni tout espoir. Quand, par exemple, il est fait référence à Troie, c’est alors uniquement pour sa ruine : « Troie, monde anéanti.3 ». Le désarroi inspiré par la réalité de l’après-guerre motive le choix de mythes précis et illustre une profonde désillusion au regard de la réalité immédiate. Les références à l’Odyssée du premier roman soulignent l’égarement et l’errance des personnages, les dieux des Enfers, monstres mythologiques (Hydre, Gorgone, Minotaure etc.) figurent une réalité pénible et une menace pesante. Rapportées à la réalité décrite, les images mythologiques n’ont de cesse d’en signaler les travers, d’en souligner les dysfonctionnements. Là où tout est détruit et plus rien ne fonctionne, les mythes eux-mêmes sont déchus de leur fonction de référence, de modèle absolu : « Évidemment, les pilotes étaient bien mieux que de simples soldats, la gloire d’Icare augmentait la leur, mais la fille de la concierge ignorait  tout d’Icare.4 » Méconnus, les mythes n’éclairent plus la réalité ; elle échappe aux personnages et laisse place à une obscurité inquiétante. Il semble que, de manière plus générale, c’est leur fonction symbolique qui disparaît, mais H.-U. Treichel note avec justesse : « L’hétérogénéité des éléments force plutôt le mythe de telle façon que ceci n’entraîne pas une dissolution mais une radicalisation de l’ambiguïté mythique.5 » Comme la réalité est devenue particulièrement absurde et/ou indéchiffrable, ni les mythes, ni les mots qui les transmettent ne peuvent plus être conformes à ce qu’ils sont présumés désigner ou symboliser. Le recours à la mythologie suggère en permanence une inadéquation et un dysfonctionnement des symboles ou indique le non-sens des rapprochements par leur énumération abusive : « Susanne était Circé et les sirènes […] et peut-être était-elle aussi Nausicaa.6 » Les références se chevauchent avant de perdre finalement toute valeur de modèle ou de repère. Dans leur accumulation, elles n’indiquent plus rien que l’impossibilité de cerner les choses. La réalité se dérobe sans cesse à toute tentative d’interprétation, sa représentation ne peut par conséquent plus suggérer que confusion et chaos. De plus, l’emploi passager, bref, discontinu et apparemment aléatoire des mythes antiques signale l’impossibilité dans le monde moderne, et a fortiori au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, d’envisager une vision globale des choses. L’adéquation est évidente entre cette manière particulière de recourir à la mythologie et la structure générale du roman. L’absence de linéarité et de sens général apparaît de plus en plus clairement comme dénominateur commun de la réalité, du traitement de la mythologie et de la composition narrative.

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