Le sacré, un régulateur traditionnel des rapports Homme / Nature 

Le sacré, un régulateur traditionnel des rapports Homme / Nature 

Les interactions nature / culture : la posture de l’anthropologie de la nature 

La question des relations Homme / Nature est au cœur des débats ayant opposé divers anthropologues. DESCOLA (2011) résume ce débat scientifique par l’opposition de deux pôles : l’un menant à une culture totalement naturelle, l’autre à une nature totalement culturelle (dualisme anthropologique). Ce débat a opposé Harris à Lévi-Strauss. Philippe Descola donne les éléments d’argumentation dans son livre l’écologie des autres (DESCOLA, 2011). Pour Marvin Harris (courant du matérialisme culturel), la culture est le résultat de l’adaptation au milieu naturel, « les contraintes écologiques s’exerç[ant] de façon plus manifeste sur le « noyau culturel » (cultural core), assemblage de techniques, de comportements et d’institutions liés à l’exploitation des ressources naturelles. La force d’une société, son armature dynamique est donc constituée par ces secteurs des systèmes sociaux, politiques, religieux dont on peut montrer qu’ils interviennent dans la gestion d’un milieu » (DESCOLA, 2011 : 19). Si l’on se fit à cette interprétation, la division du travail (système de castes), la fonction d’autorité et de chef (institutions traditionnelles de gestion), la distribution de l’habitat, les modes de transmission des droits sur les ressources, les prohibitions (alimentaires, etc.), les interdits sont une forme élaborée culturellement pour adapter la société à la Nature (optimisation inconsciente de l’allocation des moyens de travail). La posture levistraussienne envisage ces relations à travers une culture qui est un ordre de réalité indépendant du milieu écologique et des exigences du métabolisme humain. Dans ce cadre, le jeu des déterminismes est à la fois égal, simultané et complémentaire ; la technologie et l’économie imposant à la pensée des contraintes issues du rapport qu’une société entretient avec un milieu spécifique.Ce débat classique entre universalisme (matériel) et relativisme (système de valeurs) a été aussi porté par Augustin Berque à travers la notion d’universion (BERQUE, 2009). En effet, l’abstraction de la diversité des phénomènes de l’écoumène est la posture suivie par la modernité à travers la réduction du divers à l’un, de la réalité à une version unique, des lieux singuliers de l’écoumène au bénéfice d’un espace universel (BERQUE, 2009). Dès lors, l’anthropologie de la nature (écologie des relations) se pose comme un troisième pôle qui tente de comprendre les INTERACTIONS entre les humains, les organismes, les outils, les artéfacts, les divinités, les esprits, les processus techniques dans des situations données, audelà de leur perception comme ressources, comme des représentations plus ou moins illusoires, comme des facteurs limitants ou comme des moyens de travail (DESCOLA, 2011). Ce courant, cette troisième voie, a émergé dans le contexte d’une crise environnementale qui a bouleversé les rapports de l’homme à la nature objectivée comme une totalité distincte de l’homme et réduite à des fonctions de satisfaction d’un ensemble de besoins (rapports de production, technologie). Ce courant remet en cause le dualisme classique entre nature et culture par une profonde reconsidération des croyances et des normes qui organisent les rapports avec la nature. Ce discours s’insère dans un courant de pensée postmoderne qui remet en cause l’omniprésence de la technologie dont découlent des crises socio-environnementales menaçant directement ou indirectement l’existence de l’humain dans son écoumène (changement et réchauffement climatique, réduction de la biodiversité, épuisement des énergies fossiles, pollution des écosystèmes fragiles, marées noires, etc.). Dans ce cadre, les sociétés traditionnelles (prémodernes) du delta du Sénégal ont mis en place, dans un système spécifique, des codes et des normes d’exploitation de l’espace et des ressources naturelles régulée à la fois par des structures religieuses, sociales, économiques, etc. que la modernité, d’abord économique (monétarisation des échanges), ensuite politique (mis en place des États), enfin hydraulique (barrages, hydroagriculture) a bouleversé, en créant ailleurs des systèmes hybrides, réadaptés aux nouvelles relations établies avec la nature. Évidemment, ces systèmes sont loin d’être parfaits. Il s’agit, en l’occurrence, d’une régulation, d’une médiation dans les rapports de l’homme à la nature dans des situations écologiques, climatiques, etc. particulières. Ce système de régulation se situe à plusieurs niveaux : dans les rapports sociaux, dans l’exploitation des ressources naturelles (eau, terre, biomasse), dans la mobilité spatiotemporelle, le tout accordé à sur un objectif de sécurité à la fois de l’individu, d’une sécurité alimentaire, etc. Sur ces relations complexes, les structures culturelles anciennes dans le delta du Sénégal offrent une grille de lecture structurale à travers d’une part le système religieux, d’autre part le système d’interdit anthropo-ethnologique qui s’assimile à des formes de régulation anthropique des relations homme/nature. 

Les structures religieuses dans les relations homme / nature 

Dans l’ancien royaume du Waalo (fondé vers 1100 et disparu vers 1855), les ressources naturelles étaient communautaires et partagées. La structure sociospatiale y était subdivisée en plusieurs sous-structures qui remplissent, à chaque niveau de la vie sociale, politique et économique, une fonction bien définie. Cette organisation fut un maillon essentiel de la gestion durable traditionnelle des ressources naturelles. Elle s’appuyait sur une ethnophilosophie africaine qui renvoie à une vision ontologique des rapports entre l’Homme et la Nature, entre gouvernants et gouvernés, entre hommes et femmes, etc. portées par chaque groupe ethnique (MAZRUI, WONDJI, 1998). L’ethnophilosophie est un courant culturel de pensée philosophique ayant émergé durant la période coloniale. Elle s’appuie, d’une part sur les traditions ethniques autochtones sur la base de la connaissance des systèmes de pensée collective, des modes de vie d’un peuple (étude monographique de type philosophie wolof, philosophie bantoue, philosophie yoruba, etc.), des règles qui le régissent, etc., d’autre part sur la culture (totalité du mode de vie) dans ses influences sur les rapports homme / nature, vivants / morts, gouvernants / gouvernés, etc. (MAZRUI, WONDJI, 1998). Les religions anciennes (religion animiste1 voire de culte païen2 ) qui ont survécu à la pénétration islamique (à partir du VIe – VIIIe siècle apr. J.-C.) et chrétienne (XIXe ) structurent les rapports de l’Homme avec la Nature. Sur l’importance des religions anciennes en Afrique noire, il faut se référer à cette déclaration de SENGHOR, en 1964, dans Animisme, Islam, Christianisme : « On s’étonnera que je commence par le problème religieux et que je le proclame fondamental. C’est qu’ici (en Afrique), la RELIGION est partout, imprègne tout et qu’elle fut la Pierre Angulaire de l’État et de la Société, singulièrement des communautés villageoises et familiales. Quelle a été l’attitude de la IIIe République devant le fait religieux ? Le plus souvent, il faut l’avouer, elle l’a ignoré quand elle ne l’a pas nié. Des esprits « distingués » sont allés niant qu’il y eût autre chose, en Afrique Noire, qu’un « fétichisme grossier ». Lorsque la République a protégé la Religion, ce sont le Christianisme et l’Islamisme, religions non nègres, qui en ont bénéficié. Mais le plus souvent, on a ignoré la Religion, du moins à l’école. On a proclamé la primauté de l’intellect, on a cultivé des intelligences ». L’animisme, en Afrique noire, se fonde sur la notion de « surréel » c’est-à-dire, d’une part, sur le réel qui est le résultat de l’environnement immédiat qui entoure l’Homme et, d’autre part, sur l’irréel, le non-palpable qui est le fait de l’âme qu’il y a derrière les êtres, animés ou inanimés, reposant à la surface de la Terre (sable, eau, etc.), résidant en son sein (minéraux, métaux, etc.) ou des êtres vivants immobiles (végétaux) ou mobiles (KI ZERBO, 1980). Par cette expérience religieuse que les populations tissent avec leur milieu physique, l’espace en devient hétérogène et sacralisé (ELIADE, 1997), et les objets naturels ne présentent donc plus les mêmes qualités foncières, immédiates. Ainsi, la vache, chez les Peuls, est un animal sacré (mythe fondateur), les ressources naturelles (eau, terre) des dons de Dieu protégés par des génies (génies des eaux et rites) et les êtres vivants, mobiles et immobiles (animaux, végétaux), se transforment en totems qu’il faut protéger. Mythes, cultes rituels et totems sont donc les fondements de la vie religieuse traditionnelle africaine, mais aussi de l’exploitation économique des ressources naturelles par l’agriculture, l’élevage, la pêche ou la cueillette. De ce fait, entre l’espace sociétal et l’espace sacralisé, des intercesseurs (les gouvernants comme les Lamanes, Jogomay, Dyawdin, etc.) font le relais, par le biais des rites, entre les génies protecteurs et les gouvernés. Cette relation a pour fonction connexe la préservation des ressources naturelles, et ces structures existent à différentes échelles. La microstructure familiale est dirigée par le patriarche qui est le lien, le médiateur entre la famille élargie – c’est-à-dire toutes les personnes qui ont un même ancêtre commun – et les Esprits qui se manifestent à travers les objets naturels (eau, arbre, ciel, etc.). Le patriarche gère la production agricole, les greniers et les relations avec les autres familles environnantes. L’exploitation familiale des ressources naturelles n’a pas pour finalité le profit, mais la reproduction du groupe familial (SECK, 2006). La famille est donc l’unité de production de base et la garante de sa bonne finalité. 

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