L’Église et l’État au 20ème siècle
Retracer une histoire des relations entre ces deux entités socio-politiques que sont l’État et l’Église au Brésil au cours du 20ème siècle est nécessaire pour comprendre l’engagement progressiste de l’Église, dans les années 1970, en cette région du monde. Bien que ces entités soient constitutionnellement séparées depuis 1891, l’histoire du Brésil n’a pas cessé de suivre le fil de leur constante intrication.
L’histoire récente des relations entre ces entités remonte au début du 20ème siècle, c’est dire au commencement de la période qualifiée de « néo-chrétienne » au cours de laquelle l’Église conjointement à sa « Romanisation14 « , étendît son influence au sein de la société brésilienne. Période durant laquelle se multiplièrent les diocèses, les séminaires et la main d’oeuvre cléricale venue d’Europe. L’Église deviendra une incontournable force sociale, au tournant de la prise de pouvoir par Getulio Vargas dans les années 1930.
Selon Ralph Della Cava, l’histoire de l’Église au Brésil, durant le vingtième siècle, repose sur un double fondement. D’une part, sur celui constitué par les privilèges qui lui sont spécifiques, du fait que la religion catholique soit devenue la religion officielle de l’État, fait établit par la constitution de 1934. D’autre part, sur celui constitué par l’érection d’une Église à partir de différentes orientations idéologiques. Ce double fondement repose sur le modèle « néo-chrétien15 « , qui recouvre selon Scott Mainwaring la première moitié du 20ème siècle. Ce courant « néo-chrétien » antérieur et accompagnant l’ère Vargas, c’est à dire le régime politique instauré dans les années 1930 et qui prit fin au milieu des années 1950, contribua à travers la formation de la LEC (la Ligue Électorale Catholique) à l’instauration de mesures politiques favorables à la religion catholique (notamment à travers un enseignement religieux rendu obligatoire dans les écoles publiques16).
C’est au cours d’une lettre pastorale rédigée en 1916 que Sebastião Leme Silveira Cintra, alors archevêque d’Olinda (ville située au nord-est du Brésil), émet un certain nombre de thèses en faveur de l’union de l’Église et de l’État. Selon ces thèses la République fédérale du Brésil serait majoritairement catholique et croyante, mais gouvernée par une minorité non-croyante. Ceci aurait exigé selon Ralph Della Cava, à travers un militantisme catholique accru, une « rééducation de la nation ».
La « romanisation » de l’institution ecclésiale du Brésil contribua à augmenter, de manière insuffisante selon Ralph Della Cava, le nombre de vocations pour le sacerdoce, issu de la population brésilienne. Lors de la montée au pouvoir de Gétulio Vargas, dans les années 1930, l’Église joua un rôle de médiation déterminant dans l’apaisement des conflits qui opposèrent l’ancienne et la nouvelle République (issue de la révolution de 193017). Ce qui a valu à cette institution d’être politiquement consacrée, le premier mai de l’année 1931, à travers la mobilisation massive de clercs lors de cette journée. Puis à Rio de Janeiro, le 12 octobre de cette même année (jour anniversaire de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb), lors de l’inauguration de la statue du Christ-rédempteur jonchant le Corcovado. C’est alors, bien que fut maintenue la distinction formelle entre l’Église et l’État, que l’institution ecclésiale du Brésil obtint des mesures politiques qui lui furent favorables. Après obtention de ces acquis politiques, la LEC poursuivit son travail électoral jusque dans les années 1950. Au milieu des années 1930 naquit une autre organisation politico-religieuse nommée l’Action Catholique Brésilienne. Celle-ci, dont le modèle fut calqué sur une organisation similaire rattachée à l’institution ecclésiale d’Italie, avait pour ambition annoncée l’avènement du « royaume universel de Jésus-Christ ».
Cette organisation, et d’autres, contribuèrent à transfigurer le paysage sociologique de l’institution ecclésiale du Brésil, à travers, la sollicitation de laïcs issus des classes moyennes, d’Europe et du Brésil, au détriment, de ses alliés historiques issus de l’aristocratie, et des travailleurs pauvres. Son action dans le monde, ayant pour fin l’Église. Celle-ci constituait d’après Ralph Della Cava, une alternative au « capitalisme et à la démocratie ». Cet auteur observe un rapprochement de l’institution ecclésiale, à travers le monde, envers certains pouvoirs politiques fascisant. Ce rapprochement se traduisit au Brésil à travers les accointances complexes entre l’Église et le parti intégraliste d’extrême droite. Accointances auxquelles mis fin l’avènement de l’Estado Novo18, au bénéfice d’une continuité relationnelle établit au cours de la première phase de l’ère Vargas, entre ce régime politique et l’Église. L’Église et l’État partageaient alors une même aversion du communisme, ce qui permit à l’Église d’étendre son action auprès des « classes laborieuses ». Mais elle ne remporta pas de suite le succès escompté, compte tenu des classes sociales dont elle était représentative. Selon Ralph Della Cava, la reconnaissance acquise par l’Église lors de la première phase de l’ère Vargas, d’une part, inféoda cette institution au financement de l’État, d’autre part, infléchît son dynamisme qui ne parvint guère à s’étendre au-delà des acquis institutionnels obtenus.
Le catholicisme brésilien entra en crise à la fin des années 1940 et au début des années 1950. Cette crise était liée d’un côté à l’érosion de son monopole religieux, et de l’autre, aux conséquences de cette érosion au sein de la direction de l’Église, compte tenu de la perte de ses cadres et membres. Cette érosion, selon Ralph Della Cava, était d’une part liée aux exigences de l’État moderne et d’autre part, à la politique et la posture de classe adoptée par cette institution, « co-auteur » de la conquête et de la colonisation. Celles-ci ne furent aucunement modifiées après l’indépendance du Brésil.
Le sacerdoce constitue l’un des principaux rouages d’insertion sociologique de cette institution. À travers lui, nombre de rôles sociaux sont endossés par les praticiens de cette religion, il contribue au maintien de la structure hiérarchique de cette institution. Historiquement, l’Église catholique a toujours fait entrave à la formation d’un clergé natif de cette région du monde, et s’est contentée, même après l’indépendance du Brésil, de l’importation par petite touche d’une main d’œuvre cléricale européenne. C’est au milieu du XIXème siècle, Santa Sé, que fût décidée l’ouverture d’un séminaire à Rome afin de former des clercs issus d’Amérique Latine. Au début du 20ème siècle, durant la phase d’expansion de l’institution ecclésiale au Brésil, malgré la qualité des enseignements pourvus dans les congrégations, le niveau scolaire des enseignements dans les séminaires, dont la direction était confiée à des clercs venus d’Europe, était peu élevé. Et les prétendants au sacerdoce, originaires du Brésil, faisaient l’objet d’une discrimination lors de leur possible ordination. Ce n’est donc que dans une période historique récente que les provenances culturelles des prêtres ordonnées se sont diversifiées, l’essentiel de ce contingent étant issu des classes moyennes, rurales et urbaines, du Brésil. Cependant d’après Ralph Della Cava, plus de cinquante pour cent du clergé issu du Brésil est composé, de fils de famille, de grands exploitants agricoles. C’est à partir de 1930, que des hiérarques issus du Brésil furent fréquemment embauchés. Le Collège Pio Brasileiro (nom d’un séminaire de formation) était le principal sas de recrutement des clercs destinés à occuper des fonctions de haut niveau au sein de la direction de l’institution ecclésiale du Brésil.
Ralph Della Cava remarque que l’importation d’une main d’œuvre agricole issue d’Allemagne et d’Italie, survenue à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, fut concomitante à l’importation d’une main d’œuvre cléricale issue de ces mêmes régions du monde, afin de spirituellement les encadrer, par crainte que des agents subversifs (militants anarcho-syndicalistes ou communistes) ne contreviennent à son exploitation. Au fil du temps, cette main d’œuvre immigrée s’incorpora à la structure sociale du Brésil et un nombre significatif de ses descendants occupait des fonctions au sein de l’institution ecclésiale.
Après avoir décrit le modèle d’insertion sociologique recouvert par le sacerdoce, Ralph Della Cava en vient à définir la religiosité laïque, que les anthropologues du Brésil associent aux « catholiques pratiquants ». Cette religiosité opère un décentrement de classe, du fait que l’apostolat laïc s’adressait pour l’essentiel aux classes moyennes. La « religiosité ou la spiritualité était développée quasi exclusivement à travers d’ample variété de rituels officiels et de dévotions populaires19 » écrit Ralph Della Cava. Ainsi la participation à la messe le dimanche dans des métropoles comme São Paulo et Rio de Janeiro oscille entre 3 et 8 % de la population (l’auteur ne précise pas quelle est la date de cette quantification, je la rapporterai donc à l’année de parution de cette publication 1974) qui se déclare catholique malgré que le recensement officiel identifie une très grande partie de la population du Brésil au catholicisme. Dès lors, pour cet auteur l’orthodoxie ecclésiale n’est pas représentative de la foi du peuple. Le culte nordestin consacré au Padre Cicero, exemplifie d’après lui, un modèle du « catholicisme populaire, dont l’essentiel est l’ambiguïté contre l’autorité cléricale de l’Église. Cette ambiguïté ne dérive pas du moderne anticléricalisme européen éclairci et retroussé dans la classe ouvrière, elle dérive (…) de la perception pour une part du travailleur rural, du sacerdoce comme la synthèse de l’autorité civile-religieuse, simultanément oppresseur et libératrice de l’exploité20 ». Dès lors le « catholicisme populaire » (coutumier dirait Giordana Charuty) pour cet auteur n’est pas seulement issu de l’inadéquation des services sacerdotaux qui ont eu, historiquement, de la peine à s’implanter dans l’ensemble du Brésil. Mais un reflet de l’antagonisme de classes, qui traverse le milieu rural au Brésil. Selon lui, l’Église à longtemps nié la disparité des classes sociales au nom d’un principe d’applicabilité universelle de l’évangile, alors que l’institution ecclésiale se maintient du fait de cette disparité. Dont le système clientéliste, écrit-il, repose sur la « dépendance des classes basses et populaires en relation en relation avec leurs patrons cléricaux de classe moyenne21 ». Point de vue, que mon ethnographie visera à nuancer au regard du processus de subjectivation et d’autonomisation politiques observé parmi des organisations urbaines et rurales travaillées (c’est-à-dire formées) par l’Église. Il est cependant important de souligner l’idée marxienne émise par cet auteur, selon laquelle les conditions économiques d’existence auraient une influence dans l’adoption, et l’adhésion à, des croyances.
L’élargissement du champ des croyances, venant rompre le monopole de la religion catholique, s’effectua au bénéfice de deux idéologies, l’une religieuse à travers l’implantation du pentecôtisme, l’autre politique à travers l’implantation du marxisme. D’après Ralph Della Cava, la première bénéficia des engagements institutionnels de l’État et de l’Église. Ceux-ci consistent, d’une part, en l’obligation constitutionnelle visant à renforcer la tolérance religieuse, d’autre part, en la promesse de l’Église, suite au Concile Vatican II, de promouvoir l’œcuménisme. La doctrine œcuménique de ce Concile mit d’ailleurs un terme, en Amérique Latine, à l’opposition catholique à l’endroit des missions protestantes. Le pentecôtisme, au Brésil, devient ainsi un concurrent direct du catholicisme dans la lutte pour le monopole religieux.
Le marxisme, quant à lui, n’emporta pas les faveurs de l’État et de l’Église. Son émergence au Brésil fut conjointe à l’immigration de travailleurs venus d’Europe. Plus tard, cette idéologie politique figurait parmi les intellectuels des classes moyennes. Elle fut institutionnalisée à travers la création du Parti Communiste brésilien en 1921. Celui-ci fut réprimé en 1935 sous l’ère Vargas. Cette idéologie politique occupa sa place parmi la jeunesse des classes moyennes à la fin des années 1940, notamment à travers l’Union National des Étudiants (U.N.E), qui compta parmi les principaux acteurs de la contestation du régime politique de Vargas. Malgré la répression du Parti communiste (PCB), ses représentants réussirent à briguer un mandat aux élections législatives de 1945. Un an après, ce parti entra dans la clandestinité.
la fin de l’ère Vargas, le sacerdoce, la religiosité laïque et la transfiguration des adhésions croyantes constituent les principaux axes de la crise religieuse interne au catholicisme du Brésil. Ainsi il est apparu à l’institution ecclésiale qu’il n’y avait ni cadres, ni organisations, qui puissent maintenir le monopole de cette institution, au sein de la vie religieuse du Brésil. La vacuité instaurée par la fin de la main mise par Leme (pour mémoire qui fut à l’origine du modèle néo-chrétien du début du siècle) sur cette institution, fit place à la fin des années 1940 et durant les années 1950, à de nombreuses expérimentations et à l’émergence de nouvelles figures. Celles-ci préfigurent, d’après Ralph Della Cava, les engagements ecclésiaux auprès des travailleurs ruraux. Cet auteur observe un nouveau décentrement de classe à travers l’émergence de Dom Helder Camara, qui fut controversée à cause de son engagement passé en faveur de l’intégralisme. Celui-ci a occupé la fonction d’assistant national de l’action catholique brésilienne, puis celle d’évêque auxiliaire du diocèse de Rio Janeiro, et enfin celle d’évêque d’Olinda et Récife. L’ensemble de sa carrière fut marqué, par son option préférentielle pour les pauvres, qui fît de lui une figure charismatique de l’Église durant les années 1950 et bien après.
Puis il remarque, durant la même décennie, la création du Mouvement Démocrate Chrétien, parti politique qui fit l’objet au sein de la hiérarchie ecclésiale de polémiques. Puis celle, de la Conférence Nationale des Évêques Brésiliens qui vise la cohésion de la communication de l’Épiscopat au Brésil ainsi que la coexistence au sein de l’institution ecclésiale d’orientations idéologiques antinomiques. Dom Helder Camara, qui en fut l’un des secrétaires exécutifs, impulsa en 1966 les « Déclarations des évêques du Nordeste », exprimées au moyen de la C.N.B.B (Conférence Nationale des Évêques Brésiliens) au sein desquelles est affirmée l’option préférentielle de ces évêques pour les pauvres. Ces évêques en se dédouanant des injustices liées au Capitalisme au nom de la doctrine sociale de l’Église accentuent ainsi, le décentrement de classe opérée par cette frange de l’épiscopat.
Toutefois, comme le souligne Márcio Moreira-Alves (qui fût député du Mouvement Démocratique Brésilien à la fin des années 1960 et un opposant au régime d’exception instauré par les militaires à partir de 1964) dans un chapitre, de son ouvrage précédemment cité, intitulé « Les discours dissonants »: la tendance générale de l’Église, à peu d’exceptions près, fut d’accompagner les orientations hégémoniques de la vie politique du Brésil.
La C.N.B.B salua en 1964 la prise de pouvoir des militaires, malgré que ce régime eu restreint les libertés sacerdotales jusqu’à s’en prendre physiquement à des membres du clergé. Elle réprouva en 1969, le régime d’exception dont l’institution ecclésiale était l’une des victimes, la question des droits humains étant celle qui parvint à faire consensus parmi cette institution. En 1970, la C.N.B.B euphémisa les faits de torture qui lui était rapporté en laissant supposer que ceux-ci ne participaient pas d’une stratégie consciente du gouvernement d’alors.
Cependant Márcio Moreira-Alves observe, une radicalisation politique de la frange progressiste du clergé au cours des années 1970 dont les prises de position, en faveur de la majorité dépossédée de la population, adopteront la terminologie de l’idéologie politique qu’elle cherchait à concurrencer. Ainsi la déclaration du 6 mai 1973, signée par treize évêques du Nordeste s’achève par le paragraphe suivant: « La classe dominée n’a pas d’autre issue pour se libérer que de suivre le long et difficile chemin, déjà commencé, qui mène à la propriété sociale des moyens de production. C’est là le fondement principal d’un gigantesque projet historique de transformation globale de la société actuelle en une société nouvelle dans laquelle il devient possible de créer les conditions objectives permettant aux opprimés de récupérer l’humanité dont ils ont été dépouillés, de faire tomber les chaînes de leurs souffrances, de vaincre l’antagonisme des classes, et, enfin, de conquérir la liberté22
Le début des années 1970 marque un tournant quant à la posture politique de la hiérarchie ecclésiale, tournant dont la conjoncture et l’engagement envers les droits humains qu’elle impose, sont des déterminants essentiels: « La dynamique de l’engagement pour les droits de l’homme a finalement ramené la hiérarchie à la défense des victimes des injustices sociales, défense qui n’avait été soutenue, pendant plusieurs années que par le petit groupe des amis de Dom Helder Camara et de Mgr Antonio Fragoso, l’évêque paysan de Cratéus, petite ville de la région aride du Nordeste. Mais ce retour à l’engagement social a eu un caractère très distinct de celui antérieur à 1964, quand le travail était fait sur l’initiative de prêtres et de laïcs et quand l’appui devait être arraché à la hiérarchie par les compromis et les pressions. Cette fois-ci, il prend un aspect plus concret, car il naît des conflits entre oppresseurs et opprimés auxquels l’Église prend part par l’intermédiaire d’évêques à qui les plus faibles font appel. Devenus avocats des victimes, ces évêques se heurtent aux grands propriétaires, aux polices locales, aux gouvernements des États et, finalement, à l’armée et au gouvernement fédéral.23 »
J’ai quelques doutes méthodologiques 24 envers la posture consistant à confondre les engagements socio-politiques de ces évêques, et le positionnement politique, idéologiquement diversifié, de l’institution ecclésiale du Brésil. Toutefois, cet engagement d’une partie de la hiérarchie ecclésiale forme un point de désaccord entre les points de vue de Régina Novaes et de Márcio Moreira-Alves. Tandis que pour Márcio Moreira-Alves, il est possible de voir dans cet engagement épiscopal un rapprochement avec certains mouvements dits « messianiques » du Brésil, pour Régina Novaes, cet engagement hiérarchique est d’une toute autre nature. Pour ma part, je soutiendrai cette comparaison, en requalifiant toutefois les mouvements messianiques » au bénéfice d’une catégorisation empruntée à Nathan Wachtel, qui emploie dans son ouvrage La vision des vaincus, la notion de « restructuration culturelle » afin de qualifier certaines formes de résistance amérindienne impulsées par le heurt colonial.25 (pp.306-308).
Cette comparaison est pertinente, à partir du moment où l’on tient compte des conjonctures historico-politiques génératrices de « crises », qui appellent en retour des mouvements religieux afin de les résoudre. Ainsi cet engagement épiscopal, à des fins de justice sociale, en contexte de régime politique d’exception me semble répondre aux critères des mouvements religieux usuellement qualifiés de « messianiques ». L’analogie, entre des mouvements religieux de cette époque avec ceux dits messianiques, est d’autant plus évidente si l’on compare les prêches de certains de ces mouvements. Ainsi certains prêches énoncés afin de condamner la déperdition de la culture « cabocla », dans le cadre du mouvement du Contestado (1912-1916) en réaction au processus de formation d’un État fédéral, sont comparables aux prêches anti-militaristes et anti-capitalistes énoncés en défense des pêcheurs du Nordeste à la fin des années 1960.
Ainsi les heurts qui opposèrent l’institution ecclésiale et les militaires, notamment suite aux arrestations des membres de la J.O.C (Jeunesse Ouvrière Chrétienne) dans les années 1970 et aux tortures que le corps sacerdotal dû endurer, « la fait bouger du centre vers la gauche, car la défense de son autonomie institutionnelle provoque l’union des religieux conservateurs avec les progressistes et même avec les critiques les plus radicaux du gouvernement26 ».
C’est donc, au sein de ce contexte politique et ecclésiastique, que se profila dans les années 1970, l’engagement social et politique du diocèse de Nova Iguaçu. Le diocèse de Nova Iguaçu27, d’après l’ouvrage de Scott Mainwaring où je vais puiser les informations qui vont suivre, fut créé en 1960. La commune de Nova Igaçu connu un fort taux d’accroissement durant le 20ème siècle et a souffert d’un déficit de politiques publiques dans les années 1980. Dom Adriano Hypólito y fut nommé évêque en 1966. Il initia un certain nombre de changements afin de rapprocher son Église des classes dites populaires. En 1968, durant la première assemblée diocésaine, celle-ci fît des Communautés Ecclésiales de Base l’une de ses priorités.
Fondées en 1958, ces lieux d’étude et de prière que sont les Communautés Ecclésiales de Base deviennent très rapidement la pierre angulaire de « l’Église populaire ». Alors que l’espace public rencontrait en cette époque une restriction au niveau de sa liberté d’expression, puisque l’année 1968 fut celle où fut promulgué l’acte institutionnel numéro 528, l’Église a constitué divers groupes communautaires au sein desquels convergeaient de nombreux laïcs et où se discutaient des questions de foi en lien avec la réalité sociale. En ces temps de répression, les CEB devinrent très vite un des rares espaces d’expression politique. Cette même année fut lancé, par ce diocèse, le Mouvement d’Intégration Communautaire, à des fins d’obtention de meilleurs services urbains. Mais celui-ci fût dissout en 1970. En 1976, Dom Adriano Hypólito fut séquestré et torturé. La cathédrale de Nova Iguaçu essuya les affres d’un attentat à la bombe quelques années après la constitution d’un mouvement urbain, initié afin de répondre à des problèmes de santé public. Ce mouvement fut d’ailleurs impulsé par des médecins, et soutenu par ce diocèse qui organisa en 1975 une discussion autour de la santé dirigée par ces mêmes médecins. Une seconde rencontre sur le même sujet se déroula en 1976, invitant le peuple à s’unir et à se rendre autonome en vue d’assurer leurs soins. À partir du mois de mai 1978, des rencontres avaient lieu tous les deux mois et réunissaient des personnes de dix-huit quartiers, au sein de l’État de Rio de Janeiro. Ce mouvement adopta comme nom définitif le « Mouvement des Amis du Quartier » (Movimento de Amigos de Bairro)
Ce mouvement qui bénéficia de l’appui du diocèse et de ses paroisses, ne fut cependant pas inféodé à l’Église, interrogé à ce propos Dom Adriano Hypólito eut à répondre : « Il y avait une nécessité du mouvement d’être autonome face à l’Église, en ce sens il pouvait inclure des personnes d’autres religions et des personnes qui n’avaient pas de foi. Un mouvement politique ne doit pas se canaliser à l’intérieur de l’Église, parce qu’il a être plus ample que l’Église. C’est aussi avantageux pour la pastorale que le mouvement soit autonome. Ainsi la pastorale reste, sur un plan proprement religieux, peut se concentrer plus dans les cercles bibliques, dans les cérémonies, dans les communautés de base. De cette façon les communautés peuvent poursuivre en cultivant la lecture de l’Évangile et discuter les préoccupations sociales qui surgissent de cette lecture29″.
Le diocèse de Nova Iguaçu fut impliqué dans un second mouvement d’ampleur, cette fois à travers la Commission Pastorale de la Terre de Nova Iguaçu. Mouvement d’occupation qui d’ailleurs obtint le soutien du M.A.B. »Mouvement des Amis du Quartier ». Il s’agit de l’occupation de terre qui eu lieu à Campo Alegre en janvier 1984, qui à ce jour n’est toujours pas régularisée. Celle-ci sera évoquée au cours du premier chapitre.
Les trois organisations socio-religieuses mettant en œuvre la mística.
Au summum de la répression endurée par l’institution ecclésiale dans les années 1970, un groupe majoritaire de la CNBB s’appuya sur la solidarité inter-ecclésiale (c’est-à-dire entre les Églises), afin de faire face à la violence de l’État. Solidarité qui s’articulait à l’échelle du Brésil30. Cette articulation joua un rôle dans la constitution en juin 1975 à Goiânia, au cours de la rencontre de la Pastorale de l’Amazonie, de la Commission des Terres dont l’un des objectifs étaient d’enrayer la violence coloniale envers les Amérindiens. Cette organisation usuellement dénommée Commission Pastorale de la Terre s’étendit assez rapidement à l’échelle du Brésil, s’installant différemment dans ses principales régions. Cette organisation socio-religieuse est implantée dans les communes de Campos et de Nova Iguaçu au sein de l’État de Rio de Janeiro. Son action, jusqu’à ce jour, s’étend dans diverses régions de cet État et concerne des conflits fonciers. Avant de revenir sur le rôle prépondérant de la Commission Pastorale de la Terre dans l’organisation de l’occupation historique de Campo Alegre au sein de cet État, point que j’évoquerai au cours de mon ethnographie. Je souhaiterais évoquer le rôle de la Commission Pastorale de la Terre, au sud du Brésil dans la constitution du Mouvement des travailleurs ruraux Sans Terre, mouvement rural qui compte parmi une pluralité de mouvements ayant pour objet les questions foncières31. La formation de ce mouvement s’effectua, notamment au moyen d’un outil scriptural à savoir le Journal des Sans Terre, qui précéda de quelques années la constitution officielle de ce mouvement socio-politique. Pour João Paulo Strapazzon, l’avènement du mouvement des travailleurs ruraux sans terre, dans les années 1980, est conjoint à l’apparition d’un nouveau régime discursif parmi ces travailleurs initialement coalisés par la Commission Pastorale de la Terre bien que la formation de ce mouvement socio-territorial, en chacune des régions du Brésil, soit propre à l’histoire politique et religieuse de chacune de ces régions. Ainsi chaque ramification de ce mouvement a en partage une matrice commune, constituée par l’imbrication historique et pratique entre la Commission Pastorale de la Terre et ce mouvement socio-politique. D’après cet auteur ce mouvement s’institutionnalise après avoir acquis son autonomie discursive vis-à-vis de l’État et de l’Église, qui en passe par l’érection de ses propres symboles. Ainsi l’autonomie acquise par ce mouvement socio-territorial fut propice au contexte occasionnant les termes, selon ceux de Strapazzon, d’une nouvelle identité collective. Cette analyse, rarement citée, fonde le lieu commun de toutes celles qui lui ont succédé. Ainsi Strapazzon écrit: « Si ce discours (il s’agit de celui des agents pastoraux) a toujours privilégié la négation de l’État comme une instance qui ne satisfaisait pas les agriculteurs, de quelle manière peut-il revendiquer auprès de ce même État pour résoudre les problèmes que les « sans terre » étaient en train d’affronter dans leur quotidien ? Le discours de négation de l’État devait être nié, ce qui a quelque peu délégitimé l’interprétation symbolique dans la phase des grandes occupations. Les questions comme la résistance active non-violente, la solidarité, etc., furent chaque fois de plus en plus rejetées par les occupants des campements et par leurs leaders, quand ils n’étaient pas délégitimés par les propres agents de la C.P.T qui ne voyaient pas dans ces stratégies discursives surgir les effets pour la solution des problèmes affrontés à l’époque. Cela signifiait un écart par rapport à la matrice religieuse originale32″. L’essentiel de cette analyse, qui se base sur des ressources littéraires, atteste « d’une vision politique » qui se voudrait « laïcisée », point de vue que nuancera mon ethnographie du simple fait que la distinction wéberienne entre les sphères de rationalité, notamment politique et religieuse, n’est pas ethnographiquement pertinente.
travers cet abord par la littérature vernaculaire, cet auteur souligne le projet économique de ce mouvement qui repose sur une socialisation des moyens de production et une rationalisation économique de ce système de production mutualisé. Il a pour fin, d’une part, une éthique citoyenne collective au sein de laquelle les intérêts individuels seraient subordonnés à l’intérêt collectif, et d’autre part, l’autosubsistance du Mouvement des travailleurs ruraux Sans Terre. « Cela serait l’objectif fondamental: une société construite par des citoyens éthiquement responsabilisés par le collectif (…)33 ».
Il en vient ainsi à analyser le comportement « idéologique » du travailleur agricole qu’il met en lien avec la « structure de production ». Il identifie ainsi « une conscience de production collective » dont il distingue trois niveaux : la conscience ingénue qui correspond à une forme de conscience non causaliste du fait de la non prise en compte des causes de leurs problèmes ; la conscience critique qui réside dans l’identification des causes conjointement à un niveau d’organisation inadapté ; puis la conscience organisée, produite au moyen d’une hétéronomie énonciative génératrice de « structures efficientes, capables de répondre aux objectifs du groupe »34 . Cette hétéronomie énonciative est décrite à travers les traits d’une avant-garde porteuse d’une conscience organisée visant soit l’amélioration des modèles de production, soit « à élever le niveau de conscience sociale et politique des producteurs agricoles35 ». Ainsi cet auteur en vient à identifier les travers supposément en lien avec les formes artisanales de travail distingués selon des caractères qu’il qualifie, à la suite d’auteurs qu’il mobilise, d’opportuniste et de subjectiviste. Selon cet auteur, les difficultés rencontrées sont intrinsèques à la structure traditionnelle de production. Dès lors, les moyens d’endiguer ces travers, d’après la littérature vernaculaire qu’il consulte, sont la vigilance idéologique, politique et organisationnelle, puis la rationalité critique, en tant qu’elle permet l’éveil des aptitudes des personnes et l’harmonisation des actions des organisations et en dernier lieu la réunion, forme organisationnelle à travers laquelle s’exerce le travail collectif ou associé.
João Paulo Strapazzon décèle ainsi à partir de la construction discursive de l’identité sociale et politique du Mouvement des travailleurs ruraux Sans Terre, un niveau endogène d’organisation productive, puis un niveau exogène orienté vers la modification des modèles de production 36 . Le processus d’autonomisation de ce mouvement vis-à-vis de l’Église est accompagné par la formation d’une direction nationale, agrégeant une représentation à la participation. Cette représentation s’articule, selon cet auteur, sur le principe de philosophie politique du savoir-pouvoir, que résume l’adage: « Qui sait, dirige ». Son organisation socio-politique est ainsi centralisée 37 . Chaque région est dotée d’une représentation issue des assentamentos et de chaque commune où siège un campement de travailleurs ruraux Sans Terre.
partir des représentations régionales sont formées des commissions exécutives divisées en plusieurs secteurs qui vont rendre opérant les décisions prises lors des rencontres régionales38. Ainsi pour cet auteur la constitution du Mouvement des travailleurs ruraux Sans Terre, s’effectue à la croisée de discours politico-religieux et politico-économique. Le passage, de l’un à l’autre discours, s’effectua selon lui de la façon suivante: « […]le discours politico-religieux, dans les premiers temps du Mouvement des travailleurs ruraux Sans Terre, avait un degré d’interpellation très grande parce que les agriculteurs considéraient que cela était stratégiquement important dans le sens de la conquête des terres. À partir du moment où la conquête fut atteinte, ce discours a perdu de son efficacité, puis déjà ne se coordonne pas avec l’idéal de production et le mode de vie de l’agriculteur. Dans ce cas, le discours politico-économique (…) serait plus efficace dans la conquête de meilleures positions dans le marché et dans la lutte pour les dynamisations à la production39 ».
