L’activité de prescription en contexte didactique

L’activité de prescription en contexte didactique

LA PRESCRIPTION, ARCHÉTYPE DE LA COMMUNICATION DIDACTIQUE ? N INTERROGE,

DANS CE CHAPITRE, le caractère rituel ou non de l’activité communicationnelle de prescription en observant la manière dont l’enseignant distribue des consignes et les modes de participation correspondant. Après un rappel de deux principes généraux de la communication verbale (contractualité et système de règles) (1), nous présentons, dans la section 2, les modes de structuration et de participation localisés au niveau de l’échange et de l’intervention de l’enseignant, et la répartition quantitative de la parole. Dans la section 3, nous optons pour une analyse au niveau plus global de la séquence en pointant la gestion des cadres participatifs dans un certain nombre de séquences représentatives des interactions didactiques en classe de langue. Nous développons plus particulièrement, dans la section 3.4, le contexte plus complexe des nouveaux arrivants. 1. Contrat de parole, contrat didactique et modalités de circulation des échanges Toute situation de communication, en tant qu’elle met en relation des individus, implique pour ceux-ci d’entrer en interaction selon un ensemble de règles, formulables en terme de droits et d’obligations conversationnels ou interactionnels. Une sorte de contrat, un « système d’attentes » (Kerbrat-Orecchioni, 1990, 157) organise la « structure sociale de participation », entendue comme « une série de contraintes sur l’allocation des droits et obligations interactionnels des différents membres du groupe »1 (Erickson, 1982, 154, dans Van Lier, 1988, 169). Pour un bon déroulement des interactions sociales, les participants sont censés connaître et respecter ces règles d’ordre systémique, principalement liées aux règles d’alternance 1 « A patterned set of constraints on the allocation of interactional rights and obligations of various members of the interacting group ». O Partie IV – La prescription, activité organisatrice de l’enseignement et de l’apprentissage 244 des prises de parole et que Van Lier (1988, 107) résume en quatre « ingrédients de base »2 : la « transition » entre les tours, la « distribution », la « saillance »3 du tour (ou la capacité à le garder et à lui conserver une pertinence ou une légitimité) et la part d’« initiative ». Le contexte de la classe de langue étrangère ou seconde, avec ses règles propres, n’échappe pas à ce principe. Les différents contrats existant en son sein (cf. section 3.3.2 et 4.1.1.b, Chapitre 2, Partie II) configurent et sont configurés dans les échanges par l’occupation par les interactants de rôles et de statuts participatifs plus ou moins mouvants, plus ou moins ritualisés, et plus ou moins négociables. Il s’agira de mettre en évidence leur organisation et leur fonctionnement au sein des échanges prescriptifs, où se donnent à voir en partie certaines clauses de ces contrats, certains modes d’engagement ou une certaine « position »4 , autre notion opératoire dans “l’outillage” goffmanien. Nous considérons ces notions de participation (statut et cadre) et de position comme tout à fait opératoires pour notre objet. En effet, la classe de langue et l’activité sociale qu’elle représente sont bien souvent plus qu’une activité duelle de discours. À cet égard, examiner le cadre de participation des séquences permettra d’avoir partiellement accès à une complexité des interactions, aux enjeux et ressources langagières et non langagières des interactants. Les études sur les interactions didactiques déjà entreprises montrent que le caractère labile est à nuancer. En principe, statuts et rôles ne sont pas occupés de façon égale par les partenaires de la situation didactique, et la définition du cadre participatif reste la plupart du temps l’apanage de l’enseignant, comme le rappelle Dabène (1984, 40) : 2 « We have discussed turn taking in terms of four basic ingredients or under lying principles : 1. transition (particularly turn progression and turn size), 2. distribution (particularly speaker selection, allocation), 3. prominence (the status of a turn as attended-to action), 4. initiative (volontary, i. e. actor originated, participation in the goings on). » 3 Van lier (ibid., 105) dit ainsi de la « prominence » qu’elle est « une notion psycho-sociale, impliquant l’intention de l’acteur et l’attention des destinataires. Dans une conversation ou dans la classe, la saillance du tour est négociée interactionnellement et, en cela, elle est un constituant de premier ordre et un but du réglage de l’alternance. […] La saillance est le résultat d’un réglage réussi de l’alternance ». (« Prominence is a psycho-social notion, involving intention by actor and attention by recipients. In conversation or in classrooms prominence is an interactionally negociated good (…) and as such it is a prime concern and target of the turn-taking mechanism. (…) Prominence is a result of successful turn taking »). 4 La position (ou « footing ») indique « une modification des qualités sociales dont se réclament les participants » (Goffman, 1987, 135) se manifestant par exemple par un changement de ton, d’attitude, de posture, de place, etc. Pour un développement plus conséquent, voir la section 3.3.1, chapitre II, Partie II. Chapitre 1 : La prescription, archétype de la communication didactique ?

L’organisation des échanges 

Tout se passe, en fait, comme si, préalablement à tout échange, la classe débutait par une sorte de « dialogue de prise de rôle » où l’enseignant enjoindrait à l’apprenant de parler, tout en précisant qu’il lui fournira directement ou indirectement les moyens et jugera la correction des productions verbales. Réciproquement, l’apprenant, par sa seule présence, entérinerait ces affirmations, acceptant par cela même le risque de la prise de parole, tout en interrogeant constamment l’enseignant sur ses propres productions. Néanmoins, des études, comme celles de Cicurel (1992, 1996), ont mis en évidence cette marge de liberté interactionnelle et participative des apprenants. De plus, la prise en compte du caractère praxéologique des interactions et des discours didactiques modifie peut-être ces configurations déjà définies. C’est ce à quoi tente de répondre ce chapitre. 

L’organisation des échanges

Même si les travaux de l’analyse conversationnelle se sont focalisés pendant longtemps sur des échanges duels, ils demeurent très utiles pour décrire la circulation de la parole polylogale. Nous en avons retenu les critères essentiels qui déterminent le « next speaker » (Sacks et al., 1974), fondent la notion d’échange interactionnel (en face-à-face) et permettent une certaine visibilité de la dynamique et de l’organisation de la circulation des échanges de nature prescriptive et directive. Il s’agit ainsi du – caractère adressé5 ou non adressé des échanges, – caractère sélectionné/non sélectionné verbalement du participant adressé, – caractère de dépendance : énoncés réactifs/initiatifs et nombre d’interventions par tour. Tels qu’ils ont été décrits, les échanges langagiers se structurent les uns les autres selon une dépendance entre intervention initiative et intervention réactive. Cette dépendance, principe moteur de l’alternance des tours de parole, contraint les différents niveaux de l’interaction comme nous l’avons explicité dans le chapitre II de notre cadrage méthodologique, jusque sur les actions ou les actes de discours. Pour illustration, Van Lier (1988, 123) reprenant les principes de l’analyse conversationnelle, choisit, pour décrire les régimes de parole en classe de langue 5 Nous produisons ici un anglicisme à partir du terme « adressed ». Nous décidons de le converser tout au long de la thèse. Partie IV – La prescription, activité organisatrice de l’enseignement et de l’apprentissage 246 étrangère, de croiser les phénomènes d’alternance avec la notion d’« initiative ou choix d’action » 6 . [Celle-ci] est exprimée de deux manières : à travers des actions prospectives et rétrospectives, c’est-à-dire en agissant sur la conversation précédente et la conversation future. Mais ce n’est pas tout. Parfois, les thèmes peuvent être changés, un refus peut être exprimé, un morceau d’information peut être mis en question, etc. Il paraît clair qu’au-delà des questions de sélection et d’allocation des tours, le contrôle et la gestion du thème sont des manifestations importantes de l’initiative. (…) Une action de prise de parole peut refléter une tentative, réussie ou non, d’entamer, d’altérer, de clore une série de tours reliés séquentiellement ou en d’autres termes, d’influencer le type d’activité qui est menée. On a par conséquent quatre manières à partir desquelles l’initiative ou l’implication personnelle dans l’interaction est exprimée : actions rétrospectives, actions prospectives, gestion du thème, gestion de l’activité7 . Il semble que Van Lier tente d’échapper à une grammaire trop formelle des échanges et offre ici un moyen d’entrevoir le dynamisme des échanges didactiques en les mettant en relation avec leur dimension référentielle. Et l’adoption d’une perspective praxéologique implique de situer le principe d’alternance et d’enchaînement au niveau des « actions participatives », c’est-à-dire de la structuration des « contributions individuelles à l’agir conjoint » (Filliettaz, 2002, 65), au niveau de la gestion de l’engagement des interactants, des enjeux ou des buts qui sous-tendent l’interaction, puisque les interactions verbales ou non verbales sont des conduites finalisées, gouvernées par des intentions, des buts de communication ou des buts transactionnels.

 Quelle structuration des échanges ?

La consigne, une intervention initiative ou réactive

Le statut illocutoire et interactif de la consigne la place d’emblée du côté des interventions prospectives et de l’initiative, c’est-à-dire que « le plus souvent, [elle] influence le(s) tour(s) suivant(s) en exerçant une contrainte sur son contenu ou en 6 Le terme d’action, privilégié par les conversationalistes, fait référence en fait à l’acte de langage (ou de discours), et donc à une perspective langagière et non praxéologique. 7 « Initiative is expressed in two ways : through retrospective and through prospective actions, that is, by acting on prior talk and by influencing future talk. But this is not all. At times topics may be changed, a denial may be made, a certain piece of information may be questioned, etc. It seems clear that, over and above issues of selection and allocation, topic control and management are important manifestations of initiative. […] A turn-taking action can reflect an attempt, successful or not, to set up, alter, or close a series of sequentially related turns, or in other words, to influence the kind of activity that is being conducted. We thus have four basic ways in which initiative, or personal involvement in the interaction, is expressed : retrospective actions (self-selection), prospective actions (allocation), topic management, activity management. » Il signale par ailleurs que l’activité (« activity ») réfère à « ce que l’interaction implique de faire (« what it involves doing. » (p. 144) 

L’organisation des échanges  délimitant le prochain interlocuteur » (Van Lier, op. cit., 109)

En disant de faire ou de dire, en prescrivant des actions, en explicitant les tâches, l’enseignant infléchit nécessairement les dires et les faire consécutifs. La consigne est énoncée par l’enseignant et constitue en cela un signal indiquant l’emplacement du changement de locuteur d’un nouvel échange, signal d’autant plus remarquable si la consigne s’accompagne de la sélection d’un apprenant. Mais en plus, l’apprenant reconnaît l’intervention de l’enseignant comme un dire de faire et s’y soumet. Par exemple, dans cet extrait : CNA5 33 E oui/ donc moi ce que je vous demande c’est / à chaque fois de situer le magasin / où où elle doit aller 34 Aylyn elle est en face photocopie / juste à côté 35 As (petits rires) 36 E par exemple/ donc il faut utiliser à chaque fois / ça / ce qu’on a vu (fait référence à un autre polycopié) / d’accord↓ 37 Jalil à côté de photocopie 38 Malik hein↑ 39 E a côté / en face euh:/ près de / dans la rue de / d’accord ↑ les réponses et interventions des apprenants en 34 et 37 dépendent de l’intervention – consigne de Raja initiée en 33 et poursuivie en 36. Bien qu’elle ne les invite pas à agir ipso facto, cette intervention provoque tout de même des prises de parole selon un certain format. L’interprétation correcte qu’ils font de l’énoncé 33 s’appuie notamment sur : – les formes linguistiques (« je vous demande de »), – des formes intonatives, – le contenu indiquant un faire. Remarquons que la consigne est très fréquemment contiguë à une intervention de nature évaluative, comme dans le tour 36 (« par exemple » ratifie positivement l’intervention précédente). Dès lors, le schéma ternaire Initiative-Réponse-Evaluation du déroulement interactionnel didactique refait son apparition. Et la consigne, diversement formulée (question, requête, ordre, etc.) constitue le premier segment de ce schéma. Pourtant, les consignes ou prescriptions ne contraignent pas toujours les échanges consécutifs des apprenants. Elles peuvent survenir à la suite de l’initiative de ces derniers et sont alors de nature réactive. Elles « exhibent différentes sortes et 8 « Most notably, the turn influences the subsequent turn(s) by constraining content, or by delimiting next speakership. » Partie IV – La prescription, activité organisatrice de l’enseignement et de l’apprentissage 248 différents degrés d’influence issue du (d’un) précédent tour, c’est-à-dire [que le tour] peut être alloué, ou peut être auto-sélectionné »9 (Van Lier, ibid.). Dans l’extrait suivant, portant sur les places assises dans l’espace-classe que chaque apprenant doit occuper, CNA 1 42 Choukri j’vais là-bas↑ 43 Aylyn Gulnar↑ XXXX 44 As le microbe / je te jure il vient s’asseoir à côté de moi 45 E tu t’mets derrière Gulnar 46 Choukri non non je vais à l’arrière= 47 E = allez dépêche-toi:: les tours de parole prescriptive 45 et 47 de Raja sont provoqués par la sollicitation de Choukri dans le tour précédent qu’il s’est alloué. En 42, son intervention initiative (une demande de confirmation) organise, contraint les tours qui suivent, ceux des autres apprenants (44) comme ceux de l’enseignante. En effet, Choukri y sélectionne l’enseignante (comme next speaker en 45), bien qu’il ne lui alloue pas explicitement la parole.

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