Popularité et affectivité dans les Facebook juvéniles

 Popularité et affectivité dans les Facebook juvéniles

C’est la place des informations dans le Facebook des adolescents qui intéresse ce travail en premier lieu. Mais il convient de s’arrêter sur l’usage du dispositif lui-même, avant d’y mettre des actualités. Ce détour montre la réflexivité que les jeunes ont sur leurs usages d’Internet et sur leurs outils de communication. Si l’inscription à Facebook est plus généralisée que l’accès aux plates-formes comme Skyblogs ou même que les usages du chat en leur temps, du fait tout simplement d’un accès à Internet plus répandu, se créer un compte Facebook n’est pas pour autant systématique. Et surtout, avoir un compte Facebook ne veut pas dire l’utiliser comme son voisin. L’individualisation des pratiques nécessite de faire expliciter aux enquêtés la construction de leur réseau social numérique avant d’observer ce qui y circule. Ce chapitre 4 présentera donc les usages de Facebook décrit par les adolescents de ce terrain, sachant que de nombreux travaux académiques ont déjà balisé ces observations, car ces pratiques s’inscrivent dans la continuité de celles observées antérieurement sur d’autres plates-formes. L’idée est d’insister sur la plasticité du système, utilisable autant pour s’exposer aux yeux de tous que pour interagir avec certains à distance. Et de montrer que ces usages s’inscrivent dans le cadre très puissant des sociabilités juvéniles, mais sont aussi dépendants des déterminants sociaux. 4.1) « Mon » Facebook Dilemme grammatical au moment de la rédaction du questionnaire. Dans la partie « Qui es-tu » où figurent les questions génériques sur l’enquêté et ses pratiques numériques et médiatiques, faut-il proposer « J’ai un compte Facebook » ou « Je suis sur Facebook » ? Avoir un compte Facebook signifie avoir créé un profil avec à la base un mail et un mot de passe. Mais cela ne signifie pas avoir un profil renseigné ni même des activités de publications ou d’interactions, qui, elles, alimentent un « être » sur Facebook. Par la suite, « avoir un compte Facebook » servira à expliciter l’initialisation d’un profil Facebook par rapport à d’autres outils numériques, par exemple les mails ou Skype. « Être sur Facebook » sera employé pour les situations décrivant les expressions et interactions qui se déploient sur le réseau social, sans toutefois réifier l’identité numérique. Et c’est « j’ai un compte Facebook » (réponse : oui / non) qui a été retenu pour le questionnaire. 85 % des enquêtés indiquent dans le questionnaire avoir un compte Facebook. L’adoption du dispositif est donc massive. Mais elle n’est pas pour autant unanime… Si l’usage de Facebook est généralisé chez les lycéens, comme d’autres modes sont adoptées par une classe d’âge, l’utilisation du réseau socionumérique reste soumise à des déterminants sociaux, des cadres d’apprentissage, et des espaces de négociation. Et les adolescents s’approprient le dispositif à leur manière, disant « aller sur Facebook » et parlant de « mon » Facebook pour certains. La première formule montre que le réseau social est un lieu de ralliement plus qu’une identité ; la deuxième témoigne d’une appropriation très personnelle de l’outil. L’analyse procédera étape par étape, en commençant par étudier les raisons qui justifient de s’inscrire sur Facebook, pour montrer que les pratiques numériques juvéniles restent conditionnées par l’objectif principal à cet âge, qui est de s’insérer dans la société de ses pairs. Ensuite, l’analyse de l’élaboration d’un profil montrera que les jeunes trouvent moyen de marquer leur distance au dispositif sans se soumettre aux injonctions de la plateforme. Enfin, le cas du non-usage sera envisagé, afin de déceler les conditions dans lesquelles ne pas avoir Facebook est acceptable. L’ensemble de ces observations s’inscrit dans les courants de recherche sur les adolescents en ligne menés par les équipes de danah boyd ou Sonia Livingstone, qui investiguent les formes d’appropriation positives des dispositifs socionumériques.

« Aller sur Facebook »

Les documentalistes du Lycée Pasteur m’avaient dit qu’elles s’interrogeaient sur ce que leurs lycéens font sur Internet. Quand l’un d’eux se présente au bureau pour demander une souris et accéder aux ordinateurs en libre-service, elles demandent au jeune pourquoi il veut un ordinateur. Elles prennent la réponse « je vais sur Internet » comme un passe-partout, un moyen d’éviter de formuler son intention. Et pourtant, aller sur Internet est une activité en soi : les adolescents vont y passer le temps, pour voir. Ils demandent une souris pour naviguer sur Internet, pas pour faire une recherche. En cela, ils pratiquent les usages sérendipitaires du web. Facebook est un service qui permet cette même démarche « d’aller voir ». On va sur Facebook sans savoir ce que l’on va y trouver, mais avec l’assurance qu’il y aura quelque chose à voir. Se créer un compte peut donc être une démarche non investie, ou au contraire une démarche très investie. Un usage socialement marqué La répartition des réponses « oui » à l’assertion « j’ai un compte Facebook » est indiquée dans le tableau 14, en fonction du sexe, du lycée, et de la filière du répondant. Si l’adoption de Facebook semble être équivalente chez les garçons et chez les filles, les différences sont plus fortes en fonction du lycée et de la filière : 79 % des répondants au questionnaire au lycée Pasteur déclarent avoir Facebook contre 88 % dans l’autre lycée de banlieue où l’administration du questionnaire se faisait en classe1 ; 90 % des jeunes de filière générale utilisent Facebook contre 80 % en filières professionnelle ou technologique. Ces résultats sont cohérents avec les enquêtes européennes, qui 1 Dans les lycées où l’administration du questionnaire ne se faisait pas en classe, il est probable que les jeunes qui n’utilisent pas Facebook aient refusé de répondre. Chapitre 4 : Popularité et affectivité dans les Facebook juvéniles 195 signalaient que 82 % des 15 – 16 ans ont un profil sur les réseaux socionumériques (Livingstone et al. 2011) Ces différences rappellent le rôle des facteurs sociodémographiques traditionnels dans l’adoption des technologies, notamment pour les technologies informatiques qui nécessitent d’acquérir des compétences personnelles. Ici, le lycée Pasteur et les filières professionnelles et technologiques regroupent les jeunes d’origine populaire, qui sont moins présents sur Facebook. Dans les résultats en fonction de la profession des parents, on observe parmi les non-utilisateurs de Facebook une surreprésentation de jeunes n’ayant pas renseigné la profession de leur père et de ceux qui ont indiqué que leur mère était ouvrier, agent, ou employée du secteur public. Ceci accrédite l’idée que ce sont les jeunes issus de milieux les moins favorisés qui vont moins sur Facebook. Dans une étude longitudinale sur les usages numériques d’une cohorte de jeunes devenant adolescents, Sylvie Octobre et Pierre Mercklé montrent que l’origine sociale influence d’une part la précocité de l’accès à l’ordinateur et, d’autre part, la multiplicité des activités réalisées en ligne (Mercklé, Octobre, 2012). Ils notent ainsi une « stratification sociale du numérique », les enfants de milieu favorisés étant mieux équipés et plus utilisateurs des fonctions informatiques. Les parents jouent le rôle d’accompagnants initiatiques sur le matériel informatique familial, avant d’être dépassés puisque les jeunes ont d’autres sources d’apprentissage. Mais dans ce moment précurseur, les cadres montrent à leurs enfants des usages numériques diversifiés et exploratoires, peut-être même ont-ils eux-mêmes un compte Facebook ; alors que les adultes exerçant des professions intermédiaires ont des pratiques numériques plus restreintes et souvent concentrées sur les jeux ou le divertissement. Les conditions familiales sont déterminantes pour accéder à un ordinateur et à Internet, mais plus que l’accès, c’est l’expérience de l’outil informatique qui se joue dans cette initiation. Comme l’indique Cédric Fluckiger, ce qui passe d’une génération à l’autre est une compétence de « privatisation des usages ». « À travers des ajustements parfois problématiques et une coordination des conduites nécessitant de constantes renégociations, « quelque chose » passe effectivement entre les générations, concernant le rapport aux ordinateurs. Ce ne sont à proprement parler ni des compétences techniques ni des pratiques qui se transmettent, mais bien davantage des dispositions ou des inclinaisons, qui se construisent dans un espace de liberté défini dans la négociation de la privatisation des usages. » (Fluckiger, 2007 : 41) Un profil sur Facebook marque une autonomisation du jeune, qui a l’occasion de développer avec cet outil une pratique personnelle. Mais cette autonomie n’est pas également distribuée et l’exclusion numérique s’observe déjà à ce stade.

Un apprentissage non-individuel

L’expérience de Facebook comme des autres outils numériques est donc socialement conditionnée, mais les usages juvéniles sont déterminants dans les pratiques. L’enjeu de Facebook, comme des chats et des Skyblogs en leur temps, est de créer un entre-soi où l’on peut se retrouver (boyd, 2008). C’est donc aussi par les pairs que l’on apprend des usages. Il est d’ailleurs difficile de faire raconter aux jeunes comment ils ont appris à se servir de Facebook, tant cette compétence est acquise de manière diffuse et informelle. À défaut de se remémorer leur propre apprentissage, certains lycéens racontent l’initiation des plus jeunes. Jessica accompagne les premiers pas de son petit frère sur Facebook dans une sorte de « conduite accompagnée » : elle l’a autorisé à se créer un compte à 13 ans à condition qu’elle garde son mot de passe ; elle a défini les règles qu’il devait respecter et les sanctions en cas de dérapage. Chapitre 4 : Popularité et affectivité dans les Facebook juvéniles 197 « Mon petit frère il a [Facebook], mais j’ai pas envie d’avoir son Facebook [d’être ami avec lui sur Facebook]. Parce que, je sais, que, de toute façon, je peux y aller quand je veux, j’ai son mot de passe et tout. Mais j’ai pas envie qu’il voie les trucs que je fais. Il a 13 ans. Mais par contre, moi je suis derrière lui. Je lui ai, je lui ai bien expliqué certaines règles, et je lui ai dit que si il met, si quand j’allais me connecter sur son Facebook je vois des trucs bizarres, et qu’il met, je lui ai dit que c’est fini, j’allais lui désactiver son Facebook, donc c’est bon il fait attention. Mais bon, pour l’instant, comme ça fait même pas un mois qu’il est dessus, il s’en fiche en fait, il raconte pas trop sa vie. Il a ça pour que de temps en temps il discute avec ses amis, c’est tout. » (Jessica, 18 ans, Term. STSS) Dans les « trucs bizarres » que Jessica a interdits à son petit frère, il y a par exemple raconter sa vie, poster des photos de soi liées à des activités non acceptables à son âge, et être amis avec des inconnus, notamment des hommes plus âgés. De même, Pénélope suit les activités de sa cousine pour alerter son oncle si elle voit des statuts qu’elle ne juge pas appropriés. Si cette responsabilité des ainés dans l’initiation numérique des plus jeunes est assumée, il n’en va pas de même avec le transfert de compétence vers les parents et adultes qui semblent incompétents : c’est « embêtant » d’aider sa mère qui ne sait pas comment on met une photo ; « déjà, les parents ne savent même pas » se servir d’un ordinateur, alors c’est pas la peine de leur montrer Facebook ; une jeune fille en classe a été jusqu’à inverser les rôles de surveillance : « j’ai récupéré le mot de passe [de mon père], comme ça je peux surveiller qu’il trompe pas ma daronne ». En dehors de ces cas permettant de verbaliser un apprentissage, la pratique des adolescents résulte principalement du mimétisme juvénile et d’une multitude d’essaiserreurs. Pour cela les lycéens ont deux atouts : ils ont du temps et ils expérimentent leur profil. En « traînant ensemble » comme le raconte danah boyd, ces lycéens qui ont l’air de ne rien faire font en fait des expériences. Pour les jeunes, Facebook est un lieu où il est admis de zoner, de ne rien faire si ce n’est être ensemble : « quand on va sur Facebook, on sait qu’on y va pour perdre du temps… » (Sarah, 17 ans, Terminale Générale), « quand je rentre du lycée, je me mets sur Facebook, ça me permet de me détendre un peu. Et puis j’aime bien faire ma petite curieuse. » (Jessica, 18 ans, Term. STSS), ou encore « Oui, en ce moment j’y vais beaucoup [sur Facebook]. Parce que j’ai rien à faire. » (Nicolas, 17 ans, CAP SPVL). Le temps libre des jeunes est donc investi dans l’exploration de ce que les autres font ou ont fait, ce qui est loin d’être une perte de temps. Cette observation est une source infinie pour s’approprier à son tour des vidéos, des modes d’expression, des appréciations. Des cas particuliers permettent d’aller sur Facebook sans avoir de compte : « J’ai le mot de passe de mon copain, alors j’y vais de temps en temps… mais je fais rien hein. » m’explique une jeune fille qui avait levé la main pour indiquer qu’elle n’avait pas Facebook, mais tournait les pages du questionnaire à un rythme raisonnable. Ou encore un jeune homme : « je vais sur le compte de mon frère, parce que mon frère il me fait confiance ». Et enfin, Keira qui n’a plus Facebook, continue à suivre les fils d’actualité des uns et des autres en regardant sur le smartphone d’une amie : le mobile personnalise les Chapitre 4 : Popularité et affectivité dans les Facebook juvéniles 198 usages, mais permet aussi de prêter un device et les accès qui vont avec. Les usages de Facebook peuvent ainsi être partagés avec des personnes de confiance, mais il faut vraiment de la confiance ! L’apprentissage des plates-formes de communication numérique n’est donc pas individuel, sans devenir pour autant collectif : sauf dans le cas d’ami(e)s qui se retrouvent ensemble devant un écran, chacun explore l’activité des autres en regardant. On ne parle pas de sa pratique, on ne fait pas de l’apprentissage l’objectif d’un groupe. Jamais les jeunes ne diront « Est-ce que tu peux m’apprendre à poster un statut sur Facebook ? » ni ne feront ce type d’expérience en groupe. Ces apprentissages mimétiques se renouvellent continûment dans les générations d’adolescents, permettant aux chats, puis à Myspace, puis aux Skyblogs, puis à… Snapchat, de réunir les souvenirs de toute une génération. Cependant, il ne faut pas oublier que les pratiques des « suiveurs » ne sont jamais tout à fait similaires aux pratiques des « précurseurs ». Cédric Fluckiger notait que l’adoption de l’usage des blogs se répand quand la plate-forme est admise comme mode de communication privilégié. Les précurseurs investissent une plate-forme pour s’exprimer, les suiveurs s’y rallient pour communiquer (Fluckiger, 2006). Dans le cas de Facebook, la plate-forme s’est enrichie progressivement des messageries, pages, listes, shares ou autres artefacts et espaces différenciés, permettant de démultiplier les cadres et les formes d’interaction. Les 85 % des jeunes qui vont sur Facebook peuvent donc y aller pour de multiples raisons, en fonction de ce qu’ils ont vu et appris dans leur milieu familial et auprès de leurs pairs, sans que leur pratique ne soit déterminée ni figée. 

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