Territoires informationnels et identités politiques

« Je n’étais pas membre du Parti par nécessité ; je ne peux pas dire que j’étais vraiment communiste par conviction, mais je n’en étais pas moins respectueux de l’institution. Au contraire de beaucoup d’officiels, je n’étais pas fonctionnaire car membre du Parti, j’étais un membre du Parti comme un autre. Et contrairement à beaucoup d’autres, je n’ai pas jeté ma carte du Parti, je ne l’ai pas brûlée. Mais je ne veux pas juger qui que ce soit aujourd’hui, chacun avait ses propres motivations, chacun a agi comme il l’entendait. Le Parti communiste d’Union soviétique s’est effondré, mais je dois encore avoir ma carte quelque part. Les idées communistes et socialistes me plaisaient beaucoup, et elles me plaisent encore. » Vladimir Poutine .

Le 25 décembre 1991, l’image de Mikhaïl S. Gorbatchev (1931-), l’œil morne et la mine contrite, envahissait les écrans du monde entier. À l’antenne de Pervyj Kanal, la principale chaîne de télévision du pays, le premier et dernier président de l’Union des républiques socialistes soviétiques démissionnait de son poste et faisait ses  adieux à ses compatriotes en laissant pour tout héritage ces paroles sibyllines : «Les événements ont pris une tournure différente. » Force est de constater que Gorbatchev disait la vérité. En l’espace de quelques mois, les événements avaient effectivement pris une tournure tout à fait différente de celle que les signataires du traité qui avait donné naissance à l’Union soviétique, le 29 décembre 1922, espéraient : le Parti communiste d’Union soviétique avait été dissout le 29 août 1991, après que la tentative de coup d’État organisée par les tenants de la ligne dure du régime eut échoué, et la présidence de l’Union n’était désormais plus qu’un obscure strapontin, quasiment dénué de tout pouvoir régalien, depuis que Boris N. Eltsine (1931-2007) avait été élu à la présidence du Soviet suprême de la République socialiste fédérative soviétique de Russie – la future Fédération de Russie – le 29 mai 1990, devenant ainsi le seul et unique détenteur de l’autorité politique de cette nouvelle Russie. Depuis l’éclatement de  l’URSS, un peu plus d’un quart de siècle s’est écoulé et le visage de la Russie a profondément changé. Toute une génération de citoyens a grandi sans avoir connu le communisme, et ceux qui sont aujourd’hui dans la fleur de l’âge et constituent la majorité des actifs n’étaient que des enfants, des adolescents ou des jeunes adultes à l’époque de la perestroïka, autrement dit à la fin des années 1980. Ils ne gardent, par conséquent, pour tout souvenir de l’Union, que l’image d’un État, d’une économie, d’une idéologie, d’une technologie et plus généralement d’une société en voie avancée de délabrement qui n’était déjà plus que le simulacre vétuste et croulant de la grande puissance qu’elle fut sous Joseph V. Staline (1878-1953), puis Nikita S. Khrouchtchev (1894-1971), dans les années 1950-1960. Toutefois, aujourd’hui encore, le passé communiste demeure le point de subjectivation par excellence de la vie politique russe. Car comme aime le rappeler Gennadij A. Zûganov (1944-), le principal opposant au régime depuis qu’il a pris la tête en 1993 du Kommunističeskaâ Partiâ Rossijskoj Federacij (KPRF) : « Les discussions sur le passé sont aussi des discussions sur l’avenir » et « Les disputes à propos de l’histoire soviétique sont des discussions sur les valeurs qui déterminent l’avenir de la Russie » . Il est indéniable, en effet, que l’idéal socialiste, sous ses différentes déclinaisons allant de l’anarchisme à la social-démocratie, continue de jouer un rôle prépondérant dans l’imaginaire collectif national, et ce d’autant plus depuis qu’une crise financière mondiale a éclaté, en 2008, et que la principale réponse apportée par l’administration de Vladimir V. Poutine (1952-) et Dmitrij A. Medvedev (1965-), pour résoudre le défi posé par la faillite progressive de son modèle de développement fondé sur un néolibéralisme modéré mâtiné d’un nationalisme autoritaire, fut d’entériner l’adhésion de la Russie à l’OMC, en août 2012, remettant ainsi au goût du jour, selon ses contempteurs, le cynisme dont avaient fait preuve, en leur temps, les fossoyeurs de la politique sociale soviétique qui, comme l’économiste Anatolij B. Čubajs (1955-), avaient infligé à l’économie russe, au début des années 1990, une « thérapie de choc » si dure qu’elle avait conduit à la paupérisation d’une grande partie de la population, sans que celui-ci, par ailleurs, n’en éprouve le moindre remord : « Mais pourquoi donc vous inquiétez-vous pour ces gens-là ? Trente millions d’entre eux disparaîtront. Ils ne se sont pas intégrés au marché. N’y faites pas attention, d’autres les remplaceront. » .

Cependant, si nombre de ces indésirables ne se sont effectivement pas intégrés dans la Russie néolibérale et ont purement et simplement été traités de manière prophylactique du fait des conséquences de la chute de leur niveau de vie (chômage, maladie, alcoolisme, émigration, etc.), d’autres ont survécu, et parfois même transmis à leurs enfants et petits-enfants une certaine idée de la lutte des classes. Le problème est qu’ils ne comptent généralement pas parmi les figures les plus visibles de la société post-soviétique, sachant qu’en dehors des inaugurations d’usines, des célébrations patriotiques, des galas de charité et des meetings électoraux, les ouvriers, les retraités, les anciens combattants, les travailleurs sociaux ou encore les étudiants désargentés ne font que rarement la une de l’actualité. En outre, lorsque les caméras du monde entier se sont penchées sur le mécontentement d’une frange non négligeable de la population, lors des grandes manifestations organisées par l’opposition contre la réélection de Poutine, en 2011 et 2012, le malaise de ces petites gens a été étonnamment occulté par la plupart des médias nationaux et internationaux, lesquels leur ont préféré les récriminations de la jeunesse insérée, diplômée et relativement occidentalisée que l’on peut rencontrer dans les grands centres urbains et qui, en comparaison, occupe des positions notablement privilégiées dans la Russie globalisée. Que les catégories sociales et professionnelles moyennes et supérieures de la société aspirent à davantage de mobilité, de modernité, de tolérance et de respect des droits de l’homme ne fait aucun doute, mais cela ne doit pas masquer le fait que de nombreux Russes sont incontestablement plus attachés à l’État social qu’à l’État de droit, bien que ces deux notions ne soient pas nécessairement incompatibles. Car comme le stipulent les socialistes post-marxistes du Levyj Front (LF) sur l’en-tête de la page VKontakte de leur cellule de Nižnij Novgorod, de même que la démocratie n’a de sens que si la souveraineté populaire est garantie par la loi, les libertés individuelles n’ont de valeur que si elles sont subordonnées à des libertés collectives :

« On ne peut pas être un homme libre dans une société non libre ! Même si, bien entendu, il est toujours possible de rester indifférent, de continuer son train-train quotidien, d’attendre que le destin nous livre notre bonheur sur un plateau ou de quémander une vie meilleure à des « forces supérieures ». Nous sommes persuadés, en effet, que chaque être humain doit se construire lui-même et façonner son propre destin, nul ne doit être un rouage anonyme dans une méga-machine dont le seul objectif est de faire des superprofits sur le dos des travailleurs ! Mais la réalisation complète de cela ne sera possible que lorsque adviendront des conditions sociales et économiques totalement nouvelles qui déboucheront sur l’égalité des chances et permettront la découverte du potentiel de chaque individu. Il n’y a que l’abondance de biens, et par la suite un essor inouï de la culture, de l’instruction et du sport, de l’égalité, de la camaraderie et du collectivisme, qui rendront l’homme vraiment humain. Voici ce que nous appelons, dans le sillage de Marx, l’émancipation du genre humain».

Table des matières

Introduction générale
1. Le contexte global et local de la résurgence du socialisme en Russie depuis 1991
– Néolibéralisme, globalisation et démocratie de marché
– Un champ politique en voie de régénération
– Aperçu typologique
2. L’Internet russe et sa politisation
– Une société technologiquement avancée
– Une nouvelle matrice des identités politiques
– La constitution de territoires informationnels hétérodoxes
3. Les territoires informationnels du socialisme : thèmes, outils, moyens
– Des identités socialistes en voie de reconfiguration
– La fractalisation des identités partisanes
– La structuration des identités partisanes par la musique
4. Méthodologie procédurale
– L’impasse de la transitologie
– Généalogie de la recherche
– La polémologie comme théorie des modèles politiques
A. Le choc du néolibéralisme
a. Une population en détresse
– La convergence des catastrophes : une crise financière et politique
– Une faillite identitaire et morale
b. Un projet d’ingénierie sociale
– L’édification d’un homme nouveau
– La transformation de l’économie et de la société
c. La colère des socialistes
– La trahison des élites
– La responsabilité du gouvernement
– La crise et la précarité pour tous
– Les solutions préconisées
B. Le diktat de la globalisation
a. Un enjeu civilisationnel
– Une évolution irrémédiable
– Le dilemme de l’occidentalisation
b. Une fracture culturelle
– Le déclin de l’internationalisme et la crainte du mondialisme
– Le refuge du nationalisme
c. L’intégration ou la désintégration dans la globalisation
– Des positionnements ambivalents
– L’acceptation des causes et le rejet des conséquences
– Le scepticisme vis-à-vis des ONG
C. Le désenchantement de la démocratie de marché
a. Le mirage de la liberté sans l’égalité
– Un simulacre de choix démocratique
– La dépossession du peuple par les élites
– L’ère de la post-démocratie
b. Le chantage à l’égalité sans la liberté
– L’injonction démocratique
– La critique des rituels électoraux et le rejet de la théâtralisation de la vie politique
c. Le changement par les urnes ou par les armes
– Le légalisme démocratique en question
– Des révolutions avec ou sans couleur
Conclusion générale

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