The Grapes of Wrath : une autre conquête de l’Ouest

The Grapes of Wrath : une autre conquête de l’Ouest

Nous avons eu l’occasion d’évoquer plus haut l’article de Leslie Dick, dans lequel l’auteur se prononce pour l’identification d’un sous-genre du road movie – le bus-movie – reposant entièrement sur le principe d’un voyage en autocar. Nous avons brièvement exposé l’aporie d’une telle proposition, la capacité d’un véhicule ne suffisant pas, à notre avis, à déterminer une thématique ou une structure narrative particulière. En revanche, si le nombre de passagers ne peut être tenu comme un critère de distinction pertinent, la quantité de véhicules mobilisés dans un espace défini peut jouer un rôle considérable dans la différenciation entre le road novel/road movie et d’autres récits d’errance. Il nous revient alors d’approfondir cette notion de collectivité pour parvenir à mieux cerner, en retour, les spécificités du récit de la route.

The Grapes of Wrath et le rapport à la collectivité

 À y regarder de plus près, The Grapes of Wrath ne consiste pas seulement en la relation des déboires d’une famille de paysans du Middle West, mais permet de retracer le destin de toute une classe de laissés-pour-compte. L’expérience des Joad devient représentative du sort réservé à une catégorie de population au moment de la grande crise économique, qui sévit à la grandeur du continent américain, consécutivement au krach boursier de 1929. Ce sont en effet des cortèges de migrants qui défilent toute la journée sous le regard médusé des travailleurs de la route. Un garagiste fait ainsi part de ses statistiques : « I seen fortytwo cars a you fellas go by yesterday. Where you all come from ? Where all of you going419 ? » et plus loin, il est précisé : « Two hundred and fifty thousand people over the road. Fifty thousand old cars – wounded, steaming. Wrecks along the road, abandoned420 . » L’errance des Joad n’apparaît donc pas comme le résultat d’une décision individuelle mais se fait l’expression d’un phénomène collectif. De fait, le roman de Steinbeck, bien plus encore que son adaptation cinématographique, permet d’articuler de façon constante ce rapport entre l’un et le multiple, notamment par le truchement de ces fameux chapitres « intercalaires », qui confèrent à l’aventure des Joad son caractère exemplaire. La version littéraire de The Grapes of Wrath alterne effectivement les sections consacrées aux épreuves rencontrées par les Joad et d’autres chapitres de portée plus globale, qui renferment des éléments d’explication parfois empreints de didactisme (le chapitre 19 permet ainsi de retracer l’histoire du peuplement de la Californie : « Once California belonged to Mexico and its land to Mexicans421 » etc.), ou qui reprennent, de façon impersonnelle et en les généralisant, des épisodes vécus par les personnages principaux (comme par exemple le chapitre 9, qui expose les circonstances selon lesquelles les paysans sont amenés à se dépouiller de leurs biens avant de prendre la route : « In the little houses the tenant people sifted their belongings and the belongings of their fathers and of their grandfathers422 », etc. Le passage fait écho au chapitre précédent, au cours duquel les Joad procèdent à la sélection et à la revente de leurs effets personnels). On pourrait ainsi dire du roman de Steinbeck qu’il est, en quelque sorte, rédigé « en partie double », car chaque événement de la vie de ces migrants du Middle West est relaté à deux reprises, selon des perspectives à la fois différentes et complémentaires. À cette structure en miroir, qui renvoie dos à dos le général et le particulier, répond un autre procédé permettant de jouer sur la distance d’observation. The Grapes of Wrath abonde en métaphores ou en anecdotes impliquant divers insectes, et le narrateur semble parfois porter sur le milieu qu’il dépeint le regard d’un entomologiste. Les Joad sont ainsi occasionnellement assimilés à des êtres minuscules et négligeables, qu’on pulvérise sans ménagement : la maison des fermiers est broyée comme un hanneton par les « chenilles » du caterpillar (« crushed like a bug423 »), et les petits métayers en quête d’un travail sont comparés à des fourmis affairées (« Like ants scurrying for work, for food, and most of all for land424 . »). Les Joad deviennent ainsi tour à tour les sujets et les objets du récit en fonction de la succession des changements d’échelle, qui permettent un détachement propice à la réflexion. Cette mise en relation constante du micro et du macro425 confère par ailleurs au roman de Steinbeck une double perspective : à la fois compassionnelle – dans la mesure où tout est fait pour amener le lecteur à ressentir dans sa chair la détresse des Joad – et intellectuelle, puisqu’on inscrit l’expérience de cette famille de métayers dans une problématique d’ordre socio-économique, dont les causes sont examinées à la loupe. The Grapes of Wrath parvient ainsi à réunir les contraires (le proche et le lointain ; l’individuel et le collectif ; le sensible et le cérébral) pour donner de cette période historique une vision très compréhensive. C’est le constat que Daniel Griesbach, en conclusion d’un article consacré à ce texte, est amené à formuler : Novels commonly rely on the social representativeness of individual characters to evoke the bigger picture. But the uniqueness of Steinbeck’s form lies in its ability to emphasize the difference and connection between individual and collective representations. It is a form that makes the reader feel the movement between the general levels of understanding426 . Le passage constant du « je » au « nous » dans la composition même du roman sert d’ailleurs le propos ouvertement humaniste de Steinbeck, qui, par l’intermédiaire de ses personnages Casey et Tom après lui, en appelle à une prise de conscience individuelle (telle que celle qui affecte le fils Joad à l’issue du lynchage de son ami) devant mener à la mobilisation des masses pour une plus grande justice sociale et la défense des opprimés. Dans The Grapes of Wrath, les migrants se constituent ainsi parfois en communes autogérées, où ils votent et appliquent leurs propres règlements – nous pensons par exemple à l’expérience du camp gouvernemental, sorte de cité utopique, dans laquelle les Joad séjournent un temps, et où chaque résident est amené à jouer un rôle dans l’administration quotidienne de la collectivité (voir le chapitre 22). Les familles se regroupent pour s’épauler, comme les Joad et les Wilson, qui prennent la route ensemble durant quelques kilomètres afin d’échapper à l’adversité. Les travailleurs se serrent les coudes et déclenchent une grève, dans l’espoir de contrer la baisse des salaires et de résister aux pressions des grands propriétaires d’exploitations agricoles. Les populations vulnérables de fermiers itinérants décrites ici semblent avoir compris que leur survie dépendait avant tout de leur capacité à s’unir et à s’organiser. Ces différentes situations empruntées au roman de Steinbeck témoignent donc de la nécessité d’une dissolution de l’individualité dans un ensemble qui la dépasse. The Grapes of Wrath repose ainsi sur le récit d’une aventure collective, exemplifiée par le cas particulier des Joad, et c’est véritablement le portrait d’un peuple en mouvement qui nous est donné à lire, à travers la description des misères d’une famille de fermiers au temps de la Grande Dépression. De ce fait, l’œuvre de Steinbeck – et son adaptation cinématographique par Ford – se charge d’une dimension épique, renforcée par le caractère pour le moins héroïque de ses personnages principaux.

Le caractère épique de The Grapes of Wrath

 Si les miséreux dépeints dans The Grapes of Wrath inspirent au lecteur la plus profonde empathie, l’arrivée massive de ces « Okies » aux abois est cependant ressentie comme une menace par les nantis de l’Ouest américain, et fait l’effet d’une véritable invasion barbare : And the dispossessed, the migrants, flowed into California, two hundred and fifty thousand, and three hundred thousand. […] And new waves were on the way, new waves of the dispossessed and the homeless, hardened, intent and dangerous. And while the Californians wanted many things, […] the new barbarians wanted only two things – land and food ; and the two were one427 . Et plus loin, les envahisseurs du Middle West, quoiqu’ayant la langue anglaise en partage, sont assimilés, par les californiens, aux diverses tribus qui ont déferlé sur l’Europe, massacrant et détruisant tout sur leur passage : These men were armed when they were children. A gun is an extension of themselves. What if they won’t scare ? What if some time an army of them marches on the land as the Lombards did in Italy, as the Germans did on Gaul and the Turks did on Byzantium ? They were land-hungry, ill-armed hordes too, and the legions could not stop them. Slaughter and terror did not stop them428 . Parce qu’ils convoitent les vergers qui s’étendent à perte de vue sur les terres fertiles de la Californie, parce qu’ils aspirent à cultiver un jour pour leur propre compte quelques acres de ce paradis terrestre, les « Okies » sont dépeints comme des conquérants cherchant à s’emparer des biens de populations plus fortunées. Or, ce phénomène d’appropriation collective d’un territoire pourrait bien constituer l’un des éléments permettant de différencier les récits d’errance tels que The Grapes of Wrath des récits de la route au sens où nous l’entendons. Cette caractéristique participe en effet d’une dimension épique, puisque, au-delà de la peinture des déboires d’une famille de fermiers, c’est véritablement le récit d’une nation en marche qui nous est offert dans le roman de Steinbeck et dans son adaptation cinématographique. Georg Lukács explique en effet : De tout temps, on a considéré comme une caractéristique essentielle de l’épopée le fait que son objet n’est pas un destin personnel mais celui d’une communauté. Avec raison, car le système de valeurs achevé et clos qui définit l’univers épique crée un tout trop organique pour qu’en lui un seul élément soit en mesure de s’isoler en conservant sa vigueur, de se dresser avec assez de hauteur pour se découvrir comme intériorité et se faire personnalité429 . Or, il apparaît que, de cette foule affamée de pain et de justice, les Joad émergent non pas en tant qu’êtres individués doués d’une « intériorité » ou d’une « personnalité » réelle (pour reprendre les termes de Lukács), mais en tant que figures emblématiques incarnant les vertus d’un peuple opprimé. De fait, le roman de Steinbeck – et dans une moindre mesure le film de Ford – documente l’Histoire d’une certaine Amérique, touchée de plein fouet par la crise économique, par le truchement de personnages au caractère héroïque extrêmement prononcé. Ces derniers persistent en effet à lutter contre l’adversité et les obstacles que le destin a placés sur leur route sans jamais se départir d’une attitude profondément humble, bienveillante et courageuse. Pensons par exemple à l’engagement de Tom et de Casey pour une plus grande équité sociale au mépris du danger que ce choix représente pour leur propre vie ; à la générosité de Ma, qui distribue les restes de son repas entre les enfants du camp de réfugiés, alors que ses provisions sont comptées ; à celle de Rosasharn enfin, qui,dans un ultime effort, consent à donner de son lait à un pauvre hère à moitié mort de faim, etc. Les différents membres de la famille Joad sont ainsi parés d’une aura, qui les propulse au-dessus de la grande masse des hommes et leur confère une dimension presque surnaturelle. De surcroît, le recours très systématique à de multiples références bibliques permet d’élever le récit de l’expérience des Joad au rang de mythe. Le titre, The Grapes of Wrath, est ainsi une citation presque littérale du livre des Révélations430 ; la Californie, avec ses arbres chargés de fruits, fait figure de jardin d’Éden aux yeux des protagonistes ; l’ultime péripétie du roman est une évocation très claire du déluge, puisqu’on y retrouve les derniers représentants de la famille menacés et finalement emportés par la crue des eaux – dans ces conditions, le camion dans lequel les Joad entassent tous leurs biens terrestres pourrait constituer une sorte d’arche de Noé, etc. Les occurrences de ce type sont légion et il serait fastidieux de chercher à les énoncer de façon exhaustive. Comme en témoignent les différents exemples mobilisés ici, le réseau de références bibliques – qui sous-tend d’ailleurs l’ensemble de l’œuvre de Steinbeck (pensons à East of Eden, The Wayward Bus, etc.) – est particulièrement dense et contribue à inscrire The Grapes of Wrath dans une forme épique en magnifiant les protagonistes et la somme de leurs malheurs. Les Joad ne sont plus alors de modestes paysans victimes d’un système économique impitoyable, mais de véritables allégories illustrant la souffrance et surtout la dignité de tout un peuple face à l’épreuve ; et l’image de Rosasharn, sorte de Mère nourricière donnant le sein au mourant dans les dernières pages du livre, en est sans doute la plus puissante illustration.

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