Internet dans l’espace et dans le temps

Internet dans l’espace et dans le temps

Histoires du Net : écrire l’histoire des origines du réseau des réseaux

Le rappel historiographique qui suit a pour but, tout d’abord, de préciser le contexte d’apparition d’Internet. Le lecteur y trouvera des développements permettant de mieux situer cette TIC à partir des programmes de recherche scientifique ayant présidé à son élaboration, mais aussi à partir des appropriations qui ont accompagné son développement. Je ne referai pas, cependant, l’histoire d’Internet – bien que la recherche historiographique sur Internet en France soit très limitée.6 Quelques ouvrages en SIC, cependant, apportent un éclairage historique documenté. Longtemps des références en la matière, les publications de Pierre Lévy, en particulier La machine univers (1987), Les technologies de l’intelligence (1990), L’intelligence collective (1994) ou encore Cyberculture (1997), fournissent des éléments importants de mise en contexte historique. De même pour La Galaxie Internet (2002), de Manuel Castells, qui fonde son anthropologie du réseau dans le rappel des origines scientifique, militaire et libertaire du réseau. Travaillant en profondeur l’histoire et l’idéologie de la pensée informationnelle en relation avec les utopies d’une société du savoir, Armand Mattelart, dans son Histoire de la société de l’information (2001), consacre plusieurs pages au contexte institutionnel et à l’influence de la pensée cybernétique et de l’avant-garde informatique dans l’apparition d’Internet. Plus spécifiquement, la thèse de Alexandre Serres, Aux sources d’Internet : l’émergence d’Arpanet, défendue en 2000, fait l’investigation de l’ère Arpanet, en adoptant le point de vue de la sociologie des innovations (en particulier la « traduction » latourienne), et en tissant ainsi l’historique avec le social. L’imaginaire Internet (2001), de Patrice Flichy, analyse les rapports entre représentations et actions dans la construction du réseau, et constitue le premier ouvrage académique publié à fonder son analyse dans une histoire détaillée de l’Internet ; si sa démarche s’ancre dans une sociologie de la technique, son point de vue repose sur une méthodologie propre à l’histoire sociale des représentations. Je me pencherai ici en particulier sur des ouvrages en anglais consacrés à l’histoire d’Internet en tant que telle, afin de travailler ma problématique, à savoir : comment une série de pratiques et de discours à l’origine (et « des origines ») de l’Internet contribue-t-elle à créer un langage contextuel qui fournit la base d’une culture vernaculaire de réseau ? Pour cette raison, je rappellerai dans cette partie la création de l’Arpanet à la fin des années 1960 et la décennie des années 1970, lorsque l’apparition de sous-réseaux et des technologies de protocole TCP-IP permettent de donner naissance au réseau des réseaux, l’Internet. La problématique historique n’est donc pas traitée en soi mais elle est un détour nécessaire pour éclairer les évolutions socio-techniques d’une technologie en formation culturelle. Ce rappel historique est également marqué par la rencontre, dans une approche théorique, de l’information et de la communication. Selon la thèse provocatrice de Friedrich Kittler, l’histoire des technologies de communication trouve sa fin avec l’invention des technologies numériques. Cette histoire est marquée, dans ses origines comme dans son aboutissement, par une logique de rupture. En effet, l’apparition du médium de l’écriture établit une séparation dans la communication : d’un côté, l’oralité, marquée par l’interaction en temps réel et synchrone, de l’autre, l’écriture comme communication médiée asynchrone. Sur le plan des médias technologiques, cette séparation est traduite dans des médias spécifiques (téléphone, télégraphe et courrier postal). À l’extrême opposé, les technologies numériques provoquent une nouvelle séparation : la communication médiée matériellement (le message, médié par les personnes et les biens matériels) et la communication médiée dans les systèmes d’information (où la communication devient une unité d’information). La triade communicationnelle information/personnes/biens matériels est reformulée en termes d’information : les messages sont des commandes auxquelles les personnes seraient censées réagir ; les personnes ne sont plus des objets mais des adresses et des relais de communication ; enfin, les biens matériels sont des données échangées entre les dites personnes. L’histoire des technologies de communication « se termine quand les machines ne servent plus seulement à transmettre les adresses et stocker les données, mais sont capables, via des algorithmes mathématiques, de contrôler le traitement des commandes »7 (Kittler, 1996).

Un point sur l’écriture de l’histoire en contexte de médias technologiques

Comment écrire une histoire d’Internet ? Les historiens des médias et les penseurs des technologies s’intéressant à la question historique multiplient les propositions. Doit-on postuler qu’il s’agit d’un nouveau réseau en rupture non seulement technique, mais aussi sociale, avec le passé (Castells, 2002) ? Ou plutôt dans la continuité avec les technologies de réseau pré-numérique (Winston, 2002) ? Dans quelle mesure y a-t-il rencontre entre vieux et nouveaux médias (Marvin, 1990) ? Dans quelle mesure les médias, « vieux » ou « nouveaux » sont toujours en positionnement d’innovation (Gitelman, 2008) ? Je ne répondrai pas directement à ces questions, qui nécessiteraient une analyse de la question à part entière, mais je soulèverai quelques problèmes qui leur sont relatifs et peuvent s’insérer dans la problématique du vernaculaire internet, ici traitée par le biais de la question des origines du réseau, ses pratiques et ses discours. 

Une histoire « de quelque chose » : technologie, société de l’information et point de vue historiciste

La science historique se positionne de manière spécifique dans le champ scientifique, comme le rappelle Karl Popper. Si la visée de la science vise à l’universalité de théories unificatrices, les sciences historiques « s’intéressent aux événements spécifiques et à leur explication » (Popper, 1998 : 45). La question du « point de vue », qui est nécessaire pour réfléchir sur la matière d’analyse de la recherche et qui permet l’élaboration des théories, est un seuil critique pour l’histoire dans la mesure où sa matière est soumise à l’infini des interprétations. L’historiographie en particulier se doit d’avoir conscience que le choix de matériaux soumis à l’interprétation conditionne les résultats de l’interprétation elle-même. La seule unification possible de la science historique ne peut pas être « théorique » dans la mesure où elle ne peut se fonder sur une « loi générale triviale selon laquelle des individus normalement constitués agissent en principe de façon plus ou moins raisonnable et appropriée » (ibid. : 47). Une histoire qui chercherait à fonder des lois universelles ne pourrait qu’exprimer un « historicisme », dont les interprétations préconçues deviennent le cadre de théorisation généralisant d’une histoire de l’humanité – qui ne ferait que cacher, selon Popper, le fait que l’histoire étudiée est celle du pouvoir politique, et donc une histoire des formes de la domination, fondée sur le général, l’universel, et donc le véhiculaire. 36 Pour que ses interprétations soient valides la science historique doit se subdiviser dans des « sciences de quelque chose », dont relève la science de la technique. Celles-ci permettent d’adopter la méthodologie des « points de vue » de manière réfléchie et de formuler des quasi-théories sous la forme de « visions historiques ». Sous la plume de Popper lui-même, cependant, technique et technologie tendent à devenir des forces universelles. Elles participent d’un « optimisme du présent » : certaines inventions techniques, dit-il, sont des révolutions intellectuelles qui « engendre(nt) une nouvelle clairvoyance et une nouvelle mentalité, plus révolutionnaire que celle que l’on aurait pu attendre d’un changement de mode de vie […] la délivrance générale de liens inconscients » (ibid. : 138). Mais à quel niveau doit-on envisager cette révolution intellectuelle ? Est-ce du point de vue d’un universalisme, qui ferait de l’histoire des technologies un historicisme ? Armand Mattelart s’interroge sur cet historicisme dans son Histoire de la société de l’information (2001). C’est pour lui l’occasion d’une nouvelle interrogation, enchâssée dans la première : l’histoire de la société d’information trace des trajectoires idéologiques attachées à la progression de l’histoire vers l’universalisme. Les pensées intellectuelle et politique nourrissent dans le même élan cette idéologie du progrès et trouvent dans les technologies la possibilité d’accélération de l’histoire. La démarche de Mattelart s’inscrit ici dans la nécessité de resituer cette « histoire de quelque chose » dans ses développements historicistes envisagés comme facteur d’évolution. En effet, l’historicisme a aussi un effet sur l’interprétation et les modalités d’action prévues dans l’appréhension des technologies : il formule des prédictions. 

Formation et coursTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *