La formation identitaire
Il y a beaucoup de facteurs qui contribuent à la formation identitaire, qui continue à se développer tout au long de la vie. Parmi les références d’identification, le psychologue Alex Mucchielli souligne la compréhension du sentiment identitaire individuel.23 Il mentionne plusieurs sentiments mais nous nous limitons aux sentiments d’appartenance, d’autonomie, de confiance, de valeur et d’existence car ces sentiments sont importants pour notre étude. Il est très important que l’être humain fonctionne aussi bien seul de manière indépendante que comme membre d’un groupe social. Mucchielli souligne l’importance pour l’enfant d’avoir un lien avec la mère ou avec la famille24 : que chaque individu cherche à se faire valoir aux yeux d’autres dont les jugements ont de la valeur pour lui »25 : d’avoir un objectif défini, un avenir d’espoirs, des « projets » et de réaliser son identité.27 Mucchielli affirme : « tous les problèmes et crises de l’identité sont dus à une quelconque frustration ou atteinte à un ou plusieurs de ces sentiments. »28 De plus il dit : « l’identité est donc quelque chose qui évolue, qui traverse des phases d’élaboration. C’est quelque chose qui mûrit. »29
Un élément essentiel de la formation de l’identité dans L’Enfant de sable est celui de l’apprentissage du corps. L’héroïne a besoin de retrouver sa fémininité perdue ; son corps de femme. Abbes Maazaoui affirme que l’évolution du corps féminin se fait en trois étapes : l’enfance, l’adolescence et enfin le corps de femme ; le droit d’être elle-même.
Selon Mucchielli, cité chez Chossat, « de nombreux troubles de l’âge adulte trouvent leur source dans les identités prescrites de l’enfance »31 : une déclaration qui explique bien le problème d’Ahmed/Zahra qui à l’adolescence pose la question : « qui suis-je ? » (ES, 50) à son père. Mais avant d’analyser sa jeunesse en tant que : « femme à la barbe mal rasée » (ES, 125) où le corps de femme entre en conflit avec les acquis sociaux extérieurs nous aborderons d’abord son enfance : son premier lieu de formation, où : « [elle] s’appellera Ahmed même si c’est une fille » (ES, 23). D’après Laurence Kohn-Pireaux : « la quête d’une identité commence avec celle d’un nom ».32 Même Ben Jelloun souligne l’importance du nom : « établir une identité c’est établir une adéquation entre le nom, le prénom et celui qui les porte ».33 Dans le chapitre suivant nous aborderons l’enfance et l‘adolescence de la protagoniste et l’attribution de son premier nom – Ahmed.
La quête de l’identité
L’enfance et l’adolescence
Quelques minutes avant la naissance de l’enfant le père d’Ahmed, Hadj Ahmed, annonce sa femme et à Lalla Radhia, la vieille sage-femme, sa décision – son secret : élever son enfant comme garçon même si c’est une fille. Se retrouver sans héritier et tout donner à ses frères le perturbe. Une fille est née et le père « [es]t persuadé qu’une malédiction lointaine et lourde p[èse] sur sa vie » (ES, 17) mais pour se débarrasser de ce malheur il la nomme Ahmed et tout le monde dans la famille et dans le village croit qu’un garçon est né.
Ahmed est née un jeudi, le jour de la semaine qui n’accueille que des naissances mâles. Les sept naissances précédentes sont « un deuil » (ES, 22) selon le père. Seule la mère est responsable des filles car c’est elle qui leur a donné leurs noms et les a élevées. Le père ne les a jamais désirées. Il dit qu’elles appartiennent à la mère: « il [vit] à la maison comme s’il n’[avait] pas de progéniture. » (ES, 17) Il la croit malade et incapable d’avoir des enfants mâles. Mais lorsque la mère accouche d’un « garçon » elle devient « une vraie mère […] une princesse » (ES, 22) et « une femme reconnue enfin comme mère » (ES, 29).
Cette nouveau-née sera accueillie en homme et elle va « illuminer de sa présence cette maison terne, [elle] sera élevé[e] selon la tradition réservée aux mâles, et bien sûr [elle] gouvernera et vous [la famille] protégera après ma mort » (ES, 23), a dit le père. Il lui donne tout ce qu’il faut. La fête du baptême est grandiose, il met une annonce dans le journal pour porter la nouvelle à la connaissance du plus grand nombre, et pour faire croire à la circoncision de son fils, il s’est coupé le doigt lui-même afin de montrer du sang. Le père se charge personnellement de l’éducation d’Ahmed et elle grandit selon la loi du père : « il fallait à présent faire de cet enfant un homme, un vrai » (ES, 32).
Lorsqu’Ahmed est un petit enfant, elle passe la plupart du temps avec sa mère. Elle va au bain avec sa mère comme tous les garçons de son âge et elle apprend la vie de la femme. Ahmed s’ennuie en même temps que les femmes se régalent. Pour elles c’[est] l’occasion de sortir, de rencontrer d’autres femmes et de bavarder tout en se lavant » (ES, 33). Au bain Ahmed a peur de glisser et de tomber alors elle s’accroche aux jambes des femmes et elle ne trouve pas beaux leurs bas-ventres, elle les trouve même dégoûtants. Elle sait qu’elle ne sera jamais comme elles : « je ne pouvais pas être comme elles… C’était pour moi une dégénérescence inadmissible » (ES, 36). Elle se regarde dans un miroir et elle peut constater qu’elle ne leur ressemble pas c’est pourquoi elle est persuadée qu’elle a raison. À nos yeux elle croit qu’elle est « un garçon » et déjà elle commence à comprendre la différence entre les hommes les femmes et le rôle soumis de la femme. Une fois sa mère a mis du henné dans les cheveux et Ahmed voulait en mettre aussi mais la mère lui a dit : « c’est réservé aux filles ! » (ES, 33). Une autre fois Ahmed est rentrée en pleurant lorsque elle a été attaquée par des voyous. Le père d’Ahmed lui a donné un gifle et lui a dit : « « tu n’es pas une fille pour pleurer ! Un homme ne pleure pas ! » Il avait raison, les larmes, c’est très féminin » (ES, 39). De temps à autre, Ahmed se rappelle son sexe et ce qui lui est permis tant qu’il est « garçon » aux yeux des autres.
Cependant, les seins d’Ahmed poussent et sa mère panse la poitrine d’Ahmed avec du lin blanc : « il fa[ut] absolument empêcher l’apparition des seins » (ES, 36). En plus Ahmed est, aux yeux des autres, devenue « un jeune homme » et la femme à la caisse du hammam lui a refusé l’entrée. Il est temps pour Ahmed de pénétrer dans le brouillard masculin pour aller avec son père au bain des hommes. Son déguisement masculin lui donne des privilèges. Elle va à l’école coranique privée avec d’autres petits garçons et elle va à la mosquée avec son père : l’endroit réservé aux hommes. De plus Hadj l’amène dans son atelier où il lui explique la marche des affaires et la présente à ses employés et ses clients. Hadj leur dit qu’elle est l’avenir. plusieurs reprises, « entre le monde du père et celui de la mère, Ahmed apprend les gestes permis à son sexe et le rôle des hommes et des femmes. »34 Un enfant étudie le comportement des adultes. Étant petit enfant, elle passe beaucoup de temps avec sa mère et apprend les gestes des femmes ; des gestes qui lui sont interdits malgré son sexe.35 Ahmed préfère aller au bain avec son père et elle est contente de ne pas être femme car pour elles la vie semble plutôt restreinte : « la cuisine, le ménage, l’attente et une fois par semaine le repos dans le hammam. J[e] [Ahmed] [suis] secrètement content[e] de ne pas faire partie de cet univers si limité » (ES, 34). Même si Ahmed n’est qu’un enfant elle connaît la différence entre la vie des hommes et la vie des femmes et le fait que les femmes obéissent aux hommes.
Dès sa naissance Ahmed fait partie de la sphère masculine. Son père, le tuteur, lui apprend le monde des hommes et Ahmed s’y habitue facilement. Les privilèges lui conviennent mais elle a, à cause de l’ambiguïté du sexe, une difficulté à créer des liens amicaux. Elle devient un enfant solitaire.36 À cause du fait que le père la déguise et la protège, selon Chossat il : « prive Ahmed de la maturation nécessaire au développement identitaire ».37 Lorsqu’Ahmed adopte une identité masculine aux yeux de tous, elle est forcée de rejeter son identité féminine. Elle doit se comporter en homme en même temps qu’elle est prisonnière dans un corps de femme qui commence à se réveiller.38 Ce déchirement identitaire « provoque la quête du moi ».39 Les attentes de la société sont immenses et Ahmed ne peut plus les supporter car son corps commence à avoir envie d’autres choses. Elle a renié sa vraie identité pendant si longtemps mais au moment où le corps se réveille elle ne peut que se laisser aller.
Un matin lorsqu’Ahmed s’est réveillée le sang avait taché ses draps. Elle a eu peur et ne s’est pas aperçue immédiatement que le sang était « un rappel, une grimace d’un souvenir enfoui » (ES, 46). Elle avait attendu le sang, elle savait qu’il allait venir et que « c’était cela la blessure. Une sorte de fatalité, une trahison de l’ordre » (ES, 48). La vie d’homme et l’identité artificielle, créées par son père, ont finalement été rattrapées par la biologie : « après l’avènement du sang, je fus ramené à moi-même et je repris les lignes de la main telles que le destin les avait dessinées » (ES, 48). Malgré tout, Ahmed est une fille.
La protagoniste se sent soulagée et « [elle] compr[end] que sa vie t[ient] à présent au maintien de l’apparence. [Elle] n’est plus une volonté du père. [Elle] va devenir sa propre volonté » (ES, 48). Elle est allée voir son père dans l’atelier et lui a posé la question la plus hantée de son existence : « suis-je un être ou une image, un corps ou une autorité, une pierre dans un jardin fané ou un arbre rigide ? Dis-moi, qui suis-je ? » (ES, 50). Ahmed lui dit qu’elle est heureuse d’être homme aux yeux des autres : le masque viril est celui qui donne des droits, l’accès à la culture, la considération, autrement dit une véritable reconnaissance sociale : Ahmed en est conscient[e], et [elle] apprécie ses privilèges ».40 Elle a eu l’occasion d’étudier, de lire des livres mais dans ce bonheur il y a aussi la souffrance et le malheur de la solitude ; elle s’en débarrasse dans un grand cahier : son journal intime. Elle dit à son père qu’elle veut « aller jusqu’au bout de cette histoire » qu’« un musulman complet est un homme marié », (ES, 51) alors elle se marie avec sa cousine, Fatima, qui est épileptique et en plus boite. Ahmed « ne fait que mieux épouser le rôle dans lequel ceux-ci [les parents d’Ahmed] l’ont placée ».41 Elle essaye de s’adapter à la situation fausse à laquelle les parents l’ont destinée : étant homme elle a accès au monde qui lui offre des possibilités exceptionnelles ; étant femme elle devrait rester à la maison à reproduire les gestes quotidiens domestiques féminins sans indépendance et son identité aurait été dirigée par les traditions et la religion.42 Il est évident qu’elle ne sait plus qui elle est et comment se trouver elle-même. Ahmed dit : « je ne suis pas déprimé[e], je suis exaspéré[e]. Je ne suis pas triste. Je suis désespéré[e] » (ES, 58).
Ahmed se débarrasse de sa souffrance, de sa solitude et de ses questions dans son journal intime où elle : « vit une existence double, l’une réelle et l’autre imaginaire. »43 Elle ne peut pas abandonner son corps féminin mais elle peut s’en débarrasser dans un cahier, et aussi en écrivant avec un correspondant inconnu et secret : [elle] entret[ient] avec ce correspondant une relation intime ; [elle] p[eut] enfin parler, être dans sa vérité, vivre sans masque, en liberté même limitée et sous surveillance, avec joie, même intérieure et silencieuse » (ES, 86). Grâce à cette relation intime Ahmed se sent aimée et elle a la possibilité de développer son côté féminin. Elle a aussi l’occasion de discuter le problème exceptionnel de son être. Fatima ainsi que le correspondant anonyme connaissent le secret d’Ahmed. Ceux-ci forcent Ahmed à se regarder en face. Ils posent des questions existentielles auxquelles elle n’a pas de réponses mais elle est obligée d’y réfléchir,44 elle pense que c’est « une vérité qui ne peut être dite » (ES, 43). Cette vérité, son secret, est tellement complexe qu’elle a de la difficulté à en parler, mais lorsqu’elle s’est aperçue du fait qu’elle est propriétaire de son être, elle sait que ce n’est qu’elle-même qui peut renoncer au passé et commencer à regarder à l’avenir.
Lorsque Fatima est morte, Ahmed se retire et « pass[e] son temps à se raser la barbe et à s’épiler les jambes » (ES, 90). Elle commence à faire des rêves. Un jour, lorsqu’elle s’est endormie dans sa baignoire, elle a rêvé d’un homme qui est venu la caresser et elle a eu : « une sensation tellement forte » (ES, 95) qu’elle s’est réveillée. Ahmed dit : « Ah ! J’ai besoin de sérénité pour réveiller ce corps ; il est encore temps pour le ramener au désir qui est le sien » (ES, 96). Elle continue à dire : « mon corps a depuis ces temps-ci des désirs de plus en plus précis et je ne sais pas comment m’y prendre pour les satisfaire » (ES, 106). Elle a besoin de tout apprendre, de se regarder en face ; de se battre avec l’inconnu.
Pour la formation de l’identité, il est important, comme le dit Maazaoui, qu’Ahmed accepte son corps de femme.45 Ce n’est pas une tâche facile car elle a, entre autre, peur du miroir et de sa voix. Le secret de son sexe est une vérité qu’elle porte, qui lui fait mal et le miroir qui peut être le symbole de la vérité46 lui montre son corps de femme. Dans son journal intime elle parle de cette vérité douloureuse :
Cette vérité, banale, somme toute, défait le temps et le visage, me tend un miroir où je ne peux me regarder sans être troublé par une profonde tristesse, pas de ces mélancolies de jeunesse qui bercent notre orgueil et nous couchent dans la nostalgie, mais une tristesse qui désarticule l’être, le détache du sol et le jette comme élément négligeable dans un monticule d’immondices ou un placard municipal d’objets trouvés que personne n’est jamais venu réclamer, ou bien encore dans le grenier d’une maison hantée, territoire des rats […] Alors, j’évite les miroirs. (ES, 44)
Ahmed, comme nous l’avons déjà dit, se trouve dans une situation très complexe. Son entourage attend qu’elle se comporte d’une certaine manière puisqu’elle est « un homme » dans une société qui est réservée aux hommes, en même temps qu’elle a un corps de femme qu’elle essaye de renier. Avec l’âge Ahmed comprend plus sur elle-même et se pose plus de questions sur son identité. Le miroir, le symbole de la vérité, la mène au fond d’elle-même. Elle en a peur car elle est obligée de se regarder en face et de lutter contre la vérité.47 Son entourage la traite d’une certaine manière et donne une image d’elle qui n’est pas la même que celle que lui donne le miroir. Le conflit entre les deux images éveille à l’intérieur d’elle une douleur très forte. Alors, Ahmed évite les miroirs et dit : « je n’ai pas toujours le courage de me trahir, c’est-à-dire de descendre les marches que mon destin a tracées et qui me mènent au fond de moi-même dans l’intimité – insoutenable – de la vérité qui ne peut être dite. » (ES, 44) Comme elle craint aussi sa propre voix, elle dit :
Je suis et je ne suis pas cette voix qui s’accommode et prend le pli de mon corps, mon visage enroulé dans le voile de cette voix, est-elle de moi ou est-ce que celle du père qui l’aurait insufflée, ou simplement déposée pendant que je dormais en me faisant du bouche à bouche ? (ES, 45)
Ahmed trouve sa propre voix répugnante et la voix la trouble et l’exaspère mais en même temps elle est son masque le plus fin. Il vaut mieux qu’Ahmed porte ce masque avec certitude et montre qu’elle le mérite parce que le masque lui donne des privilèges. Mais pour Ahmed il est une douleur : « Ô mon Dieu, que cette vérité me pèse ! dure exigence ! » (ES, 46). À nos yeux, Ahmed s’approche au point culminant de ce qu’elle arrive à supporter concernant le déchirement d’identité. Elle sait que la culture marocaine est très stricte au sujet du sexe. Si elle choisissait d’abandonner ses masques masculins elle serait aussi obligée d’abandonner ses privilèges et son héritage. Son correspondant lui dit d’abandonner les masques et la peur, de sortir dans les rues. Ahmed se sent terriblement seule et dit : « la solitude est mon choix et mon territoire. J’y habite comme une blessure qui loge dans le corps et rejette toute cicatrisation » (ES, 87). Lorsque son père est mort Ahmed prend sa place et elle dit : « l’empreinte de mon père est encore sur mon corps […] cette empreinte est mon sang, le chemin que je dois suivre sans m’égarer » (ES, 66). Mais comme le dit Chossat : comme le Maroc qui a été soumis à la colonisation, le corps d’Ahmed est colonisé par le père »48 et au moment où il est mort, Ahmed peut finalement se libérer : « quelque chose en moi frissonne. Ce doit être mon âme. » (ES, 106) Pour la première fois Ahmed sent quelque chose de vivant à l’intérieur d’elle-même et sa volonté de se retrouver est plus forte que jamais. Elle dit qu’elle est « en pleine mutation. Je vais de moi à moi » (ES, 99). Elle dit aussi : « J’ai perdu la langue de mon corps ; d’ailleurs je ne l’ai jamais possédée. Je devrais l’apprendre et commencer d’abord par parler comme une femme. Comme une femme ? Pourquoi ? Suis-je un homme ? » (ES, 96) La complexité d’être homme et femme à la fois la rend confuse. Elle ne sait pas à qui parler, et comment. Il lui faudra un long chemin : « retourner sur [s]es pas, patiemment, retrouver les premières sensations du corps que ni la tête ni la raison ne contrôlent » (ES, 96).
Il est temps qu’Ahmed abandonne son identité artificielle car sa crise d’identité est due au fait qu’elle ne peut que temporairement maintenir son identité de façade. Ahmed ne peut pas ignorer les changements physiques et psychologiques. Son corps de femme s’éveille et lorsque l’intérieur est en paix avec son apparence elle doit d’après Chossat : « laisser s’épanouir la ou les identités selon lesquelles son personnage se définit. »49 Artaud, cité par Chossat, affirme que la crise identitaire est « un processus nécessaire qui permet la réalisation, l’évolution et la constante reconstruction de l’individu ».50 Ahmed a eu une éducation supérieure qui l’a préparée à la vie d’un homme mais à cause des changements physiques et psychologiques elle a été perturbée et surprise car elle n’y était pas préparée. Elle doit maintenant apprendre des choses sur la vie d’une femme et pour réussir il lui faut un guide ; une personne à regarder, à qui s’identifier et qu’elle puisse questionner. Selon Muchielli, « il [est] toujours plus facile de se référer à des modèles que l’on a connus (ses grands-parents, ses parents), que d’inventer des modèles nouveaux ».51 Mais pour Ahmed ce n’est pas le cas car il faut qu’elle trouve un nouveau modèle. Elle comprend qu’elle ne peut pas rester enfermée dans sa maison si elle veut trouver un nouveau modèle et aussi trouver sa vraie identité. Il est temps de chercher à en sortir.52
Ahmed apprend au fur et à mesure à se regarder dans le miroir : d’abord habillée et ensuite nue. Elle dit : « mais depuis quelque temps je me sens libéré, oui, disponible pour être femme […] qu’avant il va falloir remonter à l’enfance, être petite fille, adolescente, jeune fille, amoureuse, femme…, que de chemin…, je n’y arriverai jamais. » (ES, 98) Elle a envie de se sentir à l’aise, de se retrouver et se sentir libre. Elle dit : « c’est-à-dire à respirer sans penser que je respire, à marcher sans penser que je marche, à poser ma main sur une autre peau sans réfléchir, et à rire pour rien comme l’enfance émue par un simple rayon de lumière ?… » (ES, 99). Ahmed est prête à partir, à dévoiler son corps de femme et à (re)devenir femme :
Ma retraite a assez duré […] Trop de solitude et de silence m’ont épuisé […] Il est temps de naître de nouveau. En fait je ne vais pas changer mais simplement revenir à moi, juste avant que le destin qu’on m’avait fabriqué ne commence à se dérouler et ne m’emporte dans un courant […] J’ai enlevé les bandages autour de ma poitrine, j’ai longuement caressé mon bas-ventre. Je n’ai pas eu de plaisir ou, peut-être, j’ai eu des sensations violent, comme des décharges électriques. J’ai su que le retour à soi allait prendre du temps, qu’il fallait rééduquer les émotions et répudier les habitudes. Ma retraite n’a pas suffi ; c’est pour cela que j’ai décidé de confronter ce corps à l’aventure, sur les routes, dans d’autres villes, dans d’autres lieux. (ES, 112)
La protagoniste s’élancera dans le monde en dehors du domicile familial en dévoilant son corps de femme. Elle a le désir d’en savoir plus sur son corps féminin qu’elle a longtemps renié.
Le corps de femme
Lorsqu’Ahmed s’est décidée à dévoiler son corps, à enlever les habits qui ont masqués sa réelle identité corporelle »53 elle est obligée de partir loin du domicile familial. Après vingt ans de liberté, en tant qu’homme, il est difficile de s’enfermer dans la maison et de s’adapter au monde clos et invisible de ses sœurs et de sa mère. En partant elle perd ses privilèges car elle doit abandonner les affaires et l’héritage. Mais selon Chossat « c’est en acceptant de rejeter une image corporelle masculine pour réhabiliter son corps de femme qu’Ahmed/Zahra peut prétendre réussir la transition identitaire. »54
Pour tout apprendre au féminin, elle a une longue route à faire. Elle commence à accepter son corps, ses désirs et sa sexualité et elle commence à se maquiller et à s’épiler les jambes. Elle a besoin d’apprendre les gestes des femmes et les discours féminins. Puisqu’elle ne bénéficie pas les modèles féminins dont elle a besoin pour développer son côté féminin, le parcours sera très difficile.55 Elle n’a personne qui peut la guider dans la vie.
Sa première rencontre en tant que femme n’est pas un succès. Elle a rencontré une vieille femme, une mendiante ou sorcière, dans une rue étroite et la dame lui a posé la question la plus difficile : « qui es-tu ? » (ES, 113). Ahmed aurait pu répondre à toutes sortes de questions mais pas à celle-là : « je ne le sais pas moi-même… Je sors à peine d’un long labyrinthe où chaque interrogation fut une brûlure…, j’ai le corps labouré de blessures et de cicatrices… Et pourtant c’est un corps qui a peu vécu… J’émerge à peine de l’ombre… » (ES, 114). Grâce à cette rencontre, Ahmed cherche à trouver la réponse à cette question qui la hante tout en continuant son voyage.
Sa deuxième rencontre est Oum Abbas, une vielle femme qui dirige les affaires au cirque forain où son fils, Abbas, est l’animateur et le patron. Elle lui propose du travail : « tu te déguiseras en homme à la première partie du spectacle, tu disparaîtras cinq minutes pour réapparaître en femme fatale… » (ES, 121). Ahmed accepte : « j’étais intriguée et fascinée. J’émergeais lentement mais par secousses à l’être que je devais d’Ahmed : « se trouve mise en spectacle »56. Son nouveau travail correspond bien au problème de la protagoniste car elle a un problème identitaire. Le thème du dédoublement d’identité dans L’Enfant de sable, comme le dit Bengt Novén, est complètement construit autour de l’opposition entre le masculin et le féminin traduisant les mots et le corps, le paraître et l’être, le dehors et le dedans, le mensonge et la vérité. »57 Le phénomène de la dichotomie est apparent tout au long du roman. Nous discutons dans ce mémoire le masculin et le féminin mais aussi le paraître et l’être et le mensonge et la vérité qui se cachent derrière la façade d’Ahmed à cause du dédoublement d’identité. Mais le fait que l’héroïne évolue, c’est-à-dire ressent la différence entre les deux images d’elle-même : celle de la société qui voit un homme et la sienne qui voit une femme lorsqu’elle se regarde dans le miroir, nous nous semblons que la dichotomie diminue. Jusqu’au présent elle est homme et femme à la fois et ni homme ni femme.
Cependant les noms de la protagoniste sont une dichotomie. Oum Abbas lui a donné un nom : « Zahra « Amirat Lhob », princesse d’amour » (ES, 123). C’est la deuxième fois qu’elle est nommée. Elle reçoit un nom féminin qui correspond mieux à son physique. Encore une fois nous pouvons revenir à Kohn-Poireaux qui dit : « être nommé, c’est recevoir une identité ».58 Nous pouvons constater que Zahra s’approche de la sa propre quête d’identité mais qu’il reste encore des éléments pour qu’elle soit entièrement retrouvée. Il est intéressant de voir que ses deux noms, Ahmed et Zahra, commence par la première et la dernière lettre de l’alphabet. Ahmed est l’un des noms du Prophète chez les Musulmans et contient des promesses, alors que Zahra « connote une féminité noble et idéalisée, digne des princesses des Mille et Une Nuits, alors que le personnage déguisé exerce une attirance sexuelle ambivalente et vénale, qui l’enlise chaque jour un peu plus dans son désespoir. »59 Kohn-Pireaux affirme : « Ahmed-Zahra contiendrait dans son nom double l’histoire d’un être exceptionnel, réunissant toutes les potentialités »60. Il continue en disant que le prénom Zahra correspond à un verbe arabe qui veut dire « « se manifester » » et « « se révéler » »61. Ces interprétations sont très intéressantes car elles correspondent tout à fait à sa personnalité. Dès qu’elle a reçu son nom elle entre dans le monde des femmes et s’approche de son vrai personnage.
L’héroïne est heureuse d’avoir eu un nouveau nom et elle espère apprendre plus sur elle-même. Elle n’a pas peur, en revanche elle est « heureuse, légère, rayonnante », (ES, 123) ainsi que son corps qui : « trouv[e] une joie et un bonheur d’adolescent amoureux » (ES, 126) pour la première fois. Elle est devenue une actrice très populaire aussi bien parmi les hommes que parmi les femmes. Son patron est très content car elle rapporte beaucoup d’argent. Le fait que Zahra soit rentrée dans le monde professionnel est une étape importante dans sa formation identitaire. Le sentiment de confiance, d’existence et de valeur sont apparents ici et aussi essentiels pour qu’elle se développe.
