Modélisation et simulation numérique de systèmes complexes

Un système peut être défini de manière minimale comme une « unité globale organisée d’interrelations entre éléments, actions, ou individus» (Morin, 1977, p. 102). La notion de système est ainsi utilisée pour désigner un vaste ensemble d’objets réels, e.g., le système solaire, ou virtuels, e.g., un système d’informations. Il est possible de distinguer différents « types» de systèmes selon les relations que ces derniers entretiennent avec leur environnement. On parle ainsi de système fermé lorsque l’on considère que le système n’échange rien avec son environnement. A contrario, on parle de système ouvert pour désigner un système qui échange librement information, matière et énergie avec son environnement. La notion d’écosystème telle qu’elle est définie en écologie est un bon exemple de ce type de systèmes. Enfin, on parle de système semi-ouvert pour désigner les systèmes pouvant échanger information, matière et énergie avec son environnement, ces échanges étant contraints par la nature de la membrane isolant partiellement le système de son environnement. En d’autres termes, la membrane filtre les échanges en limitant les flux entrant et sortant du système. La cellule eucaryote est un exemple typique de tels systèmes. Notons que dans le cas des systèmes ouverts et semi-ouverts, les échanges entre le système et son environnement sont souvent nécessaires à l’existence même du système : il est ainsi problématique de définir de tels systèmes indépendamment de leur environnement (Morin,  1977, 1980; Varela, 1989). Nous emploierons le terme de contexte écosystémique pour désigner les variables d’état du système englobant le système étudié, influant sur l’état interne de ce dernier. Bien que la majorité des systèmes soient ouverts, l’être humain en général et le scientifique en particulier ne peuvent analyser ces derniers qu’en isolant, tout du moins partiellement, le problème de son environnement . Ainsi, pour faciliter le travail d’analyse, un système ouvert sera souvent considéré, dans un laps de temps donné, comme totalement isolé (fermé) ou, dans le meilleur des cas, partiellement isolé (semi-ouvert) : les échanges entre le système et son environnement seront limités à ceux qui semblent pertinents pour répondre au problème posé. Cependant, définir les frontières ou limites d’un système peut être difficile lorsqu’il n’existe pas de barrière ou membrane (comme dans le cas d’une cellule par exemple) clairement identifiable. Cette définition peut être arbitraire, i.e., dépendante de l’observateur et de la finalité de son observation. L’observateur ou le sujet est donc d’une certaine manière au cœur de la notion de système en tant que construction intellectuelle : « Il y a donc toujours, dans l’extraction, l’isolement, la définition d’un système, quelque chose d’incertain ou d’arbitraire : il y a toujours décision et choix, ce qui introduit dans le concept de système la catégorie du sujet. […] Ainsi, le système requiert un sujet, qui l’isole dans le grouillement polysystémique, le découpe, le qualifie, le  hiérarchise. Il renvoie, non seulement à la réalité physique dans ce qu’elle a d’irréductible à l’esprit humain, mais aussi aux structures de cet esprit humain, aux intérêts sélectifs de l’observateur/sujet, et au contexte culturel et social de la connaissance scientifique.» (Morin, 1977, p. 140) Dans cette perspective, Cellier (1991) définit un système comme un «environnement virtuel ou réel perçu comme une source de données ou de comportements observables. Ces données sont vues ou acquises au moyen d’un protocole expérimental intéressant le modélisateur .» .

Le cas des systèmes complexes

On parle de système complexe lorsque une « unité globale» est composée de nombreux éléments interagissant localement et simultanément. Les systèmes complexes peuvent être le siège de processus de rétroaction, d’auto-organisation ou d’autopoïèse (auto-production), générant des émergences au niveau macroscopique. Le terme « émergence» est fréquemment rencontré dans la littérature relative à de nombreux domaines comme la biologie, la philosophie (Maturana et Varela, 1980), la sociologie (Schelling, 1971), l’économie (Derveeuw, 2006), la conception de systèmes de production (Ueda et al., 2001) et d’une manière générale, l’étude des systèmes complexes. Cependant, la définition même de la notion d’émergence pose un grand nombre de problématiques non résolues. Bien que dans la suite de cette thèse une définition volontairement « naïve» et générale, i.e., admise par l’ensemble des chercheurs s’intéressant à ce concept, soit adoptée, il semble important de revenir sur les points importants permettant de spécifier cette notion. Toute définition du concept d’émergence débute généralement par la citation de la maxime suivante, attribuée à Aristote : « la totalité est plus que la somme des parties» (Aristote, 2008). Cette maxime pose la non-équivalence entre les propriétés de « parties» ou composants pris indépendamment et les propriétés résultant de l’interaction de ces mêmes composants, formant un « tout» ou système. L’émergence est donc le processus par lequel un système acquière de nouvelles propriétés ne pouvant être expliquées ou déduites par la seule connaissance de ses parties. Cette idée est formalisée par Baas (1992) de la manière (ici simplifiée) suivante : soit un ensemble de structures S1 , une fonction ob s1 permettant d’observer certaines propriétés de S1 . De plus, on suppose que les éléments de S1 peuvent interagir. On pose S2 = R1 (S1 ) où R1 est le résultat du processus d’interactions des structures de niveau 1 et S2 est un ensemble de structures de niveau 2. Soit ob s2 , une fonction d’observation permettant d’observer certaines propriétés de S2 . P est une propriété émergente de S2 si et seulement si P ∈ ob s2 (S2 ) mais P ∈/ ob s1 (S1 ). Cette définition est généralisable à tout ensemble de structures de rang N. Bien que cette définition pose le problème de l’existence de nouvelles propriétés « triviales » et qui ne devraient donc pas être considérées comme émergentes au sens où l’entendent par exemple McGregor et Fernando (2005), elle est intéressante car elle pose le problème des différents niveaux d’observation d’un système, i.e., d’une hiérarchie de structures, et souligne l’importance de l’interaction dans le processus d’émergence.

Modèle

Qu’est-ce qu’un modèle ?

La notion de modèle peut être définie selon différents points de vue. Ainsi, Minsky (1965) adopte une définition utilitaire du modèle : « To an observer B, an object A∗ is a model of an object A to the extent that B can use A∗ to anwer questions that interest him about A». Le modèle est vu ici comme un outil permettant de répondre à des questions à propos d’un système donné. Néanmoins, cette définition ne permet pas de comprendre comment l’on construit un modèle. Un modèle est essentiellement la description abstraite ou concrète (on parle alors de « modèle réduit» ou de « maquette») d’un système. La caractéristique la plus fondamentale d’un modèle par rapport au système qu’il décrit (système source) est sans doute que le modèle doit être plus facilement manipulable que le système source. La construction d’un modèle procède par sélection, hiérarchisation et simplification des données pertinentes ; le modèle ne peut donc pas être la réplique en miniature du système source. Il peut, et est conçu pour, reproduire certains aspects du système source, et ce dans une certaine mesure, mais pas tous.

Pourquoi modéliser ?

Une réponse au titre de cette section peut être trouvée dans une définition donnée dans la section précédente : un modèle sert à « répondre à certaines questions». Nous allons voir ici à quels types de questions un modèle permet de répondre. Les services que peuvent rendre un modèle peuvent être classés en deux catégories, selon qu’ils résultent de l’exploitation directe du modèle ou qu’ils fassent appel à des techniques automatisées de traitement des résultats de simulations. Un modèle peut simplement décrire certains aspects de la structure d’un système : on parle alors de modèle statique. Ainsi, une carte routière est un modèle du réseau routier d’un espace géographique donné, un diagramme de classes UML est un modèle d’un composant logiciel. Ces modèles, purement descriptifs, peuvent être toutefois utilisés pour aider un humain ou une machine à réaliser des tâches de plus haut niveau comme le routage d’un véhicule ou la détection d’erreurs de conception d’un logiciel. La notion de modèle est généralement associée, dans la communauté scientifique, à celle de prédiction. Ainsi, un modèle dynamique peut permettre de prédire l’évolution d’un système. Ces modèles peuvent être eux aussi utilisés pour des tâches de plus haut niveau, relatives à la gestion ou au contrôle de systèmes, comme la prévention de dysfonctionnements dans un système artificiel, e.g., un système de production, la résolution de problèmes inverses (cf. partie II) ou encore l’identification des contraintes à appliquer sur un système pour obtenir le résultat souhaité.

Enfin, un modèle peut permettre d’expliquer certaines obervations en apportant des connaissances nouvelles sur la structure du système étudié. Notons qu’un modèle explicatif n’est pas nécessairement prédictif. Par exemple, le modèle de ségrégation décrit par Schelling (1971) permet d’expliquer les mécanismes de ségrégation raciale dans un environnement urbain à l’échelle macroscopique à partir des préférences individuelles des agents mais ne permet pas de prédire l’état d’un système de ce type. Le triptyque description/explication/prédiction n’est pas exhaustif. Ainsi, Epstein (2008) distingue, outre l’explication et la prédiction définies précédemment, quinze buts potentiels de la modélisation d’un système dynamique :
– guider la collecte de données,
– mettre en avant des dynamiques fondamentales,
– suggérer des analogies,
– découvrir de nouvelles questions,
– promouvoir une méthode scientifique,
– restreindre (ou borner) l’ensemble des solutions possibles,
– mettre en avant des incertitudes fondamentales,
– offrir des solutions à un problème en temps réel,
– démontrer l’avantage apporté par une méthode,
– démontrer la résistance à des perturbations,
– montrer l’incompatibilité de connaissances avec les données disponibles,
– former ou entraîner des professionnels,
– aider à la résolution de conflits,
– éduquer le grand public,
– montrer que ce qui semble simple (resp. complexe) est en réalité complexe (simple).

Table des matières

Introduction
Chapitre 1 Modélisation et simulation numérique de systèmes complexes
1.1 Définitions fondamentales
1.1.1 Système
1.1.1.1 Une première définition
1.1.1.2 Le cas des systèmes complexes
1.1.2 Modèle
1.1.2.1 Qu’est-ce qu’un modèle ?
1.1.2.2 Pourquoi modéliser ?
1.2 Modélisation et simulation numérique
1.2.1 Clés de classification d’un modèle
1.2.1.1 Méta-modèle
1.2.1.2 Echelle de modélisation
1.2.1.3 Déterminisme
1.2.1.4 Représentation du temps
1.2.2 Méthodologies de simulation numérique
1.2.2.1 Une première définition
1.2.2.2 Une définition plus complète
1.3 Simulation Orientée Agent
1.3.1 Notions fondamentales
1.3.1.1 L’agent
1.3.1.2 L’environnement
1.3.1.3 Communication entre agents
1.3.1.4 Le système multi-agent
1.3.2 Une méthodologie pour la SOA
1.3.3 Plates-formes de simulation orientée agent
1.3.3.1 MadKit
1.3.3.2 TurtleKit
1.3.4 Choix de la simulation orientée agent
1.4 Simulation par automates cellulaires
1.4.1 Définition
1.4.2 Méthodologie
1.4.3 Application
1.5 Résumé du chapitre
Chapitre 2 Problème inverse et raisonnement abductif
2.1 La notion de problème inverse
2.1.1 Définition formelle
2.1.2 Résolution
2.2 Le raisonnement abductif
2.2.1 Les différents types de raisonnement
2.2.1.1 Les trois modes de raisonnement
2.2.1.2 Le raisonnement temporel
2.2.1.3 Les différents objectifs du raisonnement
2.2.2 Cas d’étude : l’abduction
2.2.2.1 Deux points de vue sur l’abduction
L’abduction comme produit
L’abduction comme processus
2.2.3 L’abduction en Philosophie
2.2.3.1 La notion de modèle causal
2.2.3.2 Une approche classique : l’abduction comme « déduction inverse»
2.2.3.3 L’inférence contrastive
2.2.3.4 De l’importance des stratégies
2.2.4 L’abduction en Intelligence Artificielle
2.2.4.1 L’abduction comme un problème de « recouvrement d’ensembles»
2.2.4.2 L’abduction comme inférence logique
2.3 Relations entre abduction et problème inverse
2.4 Résumé du chapitre
Conclusion

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