Recoupements de mécanismes d’actualisation reposant sur des caractéristiques phonétiques

La motivation par synesthésie. L’exemple de túnel

Fort des considérations mallarméennes, genettiennes (cf. supra) et fonaguiennes (cf. chapitre premier) sur l’opposition des sons [i] et [u], nous allons nous pencher ici sur le cas de la synesthésie du [ú] présent dans túnel. Notre objectif est de démontrer que si l’idée de « tension entre un élément A et un élément B » repose en l’occurrence sur la racine [t-n], l’idée d’« obscurité », liée synesthésiquement au son [u], peut être la cause d’une nouvelle motivation de ce mot.
Statistiquement, il ressort en effet de l’étude menée par Fónagy qu’en opposition au [i], ce son et / ou l’articulation est (sont) considéré(s) comme « le(s) plus sombre(s) » par 96,8% des individus normaux, 80% des enfants nés sourds et 95% des aveugles. Il(s) est (sont) également perçu(s) comme « le(s) plus triste(s) » par 92,4% des personnes valides, par 90% des sourds et par 95% des aveugles.1082 Ces importantes proportions, confirmées dans le lien métaphorique avec l’idée de « tristesse », conduisent en effet à associer avec un certain degré de pertinence le son [u] à la couleur sombre. Or, toujours selon Fónagy, comme nous avons commencé à en rendre compte au chapitre premier, cette cohérence synesthésique peut être discernée au niveau articulatoire / organique, ce qui expliquerait les proportions assez similaires des enfants nés sourds : [la tristesse] correspondrait plutôt à un manque d’activité, à l’abandon du combat, à l’acceptation de la défaite. Le relâchement de l’effort musculaire, le ralentissement du rythme respiratoire et cardiaque semblent pointer en cette direction. Le débit accéléré de la respiration et de l’articulation qui caractérise la joie, reflète un accroissement des forces vitales. On pourrait voir dans le mouvement de la langue vers l’avant une manifestation d’une tendance générale qui nous pousse vers le monde extérieur, vers la lumière, source de toute énergie. Dans un mouvement opposé, le déplacement vers l’arrière, c’est, au contraire, une tendance régressive qui prend le dessus. On renonce au monde extérieur, et par là, à la vie qui n’est qu’un échange permanent vers l’entourage. Le geste buccal de la joie semble donc résumer des velléités vitales, héliotropes, la tristesse une velléité léthale, héliophobe.1083 On pourrait expliquer ainsi des usages de túnel où cette idée d’« obscurité » est manifeste, voire centrale pour la production du sens poétique.

Des correspondances commutatives

La corrélation entre esparatrapo et esparadrapo

Esparatrapo est un paronyme de esparadrapo obtenu par étymologie populaire.1094 Pour l’analyse, donnons les acceptions de esparadrapo, drapear et trapo : Esparadrapo (Del b. lat. sparadrāpum) 1. m. Tira de tela o de papel, una de cuyas caras está cubierta de un emplasto adherente, que se usa para sujetar los vendajes, y excepcionalmente como apósito directo o como revulsivo. (DRAE).

Webs revueltos / estar hasta las webs

Contrairement aux noms de marque qui ne doivent pas « être contraire à la morale et à l’ordre publics, par exemple en comportant des insultes ou des termes grossiers »,1099 les mots d’esprit ne sont pas régis par cette règle, ce qui amplifie d’autant plus le potentiel mécanique dans ces types de jeux. Observons, en premier lieu, les quelques acceptions de huevo, ainsi que les expressions courante huevos revueltos et argotique [estar] hasta los huevos .
Cette page présente ainsi quelque peu l’invitation à discussion dans le cadre de forums spécialisés, soit des avis sur le contenu du web en ayant la possibilité de critiquer, de décortiquer, de démonter les informations récoltées. Le verbe revolver réfère en effet à « menear algo de un lado a otro, moverlo alrededor o de arriba abajo » ; « mirar o registrar moviendo y separando algunas cosas que estaban ordenadas » ; « inquietar, enredar ou encore « discurrir, imaginar o cavilar en varias cosas o circunstancias, reflexionándolas » (DRAE, s.v. revolver). Le jeu de mots repose certes sur l’assimilation à huevos mais également sur le fait que retourner quelque chose [dans tous les sens] – métaphore existant aussi en français – représente un examen minutieux, de part en part, en détail. Les critiques apparaissant sur le site portent notamment sur des informations glanées sur la Toile (cf. emprunt links).
Ainsi, dans les trois cas où l’usage de huevos pouvait sémantiquement se recouper avec son paronyme web(s), des sujets parlants et écrivants ont pu faire valoir la correspondance morpho commutative [Ø] / [os] entre web et huevos, donnant le terme webs. C’est en quelque façon le résultat de l’insertion dans la chaîne sémiotique suivante : Web [wéb] webs [wébs] (pluralisation) huevos [wébos] (variante expansée et correspondance phono-commutative [Ø] / [o]). Les hispanophones n’ont cependant pu éluder l’usage vulgaire de ce substantif huevos dans le sens de « testicules ». Cette donnée apparaît ici comme un élément motivant supplémentaire du fait de sa comicité et de sa « productivité ». Le caractère risible n’est toutefois pas une condition sine qua non pour la création d’un mot d’esprit, même par phono- ou morpho-commutation. Pour le démontrer, nous pouvons prendre l’exemple du syntagme français le bus de la honte employé par Jean-Pierre Escalettes1105 pour référer à l’autocar de l’équipe de France de football dans lequel étaient restés les joueurs au lieu d’aller s’entraîner provoquant un courroux populaire. Ce syntagme, loin d’être comique, ne va pas sans rappeler l’expression péjorative le mur de la honte qui désignait initialement le mur de Berlin. L’on note alors une variation sur l’axe des bilabiales [m] / [b] et la correspondance phono-commutative [r] / [s] entre mur et bus, ce qui aurait pu également contribuer à faire émerger cette création de l’ancien président de la Fédération Française de Football. Aucun dictionnaire en effet ne propose une telle acception de l’un des deux termes.

L’expression « anti-euphémistique » : el joder judicial, legislativo y ejecutivo

Nous avons constaté que des syntagmes du type el joder judicial ou el joder legislativo se trouvent usités sur l’Internet de plus en plus souvent. Commençons par deux exemples : (338) Se la debemos a nuestros « representantes » del joder legislativo, pinches monos, solo dan vergüenzaesos [bu]eyes ni siquiera representan al 2% de la poblacion, son unos haraganes, excepto Noroña, solo andan viendo como fastidiar a la gente con sus decretos avasalladores (sic).1121
La relation phono-commutative porte sur un phénomène qui trouverait sa correspondance dans le domaine des lapsus sous le mécanisme de l’erreur mixte par anticipation.
1125 Joder, désignant « l’expression d’une colère », peut entrer en système avec poder qui représente une instance à laquelle le citoyen doit se soumettre et ce, souvent aux dépens de sa propre liberté. On remarque pourtant un décalage. Par exemple, le syntagme joder político fait l’objet d’une moindre reconfiguration que poder ejecutivo. On pourrait en chercher la cause dans la forme même des mots impliqués. De fait, cette paronymisation déclare la mise en cohérence des pouvoirs et du juron par l’exploitation du phone [χ] que l’on détecte dans les mots des trois expressions les plus reconfigurées : judicial, ejecutivo ou legislativo. Les trois pouvoirs forment déjà en soi un paradigme notionnel et le trait formel saillant qui les regroupe s’avère être le son [χ]. Ils ne possèdent en effet aucun affixe en commun. Même la position sémiosyntaxique n’est pas en ce cas précis un critère d’invariance puisque le trait porte sur l’attaque (judicial) ou sur la coda (ejecutivo, legislativo). La saillance est donc {X} à l’intérieur de cette micro-structure.

Un cas d’homophonie comme « recours didactique » : Mantenga la calma. El estrés le estrella

Nous avons commencé plus haut à déterminer que le slogan avait notamment comme objet sa bonne mémorisation. Selon Hervé Collet, le slogan au sens large repose en effet sur quatre paramètres simples : « attirer l’attention (fonction d’accroche) », « faciliter la mémorisation », « donner une information simplifiée », « déclencher une émotion, inciter à une action ».1126 Quant à la transmission du sens, elle se base sur les éléments formels suivants :
– La qualité sonore des termes utilisés : borborygmes (crac, boum, hue), allitérations (« As-tu ton Tuc ? », « Ne s’use que si l’on s’en sert »), rimes riches (« du pain, du vin, du Boursin »).
– L’agencement des mots entre eux : le contraste (« à la vie, à la mort »), la répétition (« oui, oui, oui… ! »), ou le redoublement : « Du beau, du bon, Dubonnet », « Seb, c’est bien ». Certains de ces agencements font appel à des figures de style ou de mots : allitération, anaphore, paronomase,
– Les jeux de mots, dont les calembours : « Quand les parents boivent, les enfants trinquent »,
« À moi, comptes, deux mots ».
– Les formules paradoxales, voire provocantes : « Viens chez moi, j’habite chez une copine »,
« La pire chose qu’il puisse arriver à certains enfants, c’est d’avoir des parents » (campagne aux USA contre les sévices faits aux enfants).
– Les menaces apparentes, les formules alarmantes : « Ça va pas, la tête ? », « Ils vont nous tuer ! », « Attention, danger ! »…1127
Il convient d’insister sur la fonction mnémotechnique du slogan à propos duquel Collet explique qu’il a vocation à être répété, scandé, de manière à s’inscrire d’une façon durable dans l’esprit du public. Souvenons-nous des slogans qui ont traversé les ans : « Boire ou conduire, il faut choisir », « La vitesse, c’est dépassé », « La pile qui ne s’use que si l’on s’en sert », etc. Pour s’incruster dans la mémoire, le slogan s’appuie sur des ressorts pédagogiques classiques, qu’utilisait déjà le proverbe, son ancêtre. Notons, en particulier :
Dans la première partie Mantenga la calma, outre la quintuple assonance du [a], nous notons un mode de redistribution phonétique tel que celui détecté par Saussure dans des écrits en prose et en vers de l’Antiquité. L’on retrouve en effet les phones de mantenga la dans le substantif calma [mantenga la calma]. Quant au segment ma [ma], il inaugure et clôt cette première phrase par analogie. Les groupes -ga [ga] / ca- [ka] terminent et commencent les mots principaux vecteurs d’information mantenga et calma et se font écho par le biais de la modularité polaire de voisement tandis que l’article la [la] et le segment -al- [ál] s’appellent également l’un l’autre (exclusivement dans ces circonstances) par correspondance inversive. Mantenga la…, forme complexe existant dans un autre contexte de façon autonome [manténgala], fait donc système par le biais de ces figures d’analogie avec le substantif calma, opportunément choisi. De plus, ces répétitions sont autant de résonances pour le récepteur du message global et donc une insistance à ses yeux. Enfin, réciproquement, le choix du signifiant verbal mantenga de vouvoiement aura aussi pu être conforté par la forme calma. Il n’eût en effet pas été choquant pour un Espagnol de lire le message mantén la calma. El estrés te estrella, ce qui, du reste, aurait ajouté une répétition de la dentale [t] dans la deuxième phrase, peut-être non vue comme justifiée ici. Concernant la deuxième partie du slogan, on y constate également une répétition, celle du segment non autonome estre(-). Le verbe estrellar a certainement été utilisé dans ce cas pour l’approcher de estrés. De la même façon que pour la première phrase, il s’agit du produit d’une mise en système. Le groupe analogique [st], commun à estrés et à estrella, aura pu motiver cet emploi. Cela entre donc en cohérence avec nos conclusions sur le verbe sitiar et la structure dont il fait partie associée au concept de « stabilité », car il s’agit ici quasiment d’un « arrêt » par l’évocation d’une « stabilisation », d’une « réduction de la vitesse ». Quant au [r], nous avons vu au cours de ce travail que le « dynamisme » et la « vibration » étaient deux de ses principales capacités d’évocation. Or ici le stress, la vitesse ou l’accident confluent vers ce point de vue : le dynamisme pour la vitesse du véhicule et la vibration pour les éventuels tremblements dus à une attitude angoissée. La combinaison [str] semble donc être motrice dans cette deuxième partie du slogan et constituer une capacité formelle issue de la structure en {ST} avec variable.
Une autre possibilité non incompatible serait d’imputer ce sens de estrellar et de estrés, dans les deux cas, à une « rupture de la stabilité », soit à une sollicitation énantiosémique de cette saillance. Cette idée particulière peut être également due à la sollicitation du [r] qui s’oppose sémantiquement à la structure en {ST}, s’agissant ici d’un dynamisme puis d’un arrêt, à la différence de estar ou de situar, par exemple. C’est un cas d’homophonie, de répétition et non de dissémination du sens, distinction déjà opérée par Meillet (cf. Starobinski, 1971 : 158).
Par ailleurs, Garrido et Ramos (2006 : 193) précisent que « [q]uizás el eslogan publicitario ha hecho suyo el viejo axioma del diseño y la creatividad : menos es más ». En effet, la recherche d’expressivité du slogan se fait par le prisme de la marque (aux sens propre et figuré) afin de laisser une empreinte sur le consommateur et la brièveté du texte apparaît de plus en plus comme un atout à la fois vis-à-vis de l’input et de l’output. Il en va de même pour un slogan de propagande non publicitaire dont la portée est également un objectif majeur pour ses concepteurs. Cela donne d’autant plus d’importance aux signifiants. Ils sont propres à être scrutés pour qu’y soient décelées les mises en système mais aussi, en cas de répétition comme ici, pour être interprétés comme des agents spécifiquement didactiques aidant à la transmission du message. Car si « menos es más » est une règle du slogan, la répétition y acquiert d’autant plus de valeur.
En abordant d’autres types d’énoncés parémiologiques ou basés sur des mots d’esprit, nous nous rendons compte que d’autres mécanismes émergent que nous avons déjà étudiés. Tel est le cas, par exemple, des réductions sémiologiques et phonétiques (troncations).

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