Traitement du matériel empirique

Accès aux professionnels et aux patients

La méthode précédemment décrite n’aurait évidemment pas pu être mise en ouvre sans un accès aux terrains. Avant d’analyser les conditions de cet accès, il convient de décrire les terrains de l’enquête.

Recrutement des enquêtés

Pour cette enquête, accéder au terrain, c’est d’abord recruter des enquêtés. Une pre-mière entrée évidente sur le terrain a été pour moi la diététicienne de Mélieu, Pauline Malon. En effet, cette diététicienne, diplômée de diététique depuis novembre 2001 et installée en li-béral depuis mai 2002, dispose depuis 2008 d’un cabinet au sein d’un centre de kinésithérapie des entretiens, nous avons eu recours à deux annuaires en ligne. Le premier fut celui de l’Association Française des Diététiciens Nutritionnistes (AFDN), qui est la seule association professionnelle s’adressant à l’ensemble des diététiciennes et diététiciens. Cet annuaire en ligne recense, commune par commune, l’ensemble des diététiciennes et diététiciens libéraux adhérent à l’association. L’entrée en contact avec les diététiciennes et diététiciens parisiens fut facile dans la mesure où près de la moitié des praticiens contactés répondaient positivement une demande d’entretien. Le second annuaire utilisé, selon le même procédé et avec les mêmes résultats, fut celui de l’Association des Diététiciens Libéraux (ADL). Par ailleurs, la méthode dite de « boule de neige » a également été employée pour recruter certains enquêtés. J’ai ensuite élargi le terrain parisien à la petite et la grande couronne, selon la même méthode, afin d’accroître la diversité de la population enquêtée. Enfin, deux praticiens, Katia Valley et Arthur Malère ont été recrutés en raison de leurs partis pris théoriques, de leur participation aux débats qui peuvent exister entre diététiciennes et diététiciens libéraux au sujet de la détermination des bonnes pratiques pour accompagner les patientes et patients dans leur démarche visant une perte de poids.
Le recrutement de patientes et patients a d’abord eu lieu en milieu rural, à partir des mises en relation effectuées par Pauline Malon. Les appariements ainsi proposés par la diététicienne de Mélieu, et d’autres, ont été efficaces. A l’inverse, j’ai tenté, la plupart du temps sans succès, de recruter directement des patientes et patients dont j’avais pu assister à la consultation. J’ai ainsi distribuer des cartes de visites aux patientes et patients rencontrés sur le terrain. Seules deux patientes ont ainsi été recrutées pour un entretien suite l’observation de leur consultation. Il s’agit de Virginie Arcan, au cabinet de Cassandra Rosset, et de Sophie Bricou, au cabinet parisien de Fany Lebois. Une patiente résidant en petite couronne, ainsi qu’un couple de patients retraités résidant à proximité de la ville de Mélieu ont également été recrutés par inter-connaissance. Une patiente, Laura Barjou, a été interviewée suite à un entretien effectué avec sa diététicienne, Sara Perrier, en grande banlieue parisienne. Gisèle Pommier, une patiente d’origine populaire et âgée de soixante quinze ans au moment de l’entretien, en décembre 2017, a également été recrutée par l’intermédiaire de sa diététicienne, Juliette Poudale. Cette dernière nous avait communiqué les coordonnées de Gisèle Pommier suite à un entretien effectué à son cabinet, situé en zone rurale dans la région lyonnaise.
Le travail empirique de diversification des enquêtés a été plus difficile en milieu rural. Pauline Malon, l’enquêtée principale, m’a communiqué les coordonnées de trois de ses collègues exerçant dans le même département. Deux d’entre elles n’ont cependant jamais répondu à mes sollicitations réitérées à plusieurs reprises. Seule Cassandra Rosset, une dié-téticienne installée depuis quelques mois seulement dans une ville voisine a répondu favo-rablement. Un entretien et l’observation d’une consultation à son cabinet ont ainsi pu être effectués. J’ai également contacté l’ensemble des diététiciennes et diététiciens répertoriés dans l’annuaire départemental de l’AFDN et de l’ADL. En espérant obtenir un taux de réponse élevé, j’ai adressé des demandes par courrier postal. Cependant, une seule diététicienne, Juliette Poudale, a répondu positivement à ma requête.
Les observations ont quant à elles eu lieu au sein de trois cabinets. Il a été très difficile d’obtenir de telles observations qui supposaient ma présence. Ma présence en consultation a été acceptée par Pauline Malon à quatorze occurrences réparties sur cinq journées. Une quin-zième consultation a été enregistrée par la diététicienne elle-même. Le fichier m’a ensuite été transmis. Ensuite, c’est par l’intermédiaire de Pauline Malon que j’ai pu convaincre Cassan-dra Rosset d’effectuer un entretien puis d’accepter l’observation d’une de ses consultations. Les sollicitations postérieures aux entretiens se sont cependant avérées être des échecs dans les autres situations. Les observations auprès de Fany Lebois ont été obtenues selon une stra-tégie différente. Après avoir effectué, au printemps 2017, près de vingt entretiens avec des diététiciennes et diététiciens, j’ai ressenti une impression de saturation relative m’incitant à privilégier désormais les observations de consultations. J’ai donc contacté des diététiciennes et diététiciens parisiens sans demander d’entretien mais en sollicitant d’emblé explicitement l’accès à des consultations pour effectuer des observations dans le cadre d’une recherche doc-torale. Fany Lebois a répondu positivement. Sept consultations ont alors été observées, au cours de deux journées, en mai et juin 2017, au sein de son cabinet situé dans un arrondisse-ment parisien bourgeois. Un entretien, quelques mois plus tard, m’a ensuite été accordé sans difficulté. Au bilan, vingt-trois observations de consultations ont ainsi pu être effectuées et la plupart ont été enregistrées et retranscrites intégralement.

Déroulement des observations

Avant de proposer une description synthétique des entretiens et observations effec-tuées, je propose une description du déroulement des observations effectuées au sein du cabinet de Pauline Malon. Il s’agit de notre terrain principal. Cette description est envisagée comme une étude de cas méthodologique rédigée à partir de mon journal de terrain.
Pauline Malon est originaire du département du Nord. Elle a effectué une préparation au BTS diététique après l’obtention d’un bacalauréat scientifique. Elle obtient le diplôme en deux ans, en 2003. Elle s’installe alors en libéral auprès d’un médecin généraliste dans la préfecture du département dans lequel elle exerce toujours actuellement. Elle est installée depuis 2008 au sein d’un centre de kinésithérapie qui regroupe essentiellement des kinésithé-rapeutes, dont son compagnon, avec qui elle a deux enfants. L’établissement dispose d’une spacieuse salle d’attente avec un bureau d’accueil où travaillent plusieurs secrétaires. Le ca-binet de Pauline Malon est situé tout de suite à gauche en entrant. Le cabinet est un peu plus grand que ceux que j’ai pu voir à Paris. Il doit faire environ quinze mètres carrés. Il y a un évier et des placards pour les dossiers, une chaise juste derrière la porte, une cuisinière en plastique, pour enfants (avec four, des rangements, des plaques et un évier en plastique, ainsi que des aliments et une poêle). Il y a un bureau avec un ordinateur dessus et du côté de la diététicienne une fenêtre et un petit meuble sur lequel est posée l’imprimante. Nous n’y sommes pas du tout à l’étroit. Il y a une chaise de bureau de type gamers pour la diété-ticienne et deux chaises un peu moins confortables côté patients. Il y a également une chaise pour enfants en plastique vers la cuisinière. Enfin, il est possible d’emprunter une chaise dans la salle d’attente en cas de besoin – ce que j’ai fait lorsque une famille de quatre personnes est venue consulter. Il y a également une étagère tout à la verticale, avec du thé et du café ainsi que plusieurs posters sur les murs.
Les premières observations ont eu lieu en décembre 2016, une semaine avant Noël. La négociation de l’entrée sur le terrain a été assez facile puisque j’étais entré en contact avec Pauline Malon dès l’élaboration du projet de thèse à l’automne 2015. C’est la diététicienne de la famille, de longue date, d’où cette facilité d’accès.
C’est elle qui m’a proposé de venir sur deux jours. Il y a eu des rendez-vous de suivi, puis le dernier jour, deux premiers rendez-vous. Les patientes et patients ne sont pas prévenus à l’avance, d’où une certaine surprise de leur part. Cela me mets un peu mal à l’aise parfois. Une famille, suivie par le secours populaire, pensait que j’étais diététicien stagiaire.
il faut bien qu’il apprenne le métier ! », disaient-ils. Pauline Malon me présentait au début comme « sociologue ». Je lui ai dit qu’il valait peut-être mieux me présenter comme étant un « étudiant en sociologie », cela fait moins impressionnant, ce qu’elle a globalement fait.
Je viens dans son bureau un peu en avance, cinq à dix minutes avant la première consultation en moyenne. Nous discutons un peu, de choses générales et des consultations qui viennent. Elle me présente les patients : (à propos d’une famille) « tu verras, ils sont un peu particuliers ». Elle me précise parfois des caractéristiques de leur personnalité : « c’est une patiente de longue date, elle a vraiment pas eu de chance, elle est très seule » et « très bavarde », etc. Souvent, elle survole le dossier regroupant les informations relatives à la patiente en question en me disant cela, c’est-à-dire en me rappelant l’historique du suivi et le contexte plus immédiat. Nous discutons parfois jusqu’à dépasser de dix minutes l’horaire du rendez-vous, à tel point qu’une fois, durant les vacances de printemps 2017, une femme a pensé s’être trompée d’horaire.
Ensuite, Pauline sort appeler les patients ou la patiente 7, assis(e) dans la salle d’at-tente qui jouxte le cabinet de consultation. Je la suis. Elle dit qu’elle est aujourd’hui « avec un sociologue » ou « étudiant en sociologie ». Je salue la patiente ou les patients. Pauline Malon enchaîne : « ça ne vous dérange pas s’il assiste au rendez-vous ? ». Non, cela ne la ou les dérange pas. Je n’ai en effet essuyé aucun refus au cabinet de Pauline Malon. On voit ainsi que le filtre vient pour l’essentiel du praticien et non du patient qui se retrouve, pour ainsi dire, placé devant le fait accompli. On entre ensuite dans le cabinet et je demande si cela ne dérange pas si j’enregistre, m’empressant de préciser que « c’est pour pouvoir retranscrire ». Cette deuxième demande, peut-être aussi parce qu’elle émane directement de moi, est parfois plus difficilement acceptée. Elle l’est cependant toujours. La plupart du temps, les patientes et patients disent que cela ne les dérange pas du tout. J’ai parfois ressenti néanmoins une gêne qui se manifestait par une hésitation à répondre pour donner son accord. Une patiente qui venait pour une première consultation, donc non familière du lieu, peut-être un peu tendue, Françoise, une professeur des écoles, a émis une réserve sans s’opposer formellement à l’enregistrement en indiquant, avec un peu d’humour, que cela faisait beaucoup.
Je suis situé à l’entrée du cabinet, au fond, à proximité de la porte, à l’opposé du bureau. La patiente ou les patients me tournent le dos. Le dictaphone est sur la table. Je suis face à Pauline Malon. C’est étrange : on se sent être comme un corps étranger, un intrus. Lorsque la pesée arrive, je dois sortir. La diététicienne dit en effet : « On va demander à Étienne de sortir ? ». J’obtempère bien-sûr dans la foulée. D’une part parce que je ne souhaite pas du tout contrarier Pauline Malon, car sa coopération est précieuse pour mon enquête.
Je n’ai jamais assisté à une consultation d’un homme seul au sein du cabinet de Pauline Malon. Les hommes consultent rarement, et généralement avec leur conjointe selon Pauline Malon. Au sein du cabinet de Fany Lebois, j’ai observé une consultation consacrée à un patient venu seul. D’autre part parce que je ressens moi-même une vraie gêne à l’idée d’être présent lors de la pesée alors que je suis en position d’observateur étranger. J’ai le sentiment que ma présence est tolérée. Je dois obtempérer d’autant que la principale raison invoquée implicitement tient du fait que les patientes se mettent en sous-vêtements pour procéder à la peser. Étant un homme, les corps à moitié nus des femmes se trouveraient, par un effet de genre, sexualisés en ma présence. Pauline Malon interrompt le dictaphone lorsque que je sors. En outre, elle discute avec sa patiente et oublie de venir me chercher, tant et si bien qu’il a pu m’arriver de passer plus d’une demi-heure dans le couloir à attendre, souvent entre dix et vingt minutes. Ainsi, je perds une part importante de la consultation. Pauline Malon me fait rentrer soit quand la pesée est terminée, soit lorsque la patiente est déjà en train de procéder au règlement de la consultation. Cela a changé lors de la seconde séquence d’observations, évoquée plus loin,au cours des vacances de printemps 2017. Les temps morts entre les consultations sont l’occasion de riches discussions avec Pauline Malon, généralement sur le rendez-vous qui vient de se terminer, puis sur le prochain. J’essaie, par la suite, de prendre en notes ces discussions.
La deuxième séquence d’observations a eu lieu durant les vacances de printemps 2017. Suite à une réflexion collective lors de la présentation, à un séminaire de recherche en janvier 2017 8, de mes premières avancées sur le terrain, il m’a été conseillé de siéger si possible aux côtés de la diététicienne. J’ai envoyé un mail à Pauline Malon vers la mi-mars afin de lui en demander l’autorisation en arguant du fait qu’elle se sentirait ainsi sans doute moins observée et que cela paraîtrait moins étrange aux patientes et patients. Elle m’a répondu qu’il n’y avait aucun problème. En outre, je lui ai demandé par la suite, lors de notre première nouvelle observation, si je pouvais, tout en sortant pendant la pesée, continuer à enregistrer, car le moment m’intéressait particulièrement. Elle a accepté sans problème. Cette situation présentait deux avantages. Premièrement, je reprenais la main, au sens propre comme au figuré, sur le dictaphone. Deuxièmement, je m’intégrais mieux dans le cabinet, je semblais moins étranger, bref j’étais plus à mon aise. Le seul inconvénient que présentait cet accord nouveau était que prendre des notes pouvait devenir gênant. Par exemple, lorsqu’une patiente parlait de choses très personnelles, je me sentais gêné d’écrire quoi que ce soit sur mon carnet, même si cela n’avait rien à voir, puisque la patiente ne pouvait s’en assurer. Je retrouvais là un peu le sentiment connu lors des séances d’observations, en Master 1, aux Gamblers Anonymous 9.
Il en est résulté, il me semble, des observations plus riches parce que non interrompues, et un terrain plus agréable car je me sentais plus à l’aise, à tel point que la manifestation de formes de connivences intellectuelles avec Pauline Malon, qui peut passer par le regard, la sollicitation ou le rire, voire avec les patientes et patients, se faisait assez régulièrement. Enfin, le seul changement contrariant de cette seconde séquence, étalée sur trois jours, a résidé dans le fait que Pauline Malon sélectionnait les consultations pour lesquels elle me proposait de venir. Je ne faisais plus de journées complètes. Elle m’a envoyé un mail une semaine à l’avance en me demandant si cela me convenait, ce que j’avais accepté. Plus tard, elle a justifié de vive voix son choix en m’expliquant que, par exemple, elle ne pouvait pas me faire venir le vendredi matin puisque c’était des patientes qui avaient besoin de leur moment elles, qu’elle ne voulait donc pas compromettre par ma présence, que c’était parfois très dur, à tel point qu’elle pleure parfois avec ces patientes là, qu’il était question de diverses choses et peu de diététique, voire pas du tout. Elle en concluait que cela ne devrait pas m’intéresser. Je lui ai répondu que tout m’intéressait, que cela faisait partie du métier, sans parvenir toutefois à la faire changer d’avis.

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