De la victimisation à la responsabilisation des femmes prostituées victimes d’agression sexuelle

La victime est-elle coupable ? Depuis des décennies, cette simple réflexion rassemble les auteurs autour de sa controverse et anime de nombreuses recherches dans le champ criminologique. Cette interrogation soulevée par Fattah, pionnier de la victimologie, semble toujours autant d’actualité, trente ans plus tard. Si cette question peut paraitre ordinaire aujourd’hui, le paradoxe qu’entraine la conjonction de ces deux notions se révèle toutefois discriminatoire dans certains cas. Effectivement, ce type de questionnement peut aboutir à certains positionnements ségrégatifs, notamment à travers la problématique de victimisation secondaire. Il serait donc intéressant de saisir les dimensions constituant la trajectoire par laquelle l’individu passe du statut de victime à celui de coupable.

La victimisation des femmes sujettes aux violences sexuelles s’étend souvent au-delà. Une fois confrontées aux réactions sociales, elles subissent une deuxième forme de victimisation entrainant de multiples dommages additionnels. Par ce processus, « la victime se voit barrer l’accès à toute reconnaissance par les tribunaux et subit une métamorphose qui, de victime idéale au regard des droits de l’homme, la transforme en coupable devant le juge » (Jakšić, 2008, p.128). Ce processus courant se trouve régulièrement au cœur du phénomène d’agression sexuelle qui est intrinsèquement lié aux relations de genre. De fait, dans le domaine des violences sexuelles, la première question que l’on se pose n’est-elle pas de savoir pourquoi la victime a vécu une telle agression ?

Il y aurait dans nos sociétés des espérances sociales qui pousseraient les femmes à entrer dans le moule d’un idéal féminin respectant des comportements convenables qui leur sont imposés en matière de féminité et de sexualité. Dans cette perspective, grand nombre d’enquêtes dévoilent que certaines victimes subissent des réactions négatives à leurs égards lorsqu’elles dévient des normes socialement attendues. Ces normes s’immiscent jusque dans la sphère privée et prescrivent les rôles et attitudes appropriées que les femmes se doivent d’adopter dans l’intimité (Abrams et al., 2003). Envahissant inconsciemment le quotidien, tout écart est vu comme une attitude licencieuse pouvant excuser l’agression.

A cet égard, le phénomène prostitutionnel est particulièrement marqué par cette logique. Les femmes prostituées représentent sûrement une des figures les plus emblématiques de non-conformité concernant le rôle féminin espéré. Les travailleuses du sexe sont conséquemment plus sensibles à cette forme de responsabilisation. La société légitime la violence dirigée vers ces femmes qui transgressent les comportements restrictifs qu’elles étaient pourtant tenues de suivre (Sarlet & Dardenne, 2012).

L’apparition incessante d’actes sexuels coercitifs au sein du milieu prostitutionnel suggère que cet environnement encourage, d’une certaine manière, une culture dans laquelle le viol est banalisé, justifié, voire accepté. Depuis des siècles, les travailleuses du sexe incarnent une image de vulnérabilité en termes de risque de violences sexuelles mais très peu d’entre elles parviennent à se hisser au bout de la procédure judiciaire lorsqu’elles sont victimes de tels faits. Dans leurs cas, l’aboutissement effectif de poursuites pénales s’apparente plutôt à une loterie qu’à un droit garanti (Jordan, 2004). Ces dernières années, les chercheurs déclament que, dès le début du traitement du dossier, ces plaignantes d’agression sexuelle ne sont pas reconnues en tant que victimes.

Pour une relation sexuelle non-consentie, la victime est dans un premier temps considérée comme idéale en raison de sa vulnérabilité et de la protection qu’elle nécessite. Une fois que son activité est appréhendée, elle perd ensuite son innocence et la compassion qu’une victime occasionne normalement. Cela signifie que la femme prostituée victime d’agression sexuelle endosse une double étiquette puisqu’elle n’est plus simplement victime mais devient également coupable de sa situation (Jakšić, 2008). Selon Jacksic, « le citoyen, le policier, le juge, la Loi, le député participent chacun à leur mesure à cette production d’absence de victime » résultant du processus de victimisation secondaire (2008, p.129). Représentant le premier maillon de la chaine pénale, la police attire particulièrement l’attention quant au rôle que jouent les représentations sexistes dans les opérations filtrant les poursuites pénales. Pour la victime, la police constitue le seul moyen de réclamer justice puisqu’elle représente une étape décisive et indispensable pour atteindre le système judiciaire. Par conséquent, il parait intéressant de comprendre par quel mécanisme les préjugés et stéréotypes genrés « influencent la façon de rendre et d’administrer la justice » (Garcet, 2017, p.59).

De récentes enquêtes attirent notre attention sur le taux étonnement faible de signalement à la police d’agression sexuelle au sein du milieu prostitutionnel, pourtant bel et bien présent. Alors que la victimisation est inhérente à la prostitution, peu d’importance est accordée aux femmes prostituées. Pour n’importe quelle femme, la violence sexuelle possède une portée traumatique face à laquelle les victimes sont démunies et dont les effets destructeurs semblent illimités (Keygnaert, 2017). Quand bien même l’ampleur de ce phénomène est relativement sous-estimé, les agressions sexuelles à l’encontre des travailleuses du sexe représentent pourtant une réalité. Souvent, le viol de ces femmes est accompli au moyen de la force, d’armes, de menaces ou de ruses malhonnêtes de la part de « mauvais clients », de proxénètes ou de leurs partenaires intimes. Par leur isolement et leur marginalisation, les prostituées de rues sont fréquemment, voire quotidiennement, exposées à toute forme de brutalité. Assurément, le racolage est certainement la pratique prostitutionnelle la plus subversive (Tutty & Nixon, 2007).

En effet, l’illégalité du racolage place les femmes prostituées dans une position instable qui les font vaciller entre victime et suspecte. Lorsque ses pratiques lui sont reprochées, l’infraction de racolage peut prendre le dessus sur sa victimisation. Pour renverser ce processus par lequel la compassion est remplacée par la suspicion, « il faudrait apporter la preuve du préjudice subi », or les éléments probants font souvent défaut (Jakšić, 2008, p.136). De cette façon, la capacité de porter plainte et d’appuyer son allégation pour les femmes prostituées apparait restreinte étant donné les difficultés liées à la corroboration des dépositions en matière de violences sexuelles. Le parcours du suivi judiciaire s’avère encore plus laborieux pour elles, notamment en raison des représentations sociales qui jettent un doute sur leurs allégations (Jordan, 2004).

Compte tenu des nombreux préjugés et stéréotypes intersexuels socialement acceptés, les femmes prostituées subissent une deuxième victimisation. La victimisation secondaire fait référence à un mécanisme par lequel l’individu est, dans un premier temps, victime d’une infraction et ensuite rendu coupable de sa situation. Autrement dit, la femme prostituée ayant subi une relation sexuelle forcée se voit blâmée pour l’agression sexuelle subie. D’après Bates, le blâme de la victime se caractérise comme « l’acte injuste accusant la victime d’avoir contribué à sa propre victimisation » (2015, p.18).

En réalité, le problème est sous-jacent car les femmes sont en fait tenues responsables de leur conduite sexuelle lorsque celle-ci est jugée immorale et effrontée. Cette discrimination implique des croyances au sujet des femmes et de leur pureté. Elles seraient utilisées pour justifier la violence quand elle ne se conforme pas aux standards d’une société prônant un comportement sexuel exemplaire tel que la vertu et la chasteté. On s’attend à ce que les femmes restent sexuellement dociles (Valenti, 2009). Avec cette idée, seules les femmes décentes sont considérées comme des victimes qu’il faut soutenir et protéger (Doezema, 1999).

La violence sexuelle à l’encontre des travailleuses du sexe et la responsabilisation qui s’ensuit en sont le parfait exemple par le simple fait qu’une femme n’est pas censée être aussi ouverte sexuellement dans une «perspective traditionnelle de la féminité et de la sexualité» (Bates, 2015, p.19). Pour Mathieu, leur sexualité multi partenariale traduit une dimension scandaleuse aux yeux de la société qui établirait une division inconsciente de ces victimes comme digne ou indigne dans l’esprit judiciaire (Mathieu, 2002).

Selon la théorie d’attribution d’Heider, il existerait une série de causes logiques et rationnelles conduisant à des évènements tels que l’agression sexuelle, qui sont soit internes, soit externes aux individus. Lorsque le comportement est attribué à des facteurs personnels, la population est plus susceptible de responsabiliser la personne pour son attitude. A l’inverse, l’attribution du même comportement à des forces extérieures et situationnelles balaierait toute tendance au blâme de la victime (Menaker & Franklin, 2013). A ce titre, cette théorie souligne la tendance chez les individus à « faire appel à des facteurs internes ou à des dispositions personnelles pour expliquer ce qui arrive aux gens » (Jorge, 2006, p.55). Une femme victime de viol perd de cette façon son « innocence » et est rendue coupable de ce qui lui arrive puisque c’est elle-même qui a provoqué sa propre victimisation.

Depuis un certain nombre d’années, les courants multidisciplinaires s’enchainent pour décrier l’inégalité de traitement entre les sexes au sein de la chaine pénale. Chaque maillon serait, à son niveau, teinté de représentations stéréotypées en matière de genre dont leur tempérament sexiste ne reste pas sans conséquence dans le paysage judicaire.

Ces idées reçues affectent notablement le processus pénal par une modélisation de la femme « autour d’une dichotomie des stéréotypes explicites et implicites qui renvoient aux représentations positives et négatives de la femme selon une vision sexiste » (Garcet, 2017, p.54). Les différentes études dénoncent le caractère dualiste de cette perception féminine que l’on peut réunir symboliquement en deux catégories distinctes : la femme « chaste » et la femme « non-chaste ». Ces croyances stéréotypées peuvent avoir des effets directs en façonnant nos réponses aux autres, comme cela influence les tendances à blâmer une victime. Cette distinction offre les ressources nécessaires à la dévalorisation de certains types de victimes en disculpant l’auteur et en justifiant son attitude sexuellement violente (Sarlet & Dardenne, 2012).

Abrams et al. stipule que, des stéréotypes sexospécifiques découlent une image irréaliste de la femme en tant que « gardienne de la sexualité » (2003). Les effets de cette construction d’idéal féminin s’avèrent délétères car elle donne naissance à un concept de moralité sexuelle dont la femme se voit dès lors responsable. Suivant cette logique, la victime d’abus sexuel est condamnable si elle n’a pas pris soin de préserver sa sexualité comme il était prescrit. Par conséquent, en cas d’acte sexuel coercitif, la réaction sociale a tendance à se focaliser exclusivement sur la conduite de la victime ainsi que la relation qu’elle entretenait avec l’agresseur plutôt que de se concentrer sur l’acte en lui-même et sur les intentions de l’auteur. Cette manière de procéder peut « représenter un obstacle dans le parcours tumultueux des poursuites pénales en cas de viol » (Abrams et al., 2003, p.112).

Table des matières

I. Introduction
II. Revue de la littérature
1. La problématique des agressions sexuelles parmi la population prostitutionnelle
2. Le blâme de la victime comme processus d’attribution de responsabilité
3. Sexisme bienveillant et dévalorisation de la victime
4. Le rôle des attitudes sexistes à la police en réponse aux victimes de viol
III. Méthodologie
1. L’objectif de la recherche
2. Les participants
3. Procédure
4. Mesures
4.1 Variable dépendante
4.2 Variables indépendantes
5. Stratégie d’analyse
IV. Résultats
1. Description de l’échantillon
2. Le blâme de la victime dans un contexte de sexisme ambivalent
3. Le blâme de la victime et l’environnement social du policier
4. Le blâme de la victime et le parcours professionnel du policier
5. Le blâme de la victime selon les caractéristiques propres à la victime et à l’agression sexuelle
V. Discussion
1. Interprétation des résultats et perspectives
1.1. Le blâme de la victime basé sur le sexisme ambivalent
1.2. Le blâme de la victime et les facteurs personnels des policiers
1.3. Le blâme de la victime et les caractéristiques propres à la victime et à l’agression sexuelle
2. Limitations et recherches futures
VI. Conclusion

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