Détecter ou la détermination du bon point de vue

Détecter ou la détermination du bon point de vue

Repérer le rail cassé, le clandestin, le gauche de voie, le fraudeur, etc. Quel que soit l’objet ou l’événement concerné, les professionnels chargés de les détecter sont soumis à des enjeux pratiques communs. Comme tous, ces professionnels sont limités dans cette action puisqu’ils ne disposent pas du don d’ubiquité : ils ne peuvent en effet être partout en même temps ou en plusieurs endroits à la fois. Pour faire face à cette incapacité, c’est un appareillage technique et humain qui est mis en place afin de capter l’événement qu’il faudra gérer. Dans ce chapitre, il ne s’agit pas tant de voir comment des lanceurs d’alerte sont pris au sérieux ou non, ou comment de problèmes locaux (émeutes, accidents) émane un problème public, mais plutôt d’observer les conditions qui rendent l’alerte possible. Autrement dit, nous allons considérer la toile de fond de l’alerte, la façon dont est organisée et mise en pratique la vigilance, vigilance qui « désigne moins une rhétorique ou un espace de calcul qu’un mode d’organisation pratique des actes de présence et de surveillance par lesquels des événements inattendus peuvent être identifiés et basculés en alertes » (Chateauraynaud et Torny, 1999, p. 77)165.

La question de la détermination du bon point de vue est alors cruciale : qu’est-il essentiel de voir (mais aussi d’entendre, de sentir) pour repérer les éléments susceptibles de générer des situations perturbatrices pour la bonne marche des trains et des gares ? Nous nous intéressons ainsi « aux façons dont les personnes traitent pratiquement la question de la « réalité », ou si l’on préfère, de la « factualité » des dangers et des risques » (Chateauraynaud et Torny, 1999, p. 27).Comment les acteurs déterminent-ils qu’ils ont affaire à un cas de sécurité ou de sûreté ? Pour le dire autrement, il s’agit de voir comment les acteurs construisent leur environnement d’action pour déterminer s’il faut alerter ou pas. Quels éléments choisit-on d’observer et quels sont ceux que l’on choisit d’ignorer ? Comme nous l’avons vu avec Beniger, la rationalisation peut être entendue comme l’élimination de certaines informations afin d’augmenter la capacité à les traiter. Cette rationalisation se concrétise dans des pratiques sociales et spatiales spécifiques. Le recours à Canguilhem est utile pour caractériser cette opération sur la factualité des choses166. Dans son approche sur Le vivant et le milieu, Canguilhem reprend une distinction du biologiste et philosophe Uexkûll (Canguilhem, 1985). Ce dernier distingue l’Umgebung – soit l’ « environnement géographique banal » ou l’étendue – de l’Umwelt qui est le milieu de comportement propre à tel organisme. Pour Canguilhem, « la Umwelt, c’est donc un prélèvement électif dans la Umgebung, dans l’environnement géographique » (Canguilhem, 1985, p. 145). L’attention que porte l’homme à certaines réalités plutôt qu’à d’autres définit l’environnement au sein duquel il vit et agit. Et Canguilhem de poursuivre : « le milieu propre de l’homme c’est le monde de sa perception, c’est-à-dire le champ de son expérience pragmatique où ses actions, orientées et réglées par les valeurs immanentes aux tendances, découpent des objets qualifiés, les situent les uns par rapport aux autres, et tous par rapport à lui » (Canguilhem, 1985, p. 152). Cette distinction entre Umgebung et Umwelt peut se rapprocher de celle que Boltanski établit entre le monde et la réalité : « alors que l’on peut faire le projet de connaître et de représenter la réalité, le dessin de décrire le monde, dans ce qui serait sa totalité, n’est à la portée de personne » (Boltanski, 2009, p. 93). La réalité est ainsi la partie représentable du monde. Ce sont par des « arrangements » (constitués de règles explicites et de normes implicites) que l’on donne une consistance à la réalité, que l’on s’accorde sur une réalité. Ces arrangements peuvent être critiqués en allant puiser des éléments dans le monde afin de faire advenir un nouvel arrangement sur la réalité167.

 

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