Dynamiques de changement des modèles alimentaires

Dynamiques de changement des modèles alimentaires

Pourquoi s’intéresser au poisson à Dakar ?

Sur la situation dakaroise convergent différents facteurs ayant un effet sur la disponibilité et l’accessibilité d’un produit central dans l’alimentation dakaroise : le poisson. La raréfaction des ressources dans la mer constitue un facteur écologique. Les facteurs économiques et politiques découlent de l’histoire longue de la colonisation d’une part et de l’histoire plus récente de la globalisation d’autre part. La présence quotidienne de riz et de poisson dans l’alimentation des Dakarois, les problèmes liés à la filière de la pêche et la place importante des exportations et des importations dans l’économie locale font de Dakar un lieu privilégié d’étude des phénomènes d’adaptation. Un premier point justifie, en effet, le choix de Dakar comme terrain d’étude : la présence d’un plat partagé par la quasi-totalité de la population et consommé quotidiennement par une partie de cette population. Ce plat s’appelle le ceebujën – riz au poisson en langue wolof – et est constitué de riz, de poisson, d’huile d’arachide, de légumes et de quelques condiments. « Les qualités gastronomiques du ceebujën sont de notoriété publique et elles ont certainement contribué à sa diffusion : c’est un plat agréable au palais, fondant grâce à ce riz ruisselant d’huile, mais en même temps très relevé grâce aux nombreux condiments intimement mélangés au corps du plat » (Sankale et al., 1980 : 13 . Le ceebujën est présenté comme le plat national et détient une place de choix dans la construction identitaire collective. La présence d’un tel plat représente une opportunité de saisir l’impact du rôle identitaire de l’alimentation sur les stratégies mises en place face aux changements environnementaux. L’intérêt d’opérer une focale sur ce plat est d’autant plus important qu’il subit, en parallèle de la valorisation sociale dont il jouit, des critiques notamment en terme nutritionnel. En 1980 déjà, Sankale et son équipe (1980 , remarquaient l’importance quantitative du ceebujën dans l’alimentation quotidienne des populations mais pointaient aussi ses limites voire ses effets délétères en terme de nutrition. L’omniprésence de ce plat dans les menus des familles dakaroises révèle l’importance quantitative de deux aliments principaux : le riz et le poisson. Lorsque le ceebujën n’est pas au menu du déjeuner, le riz blanc accompagné de sauce et de poisson prend souvent sa place. Dakar est donc un lieu particulièrement pertinent pour étudier les stratégies d’adaptation en situation de baisse de l’accessibilité d’un aliment central du régime alimentaire puisque le poisson a une position centrale dans l’alimentation de la population. La population est confrontée au manque de poisson sur le marché local et cela constitue le deuxième point justifiant le choix du terrain d’étude. Ce manque résulte de plusieurs facteurs. La présence de zones très poissonneuses au large des côtes sénégalaises a incité l’État à vendre des quotas de pêche à des chalutiers étrangers. Cette décision a été motivée par une forte demande de la part de pays grands consommateurs de poissons et par l’opportunité que cela constituait de faire entrer des devises dans le pays. En parallèle, la filière a industrialisé et internationalisé la commercialisation du poisson et sa mise en marché par la présence de sociétés d’exportation utilisant des camions frigorifiques et la voie aérienne pour exporter la ressource. La surexploitation des ressources halieutiques induites en partie par ces évolutions et les changements climatiques amènent une raréfaction du poisson dans la mer. Les quantités de poisson pêché par les pêcheurs locaux diminuent donc au gré de la disponibilité des ressources dans la mer. Par l’effet cumulé de ces trois constats, la quantité de poisson disponible sur le marché local diminue donc de manière significative et avec elle les prix augmentent. La qualité des poissons disponibles diminue également, puisque les poissons de meilleure qualité sont exportés de manière privilégiée. « Le secteur de la pêche, avec 2,4 % du PIB national, 32 % des exportations, 75 % des besoins en protéines animales de la population, 220.000 emplois directs et 600.000 emplois indirects, reste une activité importante pour l’économie sénégalaise. Cependant, face aux effets du changement climatique, ces ressources sont menacées. Les experts ne cessent d’attirer l’attention sur les perturbations de l’environnement marin » (Thiam, 2016 . Voilà, typiquement, le genre d’articles diffusés dans les médias sénégalais presque chaque semaine depuis maintenant de nombreuses années. L’évolution du secteur de la pêche concerne les  populations et l’on entend souvent dans les conversations des phrases du type « Il n’y a plus de poisson ». Le poisson constitue la première source de protéines des populations sénégalaises : avec une moyenne de consommation annuelle de 25 kg/an/habitant, il couvre, comme le signalait le journaliste Thiam, 75 % des apports en protéines animales (ANSD, 2009 . Par comparaison, en 2010, la moyenne mondiale était de 19 kg/an/habitant et de 9,7 kg/an/habitant sur le continent africain (FAO, 2014 . Outre cette importance nutritionnelle, le poisson joue un rôle primordial dans la construction identitaire des populations et dans l’organisation sociale, notamment à travers la présence du ceebujën. La problématique de ce travail est celle de l’adaptation des populations en cas de diminution de l’accessibilité d’un aliment important du modèle alimentaire. Or, comme évoqué ci-dessus, le poisson qui occupe une place centrale dans l’alimentation des Dakarois, que ce soit du point de vue nutritionnel, culinaire, social, identitaire ou symbolique, fait face à une baisse d’accessibilité sur le marché local. 

L’alimentation à Dakar : enjeux économiques, sociaux et scientifiques

L’étude des stratégies d’adaptation mises en place par les Dakarois face à la baisse de l’accessibilité du poisson relève d’enjeux de différents ordres : économiques, sociaux, nutritionnels, méthodologiques et théoriques. • Enjeux économiques et sociaux Dakar fait partie des pays touchés par les « émeutes de la faim » en 2008. Plusieurs manifestations ont eu lieu dans tout le pays entre l’automne 2007 et la fin de l’année 2008, dont la plupart focalisaient sur la vie chère. L’augmentation des prix des produits alimentaires a fait partie des déclencheurs de ces manifestations et a mis en évidence la dépendance du pays vis-à-vis des importations de riz (Antil, 2010 . Les céréales non transformées, dont la principale est le riz, ont vu leur prix augmenter de 39 % entre novembre 2007 et novembre 2008 (PAM et ANSD, 2008 : 11 . Depuis ces événements, la question des prix des produits alimentaires et plus généralement du coût de la vie ne cesse de faire l’actualité au Sénégal et représente une préoccupation centrale autant pour les populations que pour le gouvernement qui fait face à un risque accru de déstabilisation de l’État. En 2005, 28,1 % des ménages dakarois vivaient en dessous du seuil de pauvreté2 (ANSD, 2012 : 29 et étaient donc particulièrement sensibles aux variations des prix et vulnérables face à la hausse constatée en 2007-2008. C’est pourquoi la question de l’alimentation à Dakar et plus particulièrement de l’adaptation aux difficultés d’approvisionnement en produits de base, notamment le riz, est une question non seulement économique mais aussi politique et éminemment sociale. La problématique du poisson se décline différemment puisque, comme nous l’avons vu, la baisse de l’accessibilité du poisson sur le marché local est due à la fois à des décisions économiques et politiques prises au niveau de l’État et à une surexploitation des ressources et à des facteurs écologiques tels que les changements climatiques. Certains acteurs, dont les politiques mais aussi les propriétaires des sociétés d’exportation et des usines de transformations, considèrent le poisson davantage comme une ressource valorisable économiquement que comme un aliment. Les pêcheurs eux-mêmes choisissent parfois de vendre le poisson pêché aux mareyeurs des sociétés d’exportation ou directement aux chalutiers étrangers à un prix plus élevé que sur le marché local. La hausse des prix du poisson sur le marché local se fait progressivement et les décisions de soutenir les exportations et de vendre des quotas de pêche à des chalutiers étrangers sont compensées par des mesures de soutien au secteur de la pêche local : appui aux programmes de recherches, appui à la formation des ressources humaines, appui au renforcement des capacités techniques des professionnels de la pêche artisanale, étude des conditions de développement de l’aquaculture. Toutes ces mesures visent à « développer les productions halieutiques, en vue d’accroître l’offre et de générer des revenus et des emplois » (FAO, 2008 : 19 . Ce sont donc les stratégies économiques de certains acteurs, associées à une raréfaction de la ressource dans la mer et à une augmentation de la demande liée à l’augmentation de la population, qui provoquent les difficultés d’approvisionnement en poisson de la plupart des Dakarois et en 2 Ce chiffre monte à 48,3% au niveau national particulier des plus pauvres. Les difficultés d’accès au poisson constituent un enjeu économique et social important pour la société dakaroise. • Enjeu nutritionnel À Dakar, le taux de dénutrition est relativement faible par rapport aux autres régions du pays (le retard de croissance sévère touchait, en 2004, 9,6 % des enfants de moins de 5 ans à Dakar pour une moyenne de 17,4 % dans le pays – DPS, 2004 : 99 mais constitue un risque réel au regard de la situation. En effet, l’enjeu nutritionnel est à prendre en compte puisque le poisson représente la principale source de protéines des Dakarois et qu’une carence en protéines expose à la dénutrition. Or, la dénutrition peut provoquer un déficit intellectuel et une grande fatigue et entraîne une augmentation du risque de mortalité et de contraction de maladies infectieuses. À l’échelle d’une population, la dénutrition représente donc un réel handicap pour le pays du fait de la baisse d’efficacité des travailleurs et des coûts induits en terme de santé publique. Ainsi, l’identification et la compréhension des stratégies mises en place par certaines personnes pour s’adapter à la situation permettront d’établir un répertoire de stratégies utilisables par d’autres, facilitant ainsi leur adaptation et limitant les conséquences économiques, nutritionnelles et sociales à l’échelle des individus, de la ville, voire du pays. • Enjeux scientifiques Parallèlement aux enjeux économiques, sociaux et nutritionnels, la question de l’alimentation à Dakar relève d’enjeux scientifiques importants à la fois sur le plan théorique et sur le plan méthodologique. o Enjeux théoriques : les modèles alimentaires, un outil pour penser la décision alimentaire Les modèles alimentaires font partie des concepts développés et mobilisés classiquement en sociologie de l’alimentation. Nous nous adosserons sur leur définition pour ensuite les questionner et en proposer une évolution. L’étude des stratégies d’adaptation mises en place par les Dakarois face à la baisse de l’accessibilité du poisson constitue une opportunité d’enrichir le cadre théorique du modèle alimentaire en le considérant comme une entité dynamique. Cette thèse s’adosse donc de manière centrale sur le concept de modèle alimentaire et la manière dont ces derniers évoluent. Identifier leur rôle dans les changements et dans les permanences des pratiques et des normes constituera l’un des objectifs de ce travail.

Table des matières

INTRODUCTION GÉNÉRALE
1 Pourquoi s’intéresser au poisson à Dakar ?
2 L’alimentation à Dakar : enjeux économiques, sociaux et scientifiques
3 Organisation de la thèse
PREMIÈRE PARTIE
Les mangeurs dakarois : de la décision aux changements alimentaires
CHAPITRE 1 : L’alimentation à Dakar, ville côtière du Sud
1 Le Sénégal et Dakar
2 Contexte alimentaire mondial
3 L’alimentation à Dakar et au Sénégal dans la littérature
4 Le cas particulier du poisson au Sénégal
5 Conclusion du chapitre 1
CHAPITRE 2 : Le changement alimentaire : de la société à l’individu
1 Le changement alimentaire : caractérisation et typologie
2 La transition alimentaire, un outil pour penser le changement ?
3 Leseffets de l’urbanisation et de la mondialisation sur l’alimentation
4 Innovation, adaptation, métissage, dynamique : quel vocabulaire pour quel cadre théorique ?
5 Conclusion du chapitre 2
CHAPITRE 3 : Décision alimentaire et rationalités.
1 Rationalité T Rationalités
2 Rationalités et alimentation
3 Normes alimentaires et construction de la décision
4 Rôle de l’environnement sur la décision alimentaire
5 Conclusion du chapitre 3
DEUXIÈME PARTIE
Problématique et méthodologie
CHAPITRE 4 : Penser les dynamiques de changement des modèles alimentaires
1 Problématisation
2 Le dispositif CIFRE
3 Conclusion du chapitre 4
CHAPITRE 5 : Posture méthodologique et outils de collecte des données
1 Justification des choix méthodologiques
2 Déroulement de l’enquête Traitements statistiques des données et description de la population
4 Conclusion du chapitre 5
TROISIÈME PARTIE
Changements alimentaires et stratégies d’adaptation face à la baisse de l’accessibilité du poisson à Dakar
Description de l’alimentation à Dakar
CHAPITRE 6 : « C’est ce que j’ai l’habitude de manger » : le ceebujën, du quotidien à l’hebdomadaire
1 Biographie du ceebujën dakarois
2 Ceebujën et mondialisation
3 Entre adaptations et permanences
4 Conclusion du chapitre 6
CHAPITRE 7 : Statut symbolique et rôle social du ceebujën
1 Le ceebujën : un marqueur identitaire
2 Le ceebujën : un marqueur de différenciation sociale
3 Le ceebujën : un plat ambivalent
4 Conclusion du chapitre 7
CHAPITRE 8 : Modernisation et changements alimentaires
1 La modernisation alimentaire à Dakar
2 Modernisation et changements alimentaires à Dakar
3 Conclusion du chapitre 8
CONCLUSION GÉNÉRALE
1 Les apports de la recherche
2 Les prolongements de la recherche
BIBLIOGRAPHIE
LISTE DES TABLEAUX
LISTE DES FIGURES
GLOSSAIRE
ANNEXES

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