La gouvernementalité comme base d’une approche instrumentale de la régulation souple intermédiée

La gouvernementalité comme base d’une approche instrumentale de la régulation souple intermédiée

Les technologies de pouvoir

L’usage le plus fréquent des dits et écrits de Michel Foucault en sciences de gestion concerne sa compréhension des mécanismes par lesquels le pouvoir s’exerce dans les organisations (Hardy et Clegg, 2006; McKinlay et Starkey, 1998). Plus précisément, ses travaux sont souvent associés à une forme particulière de pouvoir : la discipline – pour un exemple, voir notamment : Lawrence (2008). Pourtant, Michel Foucault préféra finalement à la notion de pouvoir celle de gouvernement, qu’il jugea plus opératoire (Foucault, 1980). Ce revirement sémantique n’est pas une contradiction mais la conséquence logique de la conception du 51 pouvoir qu’il avait commencé à élaborer quelques années auparavant. Pour Michel Foucault, il n’existe pas d’essence du pouvoir (Foucault, 1978) ; seules existent des relations entre des structures de pouvoir et des sujets de pouvoir (Foucault, 1983b). Michel Foucault va donc s’attacher à identifier les modalités selon lesquelles ces relations s’établissent et produisent des effets. Ce sont ces modalités qu’il désignera sous le terme de « technologies » de pouvoir (Foucault, 1978, p. 10), avant de considérer que ces technologies font partie d’un ensemble plus vaste : celui des arts de gouverner (Foucault, 1980). Les technologies de pouvoir sont ainsi la première composante de la gouvernementalité envisagée par Michel Foucault. À l’intérieur de cette composante, le déchiffrement des mécanismes disciplinaires de pouvoir, et le constat de leur substitution aux mises en scènes antérieures du pouvoir telles que les supplices (Foucault, 1977), constituera une étape clé dans la compréhension de cette dimension technologique du pouvoir. Néanmoins, la discipline n’est qu’une des trois technologies de pouvoir décrites par Michel Foucault. Il convient donc de resituer la discipline dans la conception plus générale des technologies de pouvoir proposée par Michel Foucault. Cette conception est énoncée dans le cours prononcé au Collège de France en 1978 (Foucault, 1978). Dans la leçon introductive, Michel Foucault y décrit les trois types de technologies de pouvoir qu’il a mis au jour dans ses travaux précédents ou qu’il souhaite explorer dans ses travaux à venir. La première de ces technologies est juridico-administrative. Elle repose sur la distinction du permis et de l’interdit, et sur la détermination des sanctions liées au non-respect de chaque interdit. Elle est l’expression de la souveraineté d’un pouvoir politique sur un territoire et des sujets. La technologie juridique est par conséquent associée à la naissance, durant le Moyen Âge, de ce que Michel Foucault nomme un « État de justice », et qui a évolué en « État administratif » durant la Renaissance (Foucault, 1978, p. 112). La technologie juridico-administrative vise essentiellement à maintenir le souverain en place, ainsi qu’à accroître sa richesse et sa puissance, à travers l’expansion du territoire et des populations qu’il soumet. Si cette rationalité est bien sûr celle conseillée au Prince par Machiavel, elle est encore celle des mercantilistes au XVIIe siècle. C’est également selon cette même rationalité qu’est justifié le supplice (Foucault, 1977) : toute atteinte contre la loi est une atteinte contre le souverain qui l’a édictée ; il convient alors de rappeler cette souveraineté en la marquant sur le corps physique du condamné et dans les esprits du corps social que forme les spectateurs. Ce n’est qu’à compter du XVIIIe siècle que va réellement se développer la discipline comme technologie de pouvoir. La discipline ne se substitue pas à la loi, mais elle l’envisage selon une toute autre rationalité. L’exercice du pouvoir ne vise plus à garantir la souveraineté mais à modeler les individus à l’aide de mécanismes minutieux d’encadrement, de surveillance et de correction réglant les activités humaines. L’expression de cette rationalité est particulièrement nette, selon Foucault, dans la description fournie par Jeremy Bentham d’une prison idéale qu’il baptise Panoptique (Foucault, 1977). Le principe du Panoptique est l’internalisation des normes par les condamnés. Ceux-ci y sont enfermés dans des cellules individuelles disposées en cercle, d’où ils ne peuvent ni se voir ni communiquer entre eux. Au centre de cette prison circulaire se trouve une tour d’observation, d’où le gardien peut regarder toutes les cellules sans être aperçu par les prisonniers. L’impossibilité pour ces derniers de savoir s’ils sont ou non surveillés à un instant donné les pousse à devoir respecter les normes de la prison à tout instant. Au bout d’un certain temps, la répétition de ces normes 52 deviendra automatique, rendant superflue l’existence effective d’un contrôle ou de sanctions. La discipline fonctionne ainsi comme un dressage des individus. Les punitions n’y ont plus pour but de rappeler la puissance du souverain, mais de corriger un comportement qui s’écarte de la norme jusqu’à ce que celle-ci soit parfaitement intégrée par l’individu, au point qu’il s’y conforme par réflexe. Ces punitions devenues corrections doivent pas conséquent avoir un caractère pédagogique. L’exemple du Panoptique montre également l’importance, dans la technologie disciplinaire, de l’agencement spatial, et, plus généralement, du classement des individus. C’est cet ordonnancement qui permet de rendre l’individu maîtrisable, de par son appartenance à une catégorie pour laquelle certains dispositifs spécifiques de mise aux normes sont prévus. Michel Foucault note que ces règles de confinement, ces prescriptions détaillées des comportements, ces systèmes de classement, de surveillance et de corrections vont se généraliser à partir du XVIIIe à l’ensemble des institutions ayant pour mission de prendre en charge la vie des individus et des les transformer afin d’en faire des êtres normés : les prisons, les écoles, les casernes, les hôpitaux. Il nommera « normation » (Foucault, 1978, p. 59) cette manière disciplinaire de séparer le normal et l’anormal, en fonction de la correspondance ou de la non-correspondance des individus à un modèle de comportement. Il emploie ce néologisme notamment pour distinguer cette conception disciplinaire de la norme de la compréhension de la normalité dans la troisième technologie de pouvoir qu’il étudie. Michel Foucault appellera tout d’abord cette troisième technologie de pouvoir la sécurité. Cette dénomination provient du fait que les premières manifestations de cette technologie que relate Michel Foucault sont liées à l’établissement d’un État de « police », entendue au sens ancien d’ « art de gérer la vie et le bien-être des populations » (Foucault, 1978, p. 319). La sécurité a pour objectif essentiel le bonheur individuel et collectif. Elle va donc s’occuper de l’approvisionnement des denrées nécessaires à la vie, de la croissance démographique de la population, de sa santé, de son activité, de la bonne circulation des hommes comme des marchandises. Les dispositifs de sécurité vont ainsi tenter d’assurer un travail aux pauvres valides et d’assister dans des organisations de charité les invalides. Cette rationalité se fonde sur le postulat qu’il existe un ordre naturel des choses, un état normal de la population, qui correspond à sa félicité. La sécurité s’accompagne donc d’un appareillage statistique qui n’a pas pour fin le contrôle des populations, mais plutôt l’évaluation de leur bien être et la recherche de ce point d’équilibre qui signalerait la norme. Michel Foucault illustre la mécanique de ce raisonnement sécuritaire en expliquant le point de vue des physiocrates sur la prévention des famines. Alors que pour les mercantilistes la lutte contre les famines passait par l’administration du prix des grains, afin de les maintenir à des niveaux bas, et par l’interdiction de leur exportation, les physiocrates vont au contraire considérer qu’il existe un prix normal du grain, qui permet au producteur comme au consommateur de vivre. L’intervention de l’État sur les prix perturbant ce jeu naturel de l’équilibre de l’offre et de la demande, elle conduit à des niveaux de rémunération des producteurs qui ruinent leurs exploitations. La sécurité comme rationalité gouvernementale s’appuie par conséquent sur les principes de l’économie politique, et, plus globalement, sur le libéralisme, comme manière de penser l’action publique. L’ordo-libéralisme allemand de l’après Seconde Guerre mondiale est par exemple une déclinaison de cette rationalité sécuritaire, en ce qu’il limite le rôle de l’État à la garantie de la liberté d’entreprendre et à l’organisation d’une concurrence permettant la prospérité des petits producteurs (Foucault, 1979).

Les procédures de véridiction

C’est à partir de 1980 que Michel Foucault va développer la notion d’« alèthurgie ». Ce terme, forgé à partir de racines grecques, recouvre « l’ensemble des procédés possibles, verbaux ou non, par lesquels on amène au jour ce qui est posé comme vrai par opposition au faux, au caché, à l’indicible, à l’imprévisible, à l’oubli » (Foucault, 1980, p. 8). Et il ajoute immédiatement : « il n’y a pas d’exercice du pouvoir sans quelque chose comme une alèthurgie » (Foucault, 1980, p. 8). L’alèthurgie se distingue de l’épistémologie, en ce qu’elle ne s’intéresse pas aux manière de produire une vérité scientifique, mais aux discours et aux actes par lesquelles la vérité se manifeste (Foucault, 1984c). Cette vérité n’est donc pas objective mais subjective, en ce qu’elle concerne celui ou ceux qui sont sujets dans la relation de pouvoir : soit parce que cette vérité transforme les sujets en objets de savoir – le fou, le locuteur ou le travailleur par exemple (Foucault, 1966, 1972) – soit parce cette vérité est énoncée par le sujet lui-même, qui se constitue comme sujet à travers cet acte de vérité (Foucault, 1980). L’alèthurgie n’est donc pas la recherche de l’objectivité, mais l’analyse des procédés d’objectivation, qu’il s’agisse de l’objectivation d’autrui ou de soi-même. En outre, la manifestation du vrai ne limite pas aux seuls discours ; la vérité peut se manifester également par des actes ou des expériences qui révèlent le sujet à lui-même et aux autres, comme la pénitence par exemple (Foucault, 1980). Cette perspective va conduire Michel Foucault à envisager successivement différentes procédures de véridiction. La première d’entre elle, abordée avant même la conceptualisation générale des procédures de véridiction, découle des procédés scientifiques. Ces procédés ont été pour la première fois décrits par Michel Foucault dans son étude sur la naissance de la médecine clinique (Foucault, 1963). Dans cet ouvrage, Michel Foucault examine comment l’émergence de la médecine comme science à la fin du XVIIIe siècle en France s’est accompagnée de procédures de confinement des patients ayant pour but de les rendre accessibles au regard médical. Ces dispositifs d’observation vont permettre aux médecins de constituer un savoir étayé par des preuves empiriques. Ces procédures de véridiction vont avoir pour effet d’instaurer une séparation entre le sachant – le médecin – et les non-sachants – dont les patients eux-mêmes. Elles sont à la fois permises par un rapport de pouvoir, qui soumet le sujet au regard médical, et renforcent ce rapport, en faisant du médecin un être capable de dire sur le sujet une vérité que lui-même ignore. Ces procédures de véridiction s’inscrivent dans un double processus d’institutionnalisation de la médecine clinique – c’està-dire au lit du malade – comme exercice se déroulant dans une institution de confinement : l’hôpital, et comme savoir professionnel réservé à ceux ayant pratiqué, en sus de leur cursus universitaire, dans ces conditions d’exercice. Au terme des réformes de l’An XI, la pratique 55 de la médecine hors de l’expérience clinique ne peut en effet plus conférer le titre de docteur en médecine. Toutefois, le dispositif de savoir-pouvoir scientifique n’est qu’une des relations possibles entre les arts de gouverner et les procédés de véridiction. Le mythe en représente une seconde, comme le suggère la lecture de Michel Foucault du mythe d’Œdipe (Foucault, 1980). Au-delà de la fonction symbolique du mythe, Michel Foucault souligne les différentes procédures de véridiction qui apparaissent dans le récit de Sophocle, procédures qui instituent puis renversent le pouvoir royal. Ce pouvoir est tout d’abord fondé sur une procédure prophétique, par laquelle la vérité est transmise des Dieux aux humains par l’intermédiaire de l’oracle. Mais cet oracle n’est pas facile d’interprétation. Aussi la pièce de Sophocle se poursuit-elle comme une enquête, faisant intervenir des témoins qui vont permettre de reconstituer les faits. Le mythe n’est donc pas traité par Michel Foucault comme une procédure de véridiction en tant que telle, mais, à l’instar des procédés scientifiques, comme une mise en relation entre des procédés de véridiction et l’établissement d’un rapport de pouvoir. Le mythe dit quels sont les procédés de véridiction propres à fonder ou renverser le pouvoir – en l’occurrence : la prophétie et le témoignage. Une troisième forme de relation entre les procédures de véridiction et le pouvoir procède de l’éthique. Cette relation est illustrée dans la pratique antique de la parrêsia, qui consiste à déclarer la vérité aux détenteurs du pouvoir, qu’il s’agisse d’assemblées ou de tyrans (Foucault, 1983a). Cette pratique est jugée essentielle au bon gouvernement de la cité à la fois par Platon – dans La République (Platon, 2002) – et par Aristote – dans l’Éthique à Nicomaque (Aristote, 1998) – puisqu’elle empêche celui-ci de sombrer dans l’erreur. Comme le souligne Michel Foucault, la parrêsia relève de l’éthique dans la mesure où elle requiert la conviction personnelle d’avoir une connaissance vraie des choses ainsi que le courage d’exprimer cette conviction, quel qu’en soit le prix à payer. Là encore, la parrêsia n’est possible que dans un rapport de pouvoir, du fait qu’elle se déroule entre un sujet de pouvoir et celui qui l’exerce. Elle est à la fois une parole et un acte, étant donné qu’elle constitue un événement qui peut avoir des conséquences. Une seconde procédure de véridiction appartenant à l’éthique est l’aveu. Cet aveu pose lui aussi une parole et un acte, dès lors qu’il s’accompagne le plus souvent d’une démonstration publique de pénitence (Foucault, 1980). L’aveu est au centre des technologies pastorales de pouvoir telles qu’elles se sont déployées dans le christianisme primitif (Foucault, 1980). À travers l’aveu, et les pratiques de pénitences qui lui sont associées, le croyant est guidé vers son salut. Comme la parrêsia, l’aveu est donc autant le produit d’une relation de pouvoir que d’une technologie du soi. Les procédures éthiques sont ainsi celles où le rapport entre véridiction et constitution du sujet apparaît comme le plus évident. Toutefois, toute procédure de véridiction dit quelque chose à la fois sur celui qui est assujetti au pouvoir et sur celui qui le détient. En ce sens, les procédures de véridiction, même lorsqu’elles ne reposent pas sur des technologies du soi, contribuent à la constitution du sujet (Foucault, 1981). Le discours scientifique distingue par exemple le malade de la personne en bonne santé (Foucault, 1963). Mais, nous l’avons vu, il différencie également le médecin du non-médecin. Il en découle que le sujet du rapport de pouvoir peut être aussi bien celui qui exerce le pouvoir que celui sur lequel le pouvoir est exercé. Le sujet du mythe d’Œdipe est le roi lui-même. La parrêsia s’adresse pareillement au détenteur du pouvoir. Les phénomènes de subjectivation qui apparaissent à travers les technologies de pouvoir et les procédures de 56 véridiction résultent par conséquent de l’objectivation tant du gouverné que du gouvernant. L’un et l’autre vont se définir comme sujets dans ce rapport, en réponse à cette objectivation.

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