LA STATUE DANS TOUS SES CONTEXTES

Stases et statues : l’art de l’immobile dans le théâtre élisabéthain et jacobéen

UT SCULPTURA THEATRUM ’art de la statuaire est sans doute celui qui m’a apporté les plus grandes joies esthétiques

Quelle ne fut pas ma surprise lorsqu’en juillet 1999, m’approchant du grand portail ouest de l’abbaye de Westminster, à Londres, je constatais que dix magnifiques sculptures paraient désormais des niches restées vides depuis le Moyen Âge (illustration n°1). Et quel ne fut pas mon ébahissement lorsqu’en regardant attentivement les formes de ces hommes et de ces femmes, fort probablement saints me disais-je, je découvris en cinquième position les traits familiers de MLK (illustration n°2). Et de fait, c’est bien Martin Luther King, pasteur protestant noir américain assassiné en 1968 à Memphis, dans l’état du Tennessee, qui orne aujourd’hui l’une des niches de l’abbaye de Westminster. Cette découverte m’a fait songer aux sculptures au sein même de l’abbaye, qui ne datent pas, elles, du XXe siècle, mais bel et bien du XVIe siècle. J. F. Merritt dépeint dans The Social World of Early Modern Westminster l’abbaye de Westminster dans les années 1530. Il y signale deux sculptures, l’une de sainte Catherine et l’autre de sainte Margaret, qui surplombaient un autel situé au chœur de la chapelle d’Henri VII (illustration n°3) : The church itself was well provided with lights, altars and images – all objects of devotion. By the early sixteenth century the most striking of these must surely have been the two statues of St Catherine and St Margaret, both placed within highly ornate ‘tabernacles’ or wooden frames and situated in the chancel1 . De prime abord, la statuaire semble avoir été un art amplement développé et apprécié depuis le XVIe siècle. Mais quelle était vraiment la situation de la statuaire à cette époque troublée ? Y avait-il une définition précise du terme « statue » au XVIe siècle ? Quelles étaient les sculptures les plus connues en Angleterre à cette époque et pourquoi étaientelles appréciées ? Les contemporains étaient-ils alors fascinés par les représentations en trois dimensions ? Dans quels buts utilisait-on ces sculptures ? Quelles étaient leurs fonctions ? Les utilisait-on au théâtre ? Dans ce cas, comment étaient-elles perçues et comprises par les spectateurs ?  Ce sont ces interrogations qui n’ont cessé de me tarauder et m’ont conduite à l’écriture de cette thèse. À l’aune de ces questions, il m’a paru évident de limiter temporellement mon analyse en partant du schisme1 – car c’est vraiment à partir de cette période que les grandes décisions religieuses et politiques prises par les différents souverains de l’ère Tudor ont profondément affecté les images et le théâtre – et en m’arrêtant au règne de Jacques Ier . Jusqu’à la rupture avec Rome, la Bible était souvent ‘traduite’ en images pour que le peuple accède aisément aux Saintes Écritures et visualise les grands épisodes bibliques. Déjà, les images de toute sorte (peintures, gravures, sculptures) recouvraient alors des significations multiples, soit positives, soit négatives, à l’instar des représentations théâtrales, tantôt louées pour leurs vertus, tantôt dénoncées pour leurs vices. Nous aurons l’occasion de revenir ultérieurement sur les similitudes entre images et théâtre. Rappelons-nous d’abord qu’à l’ère précédente, au Moyen Âge, les images faisaient partie intégrante du quotidien des Anglais. Peintures, sculptures, gravures étaient de simples illustrations de textes, souvent didactiques, et facilement accessibles pour ceux, nombreux, qui ne savaient pas lire. Olivier Christin souligne d’ailleurs que les images sont souvent plus parlantes que les mots au Moyen Âge : La théologie médiévale avait fait de l’argument pédagogique l’un des fondements essentiels de la justification des images, allant jusqu’à parler, à la suite de Grégoire le Grand, d’une Biblia Pauperum ou d’une Bible des illettrés qui aurait permis à ceux qui ne savaient pas lire d’avoir accès aux vérités de la Bible2 . On remarque que, dans le commentaire d’Olivier Christin, le terme « image » englobe toute une série de représentations. Dans notre société contemporaine, nous séparons d’une manière nette les différentes formes d’art. Nous distinguons presque instinctivement une « image » d’une « sculpture ». Mais à l’époque de Shakespeare et de ses contemporains, la frontière entre ces deux formes artistiques est encore floue. Avec la Renaissance les catégories artistiques telles que nous les entendons au XXIe siècle se mettent lentement en place. Les images étaient en grande partie destinées à la dévotion jusqu’à la Réforme qui a engendré des changements sociétaux, historiques et théologiques. Les individus sont devenus à ce moment-là plus attentifs aux différentes variétés d’images qui circulaient alors (leur circulation étant démultipliée par l’invention de l’imprimerie), et une définition  Voir la thèse de doctorat de Pierre Janelle, « L’Angleterre catholique à la veille du schisme ».   plus précise du terme « sculpture » s’est progressivement esquissée à la même période. Il n’en demeure pas moins que c’est à partir de l’interdiction des représentations, toutes images confondues (peintures, gravures, sculptures, etc …), que la fonction et la catégorisation des images sont devenues l’enjeu d’une réflexion véritablement approfondie sur le sujet. Parce que leur survie était en cause, il a fallu les redéfinir. J’aurais pu me concentrer sur l’Angleterre des Tudors, mais il m’a paru judicieux de poursuivre mon investigation jusqu’aux premières années du règne de Jacques I er . Tout d’abord, pour avoir une perspective plus large sur mon sujet. Ensuite, car la situation des images s’est inversée pendant le court règne de Marie la catholique, qui rendit de nouveau les images légales. En effet, entre 1553 and 1558, le règne de Marie Tudor s’accompagne d’un renversement temporaire des mesures politiques adoptées par son prédécesseur et père, le roi Henri VIII. Ce renversement a naturellement eu des répercussions sur les images. L’autorité papale est restaurée, les monastères sont à nouveau ouverts, et les images et les statues réapparaissent dans les églises. Les confiscations des biens de l’Église cessent et la vénération des reliques et des images est de nouveau légale. Néanmoins, la situation change du tout au tout avec l’accession au trône d’Élisabeth I ère en 1558. Une nouvelle vague de décrets et d’injonctions balaient encore une fois l’autorité papale et la plupart des images du paysage anglais. Paradoxalement, la souveraine utilise le pouvoir de la représentation pour renforcer son pouvoir. Quant au roi Jacques I er, si l’on en croit John Greenwood, il accorde aux arts une place de choix dans son quotidien et sa politique. Avec lui, on assiste au triomphe des images et, en particulier, du théâtre. Greenwood explique ainsi : [i]n 1603 James granted Shakespeare, the greatest of all English dramatists, and his company, the King’s Men, a royal patent, and between 1603 and 1616 he summoned them to give one hundred and seventy-seven performances at court – on average a little more than one performance per month for thirteen years; in 1613 he made Inigo Jones, one of the greatest English architects who ever lived, Surveyor of the King’s Works; in 1616 he appointed Ben Jonson, Shakespeare’s Chief rival and a giant in English letters, Poet Laureate of England; in 1618 he made Francis Bacon, perhaps England’s greatest essayist and first ‘modern’ thinker, Lord Chancellor of the Realm1 . J’ai donc souhaité examiner l’histoire complexe de la statuaire et de sa réception d’un règne à l’autre, d’une dynastie à l’autre, d’un siècle à l’autre. Plusieurs années d’interdiction des images (une interdiction plus ou moins ferme, plus ou moins respectée) ont façonné leur conception comme leur perception en Angleterre.   Cette guerre contre l’image qui débute en 1534, et la période sombre qui s’ensuit, sont décisives pour les images de toute sorte, et donc cruciales, également, pour le développement de la statuaire. Sous le règne de Jacques I er s’opère un changement aussi bien dynastique que politique qu’il m’a paru logique d’étudier afin d’apprécier le devenir des images en général et des sculptures en particulier dans l’Angleterre du XVIIe siècle. En outre, à cette époque, les sculptures semblent réapparaître peu à peu dans le paysage londonien. Par exemple, en 1609, la porte d’Algate fut reconstruite à l’une des entrées de la ville de Londres. Lorsqu’elle fut dévoilée aux Londoniens, ces derniers découvrirent des façades décorées de statues, dont deux représentaient des femmes (illustration n°4). John Stow les décrit comme étant somptueuses (« worthily and famously finished » 1 ) et représentant les allégories de la paix et de la charité (« Peace, and love or Charity » 2 ). Nicholas Stone le Vieux, sculpteur anglais du début XVIIe siècle réalise, quant à lui, plusieurs sculptures dont celle de Sir Moyle Finch et son épouse, Élisabeth en 1616 (illustration n°5), celle de la reine Élisabeth I ère en 1620 (illustration n°6) et celle de Charles I er (illustration n°7) la même année. Force est de constater, que malgré les difficultés du XVIe siècle, le XVIIe siècle semble être une période plus clémente pour l’art en général en Angleterre. Nous l’avons vu, c’est en 1534, qu’Henri VIII décide de se séparer de l’Église catholique de Rome. Il fait alors voter l’Acte de Suprématie qui donne au roi et à ses successeurs le titre de « chef unique et suprême de l’Église d’Angleterre ». Aussitôt après, le souverain supprime les monastères dont les biens sont sécularisés ; il oblige chaque paroisse d’Angleterre à se doter d’une bible en anglais et à enlever toutes les fioritures catholiques inutiles, selon lui, des églises. Joseph Leo Koerner résume bien le raisonnement d’Henri VIII et de la plupart des protestants : « Church pictures were accused of exciting idolatry, breaking the biblical law against graven images and ignoring the early Christian martyrs’ repudiation of pagan effigies » . Cette forme d’anxiété suscitée par la présence des images m’a immédiatement fait songer au théâtre qui est, à mon sens, une forme de représentation proche de la peinture et / ou la sculpture. Nous savons que le décor des pièces de l’époque était minimal, même si l’on a probablement sous-estimé sa richesse. Je me suis donc demandée si le théâtre de l’ère Tudor utilisait des sculptures dans ses décors ou s’il faisait allusion à cet art et s’en inspirait. Le théâtre retranscrivait-il l’appréhension des protestants envers les statues ? Les acteurs jouaient-ils le rôle des statues ? Le cas échéant, que cherchaient-ils à suggérer ? Accessibles à tous et très populaires, les pièces conçues pour le théâtre public devaient suivre les règles imposées par la couronne et la censure. Les dramaturges adoptaient nécessairement un ou des points de vue qui étaient en lien avec les préoccupations de l’époque. Ils pouvaient aussi formuler, de manière indirecte, leur désaccord avec les injonctions royales. Dans ce cas, Shakespeare, tout comme ses rivaux et ses successeurs, composait parfois des rôles qui remettaient en question la religion ou la politique de l’époque. Il ne faut pas oublier que la société était encore divisée sur la question religieuse, en particulier, et que les tensions politiques étaient donc encore vives. En conséquence, quel sens revêtait la statuaire dans ce paysage complexe, et quels outils procurait-elle aux dramaturges et aux acteurs soucieux de mettre ces tensions en scène ? 

LA STATUE DANS TOUS SES CONTEXTES

ès les premiers vers du poème satirique The Metamorphosis of Pigmalions Image And Certaine Satyres, rédigé en 1598 et réécrivant le mythe grec, John Marston (1576-1634) révèle le sentiment paradoxal qui existe entre le sculpteur et la femme-statue Galatée : Pigmalion, whose hie loue-hating minde Disdain’d to yield seruile affection, Or amorous sute to any woman-kinde, Knowing their wants, and mens perfection. Yet loue at length forc’d him to know his fate, And loue the shade, whose substance he did hate. For hauing wrought in purest Iuorie, So faire an Image of a Womans feature, That neuer yet proudest mortalitie Could show so rare and beauteous a creature. (Unless my Mistress all-excelling face, Which gives to beauty, beuties onely grace)1 . L’esthète, Pygmalion, déclare dans cet épyllion érotique les sentiments ambivalents qu’il éprouve vis-à-vis des femmes. Ici, la belle statufiée littéralise en quelque sorte la métaphore pétrarquiste de l’inaccessible dame au cœur de pierre. En tant que sculpteur, Pygmalion s’est efforcé de créer une femme-statue parfaite à ses yeux, une femme à la blancheur d’ivoire qu’il désirerait voir vivante2 . Elle se trouve dans l’atelier de l’artiste, car c’est certainement là qu’il passe le plus clair de son temps et qu’il est investi d’une puissance créatrice. C’est d’ailleurs dans ce même endroit qu’elle prend vie. Que pouvonsnous donc déduire des relations entre humains et statues dans l’Angleterre pré-moderne ? Durant les XVIe et XVIIe siècles, ces images en trois dimensions que sont les statues3 sont souvent exhibées dans des endroits singuliers qui se conforment au contexte élisabéthain, et ce dans un but bien précis. 1 John Marston, The Poems of John Marston, Liverpool, Liverpool University Press, 1961, p. 52. 2 Dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris et de Jean de Meung, ce dernier reprend le mythe de Pygmalion au XVe siècle (illustrations n°8, 9). Voir l’ouvrage de Guillaume de Lorris et de Jean de Meung, Le Roman de la Rose, Paris, Garnier-Flammarion, 1974, v. 20817-21194, p. 554-59.  Cette première partie, indispensable prélude à l’étude des pièces de Shakespeare, s’intéressera donc aux statues, dans divers contextes, à l’époque élisabéthaine. Dans un premier temps, il s’agira ici de présenter la situation culturelle avec quelques exemples concrets. Ensuite, nous nous appliquerons à analyser le contexte religieux dans lequel les statues de l’ère Tudor ont tenu un rôle. Nous terminerons par un développement consacré au contexte politique et à ses effets sur la statuaire.

LE CONTEXTE CULTUREL

Les statues de l’antiquité au XVIIe siècle Sculptere, en latin, signifie « tailler », « enlever des morceaux à une pierre ». Les statues sont le produit de la sculpture. Selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), la statue est un « [o]uvrage de plein relief, sculpté ou moulé, représentant en entier un être animé (p. oppos. à tête, buste), et par allégorie, une qualité abstraite, un élément ou un effet de la nature »  . Aux yeux de nos contemporains, elle se distingue donc aisément d’une peinture ou d’une image, mais était-ce le cas durant la période allant de l’antiquité jusqu’à l’époque élisabéthaine ? Les sculptures étaient omniprésentes dans la Grèce antique comme, par exemple, la très célèbre statue de bois Palladium avec ses yeux mobiles qui, selon l’histoire, était tombée du ciel et protègait la cité de Troie2 . Il y a aussi le Titan Prométhée3 qui avait fait, quant à lui, une statue en glaise avec des restes de boue qu’il avait ensuite animée avec le feu sacré dérobé à son père, Zeus. Puis, il y a bien sûr le dieu des forgerons Héphaïstos. Fils de Zeus et d’Héra, il est le dieu de la technologie, plus connu sous son nom romain de Vulcain4 , inventeur divin, premier créateur d’objets magiques et artificiels. La légende dit qu’à la demande de Zeus, il créa la première femme à partir d’argile. Il possédait, dit-on, le pouvoir de donner vie aux éléments inanimés. Il façonna deux servantes articulées en or, destinées à le soutenir dans sa marche et à l’assister dans ses travaux. Elles étaient dotées de la parole et de l’intelligence. Il créa également des chiens en or pour veiller sur le palais des dieux. On lui  accorde aussi la création des premiers automates et de trépieds en or qui circulaient d’euxmêmes dans les palais de l’Olympe1 . Enfin, Zeus aurait également demandé à Héphaïstos de construire le monstre métallique Talos, un géant de métal destiné à garder les côtes de l’île de Crète. Tous ces dieux mythiques et leurs sculptures magiques faisaient partie d’un tissu social, politique et religieux très complexe avant notre ère comme après. Ainsi, l’érection d’une croix monumentale sculptée entre 750 et 850 de notre ère à Ruthwell (illustration n°10) représentait-elle le Christ, une représentation destinée à la mémoire de ce dernier et certainement pour les dévotions des fidèles. Les statues n’étaient pas que religieuses et étaient souvent réalisées pour maintes raisons telles que commémorer le décès d’un enfant, se rappeler une pêche fabuleuse, ou éloigner un fantôme envoyé par un ennemi. Elles étaient donc souvent dotées, pensait-on à l’époque, de pouvoirs magiques. Aussi, avant de me lancer dans des explications culturelles sur les statues, convientil tout d’abord de préciser sa définition. Une définition du mot « statue » Affirmons d’emblée qu’il serait vain d’essayer d’en donner une définition consensuelle. Il semblerait qu’au XVIIe siècle, le terme « statue » n’était pas encore bien déterminé et que les statues étaient généralement désignées sous une appellation englobante, celle d’« images ». Il s’agit là, en réalité, d’un héritage médiéval. Ainsi, au Moyen Ȃge, tout sculpteur était considéré comme un « ymagier » ou encore un « ymaginator », un « ymaginaire », un « factor ymaginum » , un « tailleur » ou un « entailleur » 2 . Jean Wirth le précise bien dans l’introduction de son ouvrage sur l’image médiévale. Il écrit : « [e]n deux mots, le Moyen Ȃge considère l’image comme la réalisation d’une forme dans la matière » 3 . En somme, que la forme soit dessinée sur du papier, du bois, de la roche, ou bien qu’elle soit gravée, ciselée ou sculptée, le résultat est une image. 1 Pour plus d’informations sur Héphaïstos et ses créations, voir l’aricle d’Alexandre Marcinkowski et Jérôme Wilgaux, « Automates et créatures artificielles d’Héphaïstos : entre science et fiction », Techniques & Culture, 43-44, 2004. http://tc.revues.org/1164 (site consulté le 13 avril 2013).  Jean Wirth, L’image médiévale, Paris, Méridiens Klincksieck, 1989, p. 13. 28 Durant le XVIe siècle, l’une des premières tentatives de définition du mot « statue » en anglais apparaît dans l’ouvrage de John Palsgrave, Lesclarcissement de la Langue Francoyse (1530), dans lequel le terme est défini comme suit : « Statue an ymage statue » 1 . Cependant, John Baret dans son An Alveary or Triple Dictionary, in English, Latin, and French (v.1574) donne du même terme une définition qui se veut plus étoffée : an Image of man or woman, the proportion of any thing, Per translat. the signe shadow or likenesse of any thing. Simulâchrum, chri, n.g. Cęs. Imâgo, nis, f.g. Image esleuee: Semblance. An image of woodde, stone or mettall. Státua, æ. Cic. Une statue de bois, pierre, ou de metal. There was in his minde a certaine image, &c. Insidebat eius mente species eloquentiæ. Cic. A carver or maker of images. Statuarius, rij, m.g. Quintil. Imageur, tailleur d’images. & Statuarius, a, um. vt. Ars statuaria. Plin. Perteyning to images2 . En 1593, c’est au tour de Claude Hollyband de proposer une explication somme toute assez semblable. Dans son glossaire intitulé A Dictionary French and English, il écrit : « Statue ou peincture faicte sus le vif, an image, a portraite » . En 1598, la définition semble encore très incertaine. John Florio, dans A World of Words, définit le terme « státua » de la sorte : « a statue, an image or similitude, or representation of mettall, iuorie, or stone » 4 . Ainsi, au XVIe siècle, la définition du signifiant « sculpture » demeure très imprécise et englobe l’art de l’image en général. Toutefois, au tournant du XVIIe siècle, l’utilisation des termes « image » et « sculpture » montre qu’une distinction commence à s’esquisser. On constate par exemple dans l’œuvre de George Chapman, The Conspiracy and Tragedy of Charles, Duke of Byron (1608), que lorsqu’un peintre présente à Byron son portrait, ce dernier déclare qu’il préfèrerait avoir une statue à son effigie. Il dit : « I will give my likeness put in statue, not in picture » (3.2.140-41). Ici, le personnage-titre exprime clairement sa préférence pour la statuaire et par là même, il établit une différenciation entre les deux termes. Toutefois, cet exemple ne tranche pas la question de la définition de manière définitive. La définition du terme « sculpture » demeure encore flottant comme l’observe Lucy Gent : To take the question of language on a simple level, ‘picture’ in the late sixteenth century in England was an extraordinarily wide and vague word; it covered not only painting as we understand it, and the art of sculpture, […], but also tapestry, heraldry, embroidery, marquetry, imprese and emblems1 . Si la différence entre tapisserie, héraldique, broderie et emblèmes nous semble aujourd’hui évidente, il faut bien comprendre qu’une telle distinction n’avait pas cours à l’époque de Shakespeare. On ne sera donc pas surpris de trouver, sous la plume d’un écrivain tel qu’Henry Peacham (1546-1634), une définition très floue de ce qu’il nomme la « peinture » : « Pictura, or painting in generall, is an art which either by draughte of bare lines, lively colours, cutting or embossing, expresseth anything the like by the fame » 2 . Il est pourtant nécessaire, dans le cadre de cette analyse, d’opérer la distinction la plus nette possible entre une statue et d’autres représentations artistiques. Pour ce faire, reprenons la définition fournie par le CNRTL proposée plus haut, et affinons-la. Contrairement à une image, une statue est généralement une sculpture en trois dimensions en ronde-bosse : « dans le langage courant, une ronde-bosse est souvent définie comme une sculpture ‘dont on peut faire le tour’. L’expression ‘ronde-bosse’ associe d’ailleurs au mot ‘bosse’, équivalent ancien de sculpture, un adjectif qui implique que l’œuvre ainsi qualifiée est un volume fermé autour duquel un circuit est possible » 3 . L’Oxford English Dictionary (OED) définit quant à lui la statue comme « a representation in the round of a person, animal, etc., which is sculptured, moulded, or cast in marble, metal, plaster, or a similar material; esp. such a representation of a god, allegorical figure, or eminent person, usually life-size or larger » 4 . Il s’agit donc d’une œuvre d’art en relief qui a pour fonction première de représenter un objet le plus souvent animé

Les matières utilisées

Comme le rappelle justement Roland Louvel, « [l]es sculpteurs sont […] les premiers concernés par cette tension perpétuelle entre la forme et la matière, entre le contour d’une forme et la densité du matériau qu’elle délimite » 1 . Sculpter, c’est donc avoir recours à des matières particulières. Dans l’Angleterre du Moyen Âge, les statues les plus simples, c’est-à-dire les moins onéreuses mais aussi les moins durables, étaient faites de glaise ou sculptées dans le bois. C’est à partir du XVIe siècle que des matières coûteuses et rares comme le marbre ou le bronze furent utilisées pour des statues représentant des membres de la noblesse. Cependant, l’histoire de la sculpture est faite de l’utilisation de matières variées, allant du simple morceau de bois au gigantesque morceau de marbre, et ces matières étaient bien souvent peintes ou dorées. Les deux matériaux qui ont été le plus couramment utilisés au cours de l’histoire de la sculpture restent la pierre et le bois, ce à quoi il faut ajouter le bronze et la céramique. La sculpture sur bois a toujours occupé une place privilégiée en Europe. Lorsque la pierre est utilisée, il s’agit soit d’une variété tendre extraite sur place (calcaire et grès, par exemple), soit du marbre ou du granit, deux matières beaucoup plus dures. Cependant, le matériau le plus fréquemment utilisé par les sculpteurs aux XVe et XVIe siècles était le marbre, importé d’Italie, pour sa beauté et sa résistance. Le travail de la pierre remonte à la préhistoire, ainsi qu’en témoignent les outils de silex taillés que l’on trouve partout dans le monde. Ce sont d’ailleurs les premiers produits de l’artisanat humain, et les figurines qui ont survécu jusqu’à nous démontrent que les hommes primitifs possédaient déjà la capacité de créer des objets. Ces derniers étant liés aux divinités, des pouvoirs magiques leur étaient attribués. Peu à peu, en sculptant des statuettes dans du bois ou de l’ivoire, les hommes perfectionnèrent leur art et ne se contentèrent plus d’outils en pierre taillée. De nouvelles techniques relatives au travail de la pierre se développèrent donc. C’est ainsi que les outils de cuivre, de bronze et de fer furent inventés, permettant de mieux façonner la pierre. C’est à l’âge de bronze, période qui commence 3000 ans avant notre ère, que l’histoire de la sculpture telle que nous la connaissons aujourd’hui a véritablement commencé. Cette époque coïncide avec le début des civilisations égyptienne et babylonienne. Ce fut ensuite le tour des Grecs puis des Romains (VIIIe siècle avant J.C. – IVe siècle après J.C.), puis des Italiens dès le XIVe siècle1 . Les matières telles que l’albâtre, le marbre et le bois (parfois colorées ou recouvertes de peinture à huile, certaines dorées) ont été abondamment utilisées en Europe dès le XIIe siècle. En Angleterre, avant la dissolution des monastères en 1539, les statues d’albâtre représentant souvent des saints ou des épisodes de la Bible étayaient les églises et les abbayes2 . Ces statues se trouvaient aussi sur les tombeaux et malgré la désapprobation des Lollards dès le XIVe siècle, les tombes d’albâtre ornées de sculptures perdurèrent jusqu’au XVIe siècle. La statue du chevalier Robert Curthose érigée à la fin du XIIIe siècle dans la cathédrale de Gloucester atteste la présence de statues allongées pour des tombeaux dès cette période (illustration n°12). Les deux gisants de la tombe de George Talbot (1468- 1538) témoignent également de l’utilisation de statues sur les tombeaux (illustration n°13). Celle de Robert Radcliff (1483-1542) montre aussi des gisants en armure (illustration n°14). Dès le XIVe siècle, les traits des personnages illustres sont immortalisés : on fabrique d’abord, directement sur le visage du défunt, un masque funéraire appelé imago3 à partir duquel on conçoit ensuite une effigie en cire ou en bois, que l’on revêt des plus beaux atours du mort pour l’exposer sur le cercueil le jour des funérailles. Cette effigie provisoire demeure sur la tombe jusqu’à ce qu’on en ait sculpté une permanente en bronze, en marbre, en albâtre…

Table des matières

INTRODUCTION : UT SCULPTURA THEATRUM
PREMIÈRE PARTIE : LA STATUE DANS TOUS SES CONTEXTES
1. Le contexte culturel
1.1. Les statues de l’antiquité au XVIIe siècle
1.1.1. Une définition du mot « statue »
1.1.2. Les matières utilisées
1.1.3. Sculpteurs et peintres
1.2. Les influences européennes
1.2.1. Les influences italiennes
1.2.2. Les influences flamandes
1.3. Les statues et leurs fonctions
1.3.1. Les fonctions et les lieux des statues
1.3.2. Les fonctions sociales individuelles
1.4. L’époque élisabéthaine et son acculturation artistique
1.4.1. Les édifices élisabéthains
1.4.2. Les courants intellectuels classiques revisités
2. Le contexte religieux
2.1. Les sculptures religieuses antérieures au XVIe siècle
2.1.1. Les « images » dans la Bible
2.1.2. Les sculptures de saints
2.1.3. Le pouvoir des statues
2.2. Les concepts fondateurs de la théologie catholique
2.2.1. Le philosophe grec Aristote
2.2.2. Le théologien italien Thomas d’Aquin
2.3. Théologie protestante aux XVIe-XVIIe siècles
2.3.1. John Wycliffe et le mouvement Lollard
2.3.2. Andreas Bodenstein von Karlstadt
2.3.3. Ulrich Zwingli
2.3.4. Martin Luther
2.3.5. Jean Calvin
3. Le contexte politique
3.1. La genèse du schisme
3.1.1. Henri VIII : les premières lois contre les images
3.1.2. Édouard VI et Marie : le durcissement du pouvoir et les images
3.1.3. Élisabeth ère : l’évolution des lois
3.2. Les dégradations de statues
3.2.1. Les destructions physiques
3.2.2. « Thing like a man »
DEUXIÈME PARTIE : LA STATUE ÉLISABÉTHAINE EN SCÈNE
1. Roméo et Juliette, sculptures vivantes ?
1.1. Roméo et Juliette automates
1.1.1. Mise en contexte : les caractéristiques des êtres animés
1.1.2. Statues illusionistes
1.2. Roméo ou l’ébauche d’une statue d métal
1.2.1. La technique des sculptures de métal
1.2.2. La technique du titre
1.3. Une statue de la liberté
1.3.1. Un univers figé (« form of death », 5.3.245)
1.3.2. « A thing like death » (4.1.74) : une statufication progressive
1.3.3. L’art d’être libre.
2. Figer et statufier : la statue à l’œuvre dans Jules César
2.1. César : une rhétorique « statufiante »
2.1.1. Rhétorique autoritaire
2.1.2. Vers une statufication des personnages
2.2. Sculptures des Neuf Preux : la cristallisation d’un idéal ?
2.2.1. Les Neuf Preux et leur engagement
2.2.2. L’immobilité noble de Jules César
2.2.3. Brutus : figure mobile
2.3. Statue de Mars
2.3.1. Sculpture de guerre
2.3.2. Sculpture de l’excès
2.3.3. Statue païenne
3. Antoine et Cléopâtre : resculpter
3.1. Sculptures mythiques
3.1.1. Sculpture de Vénus et d’Hercule
3.1.2. Sculpture d’Éros et de Thanatos
3.2. Sculptures italiano-élisabéthaines
3.2.1. Cléopâtre : sculpture italienne
3.2.2. Octavie : sculpture élisabéthaine
3.3. Reines statufiées : une esthétique transgressive
3.3.1. Sculptures condamnées ?.
3.3.2. Sculpture politique
4. Le conte d’hiver resculpté
4.1. Léontes statuaire
4.1.1. La mesure
4.1.2. La raison
4.1.3. La capacité
4.2. La statue révélatrice de la résistance féminine
4.2.1. La méthode
4.2.2. L’œuvre de Paulina
4.3. Une statue de vers.
4.3.1. Greene et Shakespeare.
4.3.2. Le tombeau littéraire
TROISIÈME PARTIE : LE CULTE DE L’HOMME STATUE
1. Les sculptures altérées dans Bussy d’Amboise
1.1. Bussy d’Amboise, une sculpture malfaçonnée
1.1.1. Bussy : sculpture mal construite
1.1.2. Bussy : sculpture déconstruite
1.2. Bussy : sculpture chevaleresque brisée
1.2.1. Bussy : ‘statuer’ les principes chevaleresques
1.2.2. Bussy : sculpture brisée
1.3. La Comtesse, le prêtre et le Comte : sculptures fallacieuses et détériorées
1.3.1. La Comtesse : sculpture d’une femme perfide
1.3.2. Comolet : sculpture perfide d’un homme de Dieu.
1.3.3. Le Comte : sculpture vengeresse mutilée
2. Les sculptures transgressives de La duchesse d’Amalfi
2.1. La Duchesse : de l’immobilité au stoïcisme
2.1.1. Une immobilité défiante ou « an armoured fie-male sculpture »
2.1.2. Une immobilité stoïque
2.2. Les frères d’Aragon : formes machiavélique
2.2.1. Le Cardinal : forme machiavélique du vice
2.2.2. Ferdinand : forme machiavélique du diable
2.3. Antonio et Bosola : statuaires grotesquement lacunaires
2.3.1. Antonio : sculpture patriarcale et atypique
2.3.2. Bosola : sculpture inachevée
3. Les sculptures allégoriques d’Une partie d’échecs
3.1. Le contexte politico-religieux d’Une partie d’échecs.
3.2. Les sculptures allégoriques du mal
3.2.1. La sculpture allégorique type d’un jésuite : le Pion du Fou Noir
3.2.1. La sculpture allégorique atypique d’une jésuitesse : le Pion de la Reine Noire
3.3. Les sculptures allégoriques du bien
3.3.1. La sculpture allégorique type de la vérité protestante : le Pion de la Reine Blanche
3.3.2. Les sculptures allégoriques et hétérogènes de la vérité protestante
CONCLUSION : ACTEURS-STATUES, L’ART DE L’IMMOBILE
BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE

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