Politique linguistique et statut des langues

Situé à l’extrême ouest du continent africain, le Sénégal est un pays multilingue. L’espace multilingue sénégalais se compose de plusieurs langues (classées dans des familles linguistiques différentes) auxquelles s’identifient les locuteurs. Pour faire face à cette pluralité linguistique, l’Etat sénégalais a mis en place une politique de normalisation de ces langues. Le multilinguisme sénégalais varie du nord au sud avec un nombre beaucoup plus important de langues au sud du pays (notamment dans la ville et dans le département de Ziguinchor) (Dreyfus & Juillard 2004a). C’est dans cette région du sud du Sénégal que l’on trouve traditionnellement le groupe de personnes qui parlent le créole afro-portugais de Casamance.

Le créole de Casamance étant ma langue de première socialisation , j’entretiens un rapport particulier avec cette langue. J’ai toujours voulu faire des études afin d’approfondir mes connaissances sur le créole de Casamance mais cela était difficile car, au Sénégal, jusqu’à présent, le créole de Casamance n’est  pas enseigné à l’école tant au niveau primaire que secondaire ou universitaire . À cela s’ajoute le fait que le créole n’est pas codifié, ce qui rend plus difficile sa prise en compte dans le système d’enseignement sénégalais. Mes travaux sur le créole de Casamance ont commencé lorsque j’étais en année de licence à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. En effet, alors que j’étais inscrit en linguistique française (spécialité « Étude du français classique, moderne et contemporain »), un de nos professeurs avait demandé à chaque étudiant inscrit au cours de faire un dossier sur lequel nous serions notés à l’examen. Ce dossier consistait à enregistrer une personne exerçant un métier artisanal. L’entretien, qui devait être transcrit et traduit, devait se faire en langue locale. C’est ainsi que j’ai réalisé mon premier enregistrement en créole de Casamance. Plus tard, en année de maîtrise (Master I), j’ai poursuivi mes travaux sur le créole de Casamance. En effet, malgré le fait qu’il n’y avait pas de linguiste travaillant sur le créole de Casamance au Sénégal, j’ai tenu à faire mon mémoire de maîtrise (Nunez 2009) sur cette langue. L’année suivante, j’ai également continué mes recherches sur le créole de Casamance, auquel j’ai consacré mon mémoire de DEA (Master II) (Nunez 2010), dans une perspective sociolinguistique et sous la direction de Papa Alioune Ndao. Dès lors, j’ai aspiré à m’inscrire en thèse. Mon inscription en doctorat à l’INALCO (en cotutelle avec l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar) a été rendue possible lorsque j’ai rencontré mes directeurs de thèse français (Isabelle Léglise et Nicolas Quint), avec lesquels j’ai préparé un dossier de financement. Une bourse AIRD en science du développement Doctorants du  Sud, dans le cadre du projet MOBILANG – Mobilités et contacts de langues, dirigé par Mme Léglise et soutenu par l’IRD a donné une assise financière à mon projet doctoral. J’ai alors été accueilli dans les laboratoires du LLACAN (UMR 8135) et du SEDYL (UMR 8202) sur le campus CNRS de Paris-Villejuif. J’ai également pu être associé à des programmes de recherche novateurs (tels que le projet Clapoty financé par l’ANR et le programme Pidgins et créoles en contact dans le cadre de la Fédération CNRS TUL ) qui m’ont permis de m’ouvrir à de nouvelles approches et techniques de travail. J’ai ainsi pu améliorer mes connaissances scientifiques aussi bien dans le domaine des études créoles que dans celui du contact de langues.

Cette thèse s’inscrit donc dans la logique des réflexions que j’ai commencées depuis plusieurs années sur le créole de Casamance. L’intitulé de ladite thèse (L’alternance entre créole afro-portugais de Casamance, français et wolof au Sénégal. Une contribution trilingue à l’étude du contact de langues) n’est pas fortuit : il est lié aux observations que j’ai faites dans mes travaux antérieurs (Nunez 2010), à savoir que, outre le créole lui-même, le français et le wolof sont les langues qui reviennent le plus dans les pratiques langagières des créolophones casamançais. De ce fait, le sujet de ma thèse s’est en quelque sorte progressivement imposé à moi, d’abord pour des raisons liées à mes travaux antérieurs sur le créole de Casamance, ensuite à cause du manque criant de données disponibles sur le créole de Casamance qui reste une langue encore peu décrite . Ainsi, j’espère par mon travail apporter des données et des connaissances supplémentaires sur le créole de Casamance et sur ses locuteurs. J’espère en particulier que les données et analyses qui sont présentées ici pourront aider à mieux comprendre les langues créoles (spécialement les créoles afroportugais) et permettront de faire progresser les travaux comparatifs et de reconstruction actuellement en cours sur les CPAO, dont fait partie le créole de Casamance.

En outre, peu de travaux descriptifs s’intéressent à des situations trilingues, telles que celle que je présente ici où les trois principales langues en contact sont une langue créole (le créole de Casamance) qui n’est plus en contact direct avec sa langue lexificatrice (le portugais) dans les situations observées, ce qui est relativement peu fréquent dans les études créoles, une langue Niger-Congo (le wolof) et une langue romane (le français) (cf. 1.2.2). Cette contribution trilingue à l’étude du contact de langues a été rendue possible grâce à l’utilisation d’outils informatiques spécifiques pour l’analyse de corpus plurilingues en suivant une méthodologie d’analyse plurifactorielle et multi-niveaux des conséquences linguistiques du contact de langues (Léglise 2009 ; 2013 ; Léglise & Alby 2013).

La plupart des langues du Sénégal font partie de la branche atlantique nord. Elles représentent « un pourcentage d’environ 90% des langues parlées au Sénégal (sic)» (Cissé 2005, 103). Ce sont des langues qui sont parlées le long de la côte atlantique de l’Afrique de l’ouest (Williamson & Blench 2004). Parmi ces langues, on peut citer le wolof, le peul, le sérère (Sine), le safen, le noon, le bedik, le bassari, le biafada, le baïnounck, le diola, le mandjaque, le mankagne, le balante, le koniagi et le badiaranke. À noter que ces langues sont classées en sous-groupes qui sont : le tenda, le cangin, le bak, le peul-sérère, le wolof, le jaad-biafada, le buy, le nyun et le nalu (Robert 2008, 6). La caractéristique la plus saillante des langues atlantiques est que (à l’instar de nombreuses autres langues Niger-Congo) la présence d’un système de classes nominales (dit aussi à genres multiples).

Les langues mandé sont également des langues appartenant à la famille NigerCongo. Ces langues présentent généralement de nombreux phénomènes de composition nominale et verbale (Creissels & Jatta 1981, 31). La plupart de ces langues ont aussi des tons. On peut citer, parmi elles, le mandinka, le soninké, le malinké, le khasonké, le bambara et le jakhanké.

Le casamançais, le bisséen et le capverdien sont des langues créoles afroportugaises. Elles font partie du groupe des CPAO (Créoles Portugais de l’Afrique de l’Ouest), ou Upper Guinea Creoles (UGC) (Biagui & Quint 2013). La particularité de ces langues est qu’elles ont été formées à la suite du contact entre le portugais et des langues africaines présentes dans une localité déterminée (respectivement le Cap-Vert et la Guinée-Bissau pour le créole de Cap-Vert et le bisséen). Toutes ces langues ont, à ce jour, le même statut au Sénégal.

Les langues indo-européennes que l’on trouve au Sénégal sont pour l’essentiel le français, le portugais, l’anglais et l’espagnol. Ces langues sont présentes au Sénégal pour différentes raisons. En ce qui concerne le français, outre le fait que c’est la langue de l’administration sénégalaise, sa présence remonte à la période coloniale française. En ce qui concerne le portugais, l’anglais et l’espagnol, ce sont des langues utilisées comme matière d’enseignement à l’école. Signalons que le portugais a été la principale langue coloniale de Basse-Casamance (notamment à Ziguinchor) jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Table des matières

Introduction
1 Multilinguisme au Sénégal
1.1 Diversité des langues au Sénégal
1.1.1 Les langues atlantiques
1.1.2 Les langues du groupe mandé
1.1.3 Les langues créoles afro-portugaises
1.1.4 Les langues indo-européennes
1.1.5 Les langues sémitiques
1.2 Politique linguistique et statut des langues au Sénégal
1.2.1 La politique linguistique du Sénégal – éléments historiques
1.2.2 Le statut actuel des langues au Sénégal
1.2.2.1 Le français – langue officielle
1.2.2.2 Le wolof – langue nationale
1.2.2.3 Les langues locales
1.2.2.4 Les langues de groupes migrants
1.3 Multilinguisme et plurilinguisme au Sénégal
1.4 Présentation des groupes linguistiques concernés par l’étude
1.4.1 Les groupes qui parlent le wolof
1.4.2 Les groupes qui parlent le français
1.4.2.1 Le français parlé au Sénégal
1.4.2.2 Pratique actuelle du français au Sénégal
1.4.3 Les groupes qui parlent un créole afro-portugais
1.4.3.1 Le groupe qui parle le créole casamançais
1.4.3.2 Le groupe qui parle le créole capverdien
1.4.3.3 Le groupe qui parle le créole bisséen
1.5 Travaux sur le multilinguisme et le plurilinguisme au Sénégal
1.6. Conclusion
2 Corpus et méthode de recueil de données
2.1 Recueil de pratiques langagières
2.2 Un corpus plurilingue
2.3 Annotation et repérage des phénomènes remarquables
2.4 Phénomènes remarquables du corpus
2.5 Conclusion
3 Repères temporels en contact
3.1 Système de repérage temporel en créole de Casamance
3.1.1 Repérage dans la journée
3.1.1.1 Repérage périodique : différents moments de la journée
3.1.1.2 Repérage horaire
3.1.1.3 Repérage lié aux salutations
3.1.2 Repérage déictique par rapport au jour de référence
3.1.3 Repérage par rapport aux jours de la semaine
3.1.4 Repérage lié au mois
3.1.5 Repérage lié à la date
3.1.5.1 Repérage lié à l’année de référence
3.1.5.2 Expression de l’âge
3.2 Conclusion
Conclusion

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