Le code du solitaire en groupe : un paradoxe à prendre en compte par les RH

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Des parcours étudiants divers, variés…et souvent déviants23

Parmi les développeurs que j’ai interrogés, trois grands types de profils se distinguent en fonction du parcours étudiant qu’ils ont suivi. Certains développeurs le sont devenus en choisissant un cursus académique linéaire au sein d’une école d’ingénieurs, parfois après avoir fait les classes préparatoires aux grandes écoles. Ces ingénieurs se caractérisent par leur détermination à travailler dans le milieu de l’informatique, souvent depuis très jeunes, tant par passion que par souci d’exercer une profession dans un domaine qui recrute largement et paie bien.
A l’inverse de ce parcours très tracé, les autres codeurs interviewés ont emprunté un chemin plus tortueux, plus expérimental (avec plusieurs reconversions, plusieurs écoles et universités, plusieurs filières) avant de se stabiliser dans le codage. Ces développeurs ont des cursus plus autodidactes, plus morcelés, avec des tentatives manquées, des errances, des retours en arrière, des échecs et des déconvenues. Leurs parcours se sont construits par ruptures (avec l’université, avec un domaine d’étude antérieur, à la suite d’une rencontre ou d’une reconversion), et au fil de la plume (« J’ai pas dû en faire beaucoup des choix réfléchis dans ma vie. », A.). Pour autant, tous semblent mus par des passions et idéaux de longue date, qu’ils ont parfois mis de côté un temps (« J’étais quelqu’un de très idéaliste, je le suis encore d’ailleurs », A.). Un élément récurrent apparaît dans le récit de leur parcours. Si l’informatique les a toujours fascinés, ce domaine n’est pas toujours apparu comme une évidence professionnelle pour eux. On ne peut pas véritablement parler de vocation mais plus du résultat d’un concours de circonstances (« Quand on m’en a parlé, je me suis juste dit : bon on va aller voir ce que ça donne. Et il se trouve que ça m’a beaucoup plu. », A.). Plusieurs codeurs évoquent d’ailleurs le « hasard ». L’un d’entre eux parle même, et non sans autodérision, du « désespoir » comme source de motivation à son entrée dans le monde du développement (« Le désespoir ! En fait, je ne savais pas ce que je voulais faire. », G.).
La plupart des profils de codeurs qui rentrent dans cette catégorie m’a laissé entendre que rien ne les prédisposait à embrasser une carrière de développeur (« J’ai eu mon bac au rattrapage, après avoir redoublé. Et j’ai eu pas mal de soucis personnels qui ont fait que je n’étais pas très assidu. Je ne savais pas trop où je voulais aller. », G.). Certains viennent de milieux sociaux très défavorisés et n’avaient pas connaissance des métiers de l’informatique (« Pour moi, le développement, c’était très noble : avoir cette forme d’élite, c’était inespéré. », G.). En devenant développeurs, ils ont en quelque sorte déjoué les pronostics de l’avenir professionnel qu’ils avaient envisagé. Si ce profil de codeurs peut être considéré comme déviant par rapport à la norme des groupes sociaux dont ils sont issus, c’est d’abord, comme malgré eux, qu’ils ont transgressé les normes de leur groupe d’appartenance initial. Une fois leur statut professionnel affirmé, les développeurs de cette catégorie revendiquent leur nouvelle appartenance et imposent leurs exigences (« Je m’en foutais vraiment du salaire, je m’en foutais des conditions de travail, de tout ça. Maintenant, je mets l’apprentissage au même stade que l’intérêt projet, que je mets au même stade que l’argent. », G.). Les parcours tortueux et déviants de ces outsiders permettent finalement à ces développeurs d’échapper à la norme de leur condition sociale et de changer les rapports de pouvoir.
Un autre profil de développeurs, moins évident, est apparu lors de mes entretiens : les « développeurs des Grandes Ecoles ». Plusieurs de mes interlocuteurs se sont présentés comme des « profils atypiques », ou encore comme « pas les bons profils de développeurs à interroger » car n’ayant pas suivi un « cursus normal de développeur » dans une école d’informatique. Ils viennent de Grandes Ecoles, comme Sciences Po ou l’ESSEC, se sont engagés dans des parcours de sciences humaines, économiques et politiques et effectuent une activité professionnelle dans le développement informatique, loin donc de leur formation académique initiale. Avec ces profils « atypiques » de reconvertis, une autre forme de déviance se dessine. Ici, les développeurs transgressent la norme imposée par leur parcours académique élitiste. Ils font le choix de s’extraire, provisoirement ou définitivement, du cursus Grande Ecole tout tracé dans lequel ils se sont engagés pour trouver de nouvelles compétences, gagner en autonomie, créer, donner un sens à leur travail…
Qu’ils aient suivi un parcours « tout tracé », plus questionné, voire plus chaotique, la passion pour l’informatique et les nouvelles technologies apparaît comme le dénominateur commun à tous les développeurs avec lesquels je me suis entretenue. Ils ont décidé, plus ou moins rapidement, de s’engager dans un domaine qui les a toujours intéressés. Comprendre le fonctionnement des ordinateurs, passer des jeux vidéo à un métier rémunérateur, repousser les limites de la technologie : voici autant d’éléments qui motivent les développeurs dans la réalisation de leurs missions (« Pour comprendre comment les ordinateurs marchaient. J’ai fait une école pour ça. J’aurais pu être testeur aussi mais développeur, c’est plus intéressant parce qu’on repousse les limites du développement. », R.).
Dans l’ensemble des entretiens menés, le métier de développeur se révèle majoritairement comme la concrétisation d’un « rêve de gosse », ou plutôt « d’ado » (« C’est cocasse, mais j’avais déjà tout compris à l’époque. », A. ; « Quand j’étais petit, avant même d’avoir appris à lire et à écrire, mon père m’a mis dans l’informatique […]. J’ai gardé cette passion depuis ces années. », Me., « Depuis tout petit, j’ai demandé à ma mère de m’acheter des livres pour développer. En fait c’est quelque chose d’il y a très longtemps. J’ai toujours développé. », G.,
« Depuis que je suis jeune j’aime les ordinateurs, les jeux vidéo, je suis un peu geek, tout ça. », Mw.).
D’un point de vue RH, la question de la formation chez les professionnels de la programmation informatique est d’autant plus complexe et stimulante qu’elle repose sur un certain nombre de paramètres fluctuants et évolutifs. Il existe une offre pléthorique de formations aux métiers de l’informatique : écoles d’informatique, diplômantes ou pas, comme EPITECH ou l’école 42 par exemple, écoles d’ingénieurs (EFREI, EPITA…), facultés proposant des licences et masters en informatique (Pierre et Marie Curie, Montpellier 3, Université Lumière Lyon 2…), modules de formations en présentiel ou en ligne (codingbootcamp, comme le Wagon) … Il reste toutefois difficile pour un recruteur d’évaluer l’impact de ces formations sur les développeurs en herbe et le niveau en développement des jeunes professionnels issus de ces cursus, et ce d’autant plus que les technologies utilisées par les codeurs évoluent en permanence.
Les témoignages que j’ai recueillis soulignent la dimension trop théorique et pas assez évolutive, voire sclérosée, des cursus proposés en université (« Du coup j’ai compris que c’était ça que je voulais faire, du développement, mais pas à la fac… à la fac, c’est vieux, c’est dépassé, c’est long. », G.). Les écoles d’ingénieurs permettent aux étudiants d’en acquérir le titre, mais eux-mêmes ne se sentent pas véritablement préparés à exercer leur activité. En dehors de leurs stages et de leurs recherches personnelles, ils estiment rester très en surface des problématiques réelles du développement. Les écoles d’informatique non-reconnues par l’Etat rencontrent un plus vif succès auprès des développeurs, mais pâtissent de leur statut auprès des recruteurs qui doutent plus de leur fiabilité. Il est intéressant d’observer le penchant et la reconnaissance des développeurs pour les écoles d’informatique, type Ecole 42, en marge d’un parcours étudiant classique diplômant. Il y a quelque chose de relativement subversif dans le choix que font nombre de développeurs pour ce genre d’écoles hors normes. S’orienter vers ces écoles non-diplômantes témoignent d’un refus, plus ou moins conscient d’ailleurs, de l’ordre établi. Par ailleurs, ce choix délibéré de cursus non-diplômants, mais reconnus et promus par les développeurs en informatique, pose question en termes de recrutement pour les RH. En effet, ces écoles ne délivrent pas de diplôme (de licence ou master) certifiant d’un niveau académique reconnu. Pourtant dans le milieu du développement, les professionnels estiment souvent qu’elles forment, pour certaines en tout cas, bien mieux au métier de codeur que les parcours universitaires en informatique. Un ensemble d’interrogations interviennent alors pour la fonction RH, de recrutement plus précisément : sur quels critères peut-on s’assurer de la pertinence de telle ou telle formation ? est-il préférable de recruter des candidats issus de cursus diplômants ou faut-il, au contraire, se fier à la reconnaissance officieuse des développeurs pour des parcours plus déviants au sein d’écoles non-reconnues officiellement ? est-il nécessaire de généraliser la mise en place de cas pratiques pour évaluer les candidats, et de proposer ce type d’évaluations plus tôt dans les process de recrutement pour éviter les pertes de temps et autres erreurs de casting ? Les choix de parcours empruntés par nombre de développeurs témoignent de ce que Becker évoque comme un « défaut d’obéissance aux normes du groupe » (Becker, 1985). Or la déviance ne relève pas que de comportements inopinés, mais aussi de la réaction du groupe vis-à-vis de ces attitudes hors normes. L’entreprise, et plus particulièrement, les RH doivent désormais composer avec des profils recherchés et qui ne cherchent pas systématiquement à rentrer dans les cadres traditionnels de diplômés ou d’ingénieurs en informatique. Les développeurs s’engagent, pour beaucoup, dans des chemins de traverse qui bouleversent les règles du recrutement et imposent aux RH de s’adapter à des modèles alternatifs parfois déroutants et difficiles à évaluer sur d’autres critères que l’expérience. Quel que soit le cursus suivi, les développeurs témoignent tous d’une détermination à se former, d’une tendance marquée à la prise d’initiative, d’un souci de se renouveler en permanence, si ce n’est d’un véritable esprit autodidacte (« J’ai beaucoup apprécié le fait d’avoir beaucoup d’espace pour les initiatives. », Me., « Au bout du 5e mois, avec A., un petit gars qui est venu, on a décidé de refaire tout le logiciel dans une autre technologie qu’on ne maîtrisait pas et X. a dit oui. », G.). De tous âges et de tous niveaux, les développeurs doivent constamment s’impliquer dans une démarche autonome pour se former en continu. Leur mise à jour sur les évolutions en matière de programmation et la formation au codage en tel ou tel langage requièrent une veille professionnelle perpétuelle et un apprentissage permanent.
Ceci fait partie intégrante de leur métier. La rigueur d’une attitude autonome et responsable pour être en phase avec les évolutions technologiques leur est indispensable afin de tenir la distance dans un milieu compétitif en constante évolution. S’ils font pour certains le choix de parcours déviants, l’autonomie dont les développeurs doivent faire preuve dans leur apprentissage constitue une capacité à affirmer leurs choix à contre-courant. On retrouve bien dans ce schéma l’analyse de Gilbert de Terssac de l’autonomie autour de trois notions : « la résistance, le pouvoir ou le contrôle du processus normatif ». Les cursus des développeurs témoignent d’une forme de résistance à l’ordre établi (diplômes…). Ils affirment leurs choix de parcours, font trembler les cadres traditionnels et influencent par conséquent les processus en place. Ces rapports de pouvoir ont ainsi un impact déterminant sur l’entreprise et notamment sur la gestion des ressources humaines. Qu’ils aient ou non eu besoin de s’affirmer socialement et professionnellement, les parcours étudiants et de jeunes professionnels des développeurs interviewés reflètent plusieurs formes de déviances, par rapport à leurs origines sociales, à leur cursus universitaire, et aux normes auxquelles ils sont présupposés se plier. Ils sont en mesure d’affirmer leurs choix et bouleversent ainsi les normes et process de l’entreprise, en créant de nouveaux rapports de pouvoir au sein des organisations. Face à ces changements, le métier de RH doit s’adapter pour faire de la déviance un atout pour l’entreprise.
(chômage, employabilité…). J’ai donc souhaité en savoir plus sur ce paradoxe qui implique que des profils d’outsiders choisissent délibérément de se ranger dans des carrières finalement très sécurisantes.
Les développeurs interviewés insistent sur la diversité des branches de leur métier (développeurs web, applications pour mobiles…). Ils sont pour la plupart curieux d’explorer différents aspects et spécialités de leur profession au cours de leur carrière. La « curiosité » apparaît comme un véritable leitmotiv tout au long de mes entretiens (« mon moteur à moi, c’est la curiosité », A.). Tous sont mus par l’envie d’apprendre et de se former continuellement. Ils évoquent fréquemment leur objectif d’évoluer et de gagner en compétences dans leur domaine (« Pour l’instant, je suis développeur web, et puis je vais développer mes compétences et essayer d’autres formes de développement. », A. ; « Je n’avais pas les compétences pour faire l’application. J’ai donc dû apprendre par moi-même. », Me. ; « J’ai dû apprendre une dizaine de technologies lors du stage », G.).
« Le métier de développeur n’existe pas. Tu as plusieurs types de développeurs : web, logiciel, application… Mais le terme développeur en tant que tel n’a pas de sens. Tous ceux qui font des lignes de codes sont des développeurs. », A.
Force est de constater que les développeurs insistent tous sur le caractère essentiel de l’auto-formation en continu dans leur métier (« Je n’avais pas les compétences pour faire l’application. J’ai donc dû apprendre par moi-même. », Me., « On s’est formés sur ces technos. Bon ces technos étaient plus complexes, c’était un nouveau paradigme sur le Web », G.). Ils apprennent par eux-mêmes, « sur le tas » et parfois soutenus par un senior plus expérimenté (« J’étais encadré par un développeur très expérimenté et son bureau était juste à côté du mien, donc c’était très pratique. », Me.). Ils comptent largement sur leurs pairs pour évoluer et faire accroître leurs compétences, en se transmettant leurs savoirs mutuellement (« on réfléchit et on progresse ensemble avec l’équipe », Me.). Les codeurs s’en remettent constamment à « la communauté » des développeurs, sur internet, pour avancer dans leurs programmes et résoudre leurs problèmes de code. Les développeurs soumettent en effet fréquemment leurs difficultés de codage sur des forums et réseaux spécialisés, afin de bénéficier des méthodes de résolution du problème antérieurement avancées par leurs pairs.
« Tu utilises un langage et quand tu as un problème tu as forcément 100 000 personnes qui l’ont déjà eu, 10 000 personnes qui ont cherché une solution et 5 000 personnes qui ont proposé une résolution sur des forums de devs. Par exemple, tu as “stack overflow”. », P.
S’en remettant à la « communauté » de leurs pairs pour parvenir à résoudre leurs problèmes de code, les développeurs se détachent en quelque sorte des règles de la concurrence entre entreprises. En partageant leurs difficultés, leurs méthodes et leurs propositions de résolution à l’ensemble des développeurs sur des plateformes en ligne, les codeurs privilégient pour ainsi dire l’art du développement informatique et l’entraide d’une communauté à l’optimisation concurrentielle des programmes informatiques de leur entreprise. Cette pratique de mise en commun des problèmes et des idées peut apparaître déviante, mais offre finalement un gain de temps considérable dans la réalisation des tâches des développeurs pour leur employeur. Leur méthode d’entraide, étendue à l’ensemble de la communauté des développeurs, n’est pas sans rappeler celle du « co-développement » de plus en plus appréciée dans les entreprises et utilisée auprès de différentes populations de professionnels. D’un point de vue RH, il est intéressant de voir que certaines pratiques considérées comme novatrices dans les organisations, et qui s’y imposent progressivement en France, existent de manière informelle depuis longtemps chez les développeurs. Ce constat m’amène à penser qu’il peut être judicieux, en termes de ressources humaines, de se pencher plus avant sur les usages et pratiques de ces populations d’actifs qui expérimentent les premières des nouvelles formes de travail, du fait notamment de leur aisance avec les nouvelles technologies et de leur tendance à transgresser les normes et usages en vigueur. Outsiders, certes, les développeurs n’en sont pas pour autant moins inspirants justement dans l’utilisation déviante qu’ils font des nouvelles technologies au service de leurs pairs et des entreprises.
En dehors de ces méthodes de formation en continu inspirantes pour les RH, il est intéressant de se pencher sur la question de l’évolution de carrière chez les codeurs. Plusieurs entretiens ont révélé l’importance accordée par les développeurs aux progressions de carrière qu’ils peuvent envisager en s’engageant dans le développement informatique. La marge est grande, et de codeurs exécutants, ils peuvent rapidement passer à managers, voire, pour ceux qui le souhaitent, se lancer dans leur propre business (« La marge de progression, c’est toi qui la définis et qui vois jusqu’où tu veux aller. Tu peux commencer en développeur, tu peux devenir manager, après tu peux passer en freelance ou pas. Tu peux faire ton business model, ton business plan, du coup il y a des gens qui se lancent qui créent leur propre startup. », Mw.). Je précise, à ce titre, que les profils des développeurs interviewés révèlent souvent une fibre entrepreneuriale très marquée. Beaucoup aspirent ou sont déjà passés à un moment de leur carrière à l’auto-entreprenariat. Derrière cette aspiration entrepreneuriale, il y a un besoin évident de ne plus dépendre des cadres imposés par un supérieur hiérarchique. Pour beaucoup, embrasser une carrière de développeur, c’est se laisser la possibilité de travailler en indépendant. A leurs yeux, le développement informatique apparaît comme un domaine favorable pour éviter les rapports hiérarchiques et les normes de l’entreprise. Les codeurs semblent, par exemple, rechigner à réaliser des tâches plus administratives ou préparatrices, préalables au développement, fastidieuses mais toutefois nécessaires à l’élaboration du cœur de leurs missions. Lorsqu’ils travaillent dans de grosses entreprises, les développeurs déplorent la lenteur et l’inflexibilité de certains processus qui ralentissent considérablement l’avancée de leurs réalisations. Ainsi, les développeurs sont globalement frileux des process contraignants qui leur incombent en production. Le choix de la startup ou de la petite structure apparaît parfois comme le compromis privilégier par les codeurs pour contourner les étapes fastidieuses de systèmes de contrôle et de validation plus présents dans les grosses entreprises très structurées. On reconnaît donc un penchant certain des développeurs à contourner les normes et processus contraignants. Toutefois, ces considérations décriées par les développeurs le sont aussi par nombre d’autres salariés, notamment en ce qui concerne les process de validations et de contrôles. Les codeurs apparaissent ainsi comme un groupe-témoin de professionnels potentiellement représentatif de salariés exerçant une autre activité. Très recherchés sur le marché de l’emploi, les développeurs peuvent en revanche beaucoup plus facilement que d’autres se permettre de choisir des entreprises plus flexibles. A l’inverse, ils ne semblent pas chercher à éviter les défis et problèmes liés aux missions de développement informatique. L’aspect évolutif de leur métier motive grandement les codeurs et les incite à se former continuellement pour dépasser leurs propres limites (« A chaque fois que je prends des contrats, je veille à ce qu’il y ait un pourcentage assez important de choses que je ne sais pas faire pour que je puisse apprendre. », Ma.). La majeure partie des interviewés semblent mus par la volonté de progresser. A l’image de leurs algorithmes qu’ils s’efforcent d’optimiser en permanence, ils considèrent leur carrière de façon évolutive et n’envisagent leurs compétences que de manière perfectible. Ainsi, les développeurs ne paraissent pas adopter de posture déviante en ce qui concerne le souci de performance en entreprise. D’un point de vue RH, il est intéressant de constater l’importance qu’accordent les développeurs interviewés au sens qu’ils donnent à leur travail. Il ne s’agit pas de réaliser une tâche purement et simplement, mais d’en tirer un apprentissage, de gagner en compétences, d’évoluer.
Tous les développeurs que j’ai interrogés s’accordent à dire que l’intérêt principal de leur métier repose sur la résolution concrète de problèmes, la réflexion au service d’un client. Leur profession leur demande de modéliser sous forme de lignes de codes une réponse à un besoin formulé par un utilisateur. Leur métier leur permet de transformer une réflexion en une réalisation adaptée au besoin de l’utilisateur (« C’est pas forcément résoudre des problèmes, mais apporter des solutions techniques à des demandes. », G.). C’est cet aspect de mise en pratique de la réflexion qui intéresse tout particulièrement les développeurs, le passage de la pensée à la réalité (« Même si, en tant que développeur j’ai besoin de cours théoriques un peu longs, après je les applique directement derrière. Pour apprendre, j’ai besoin d’avoir quelque chose de concret à faire. », G.). C’est d’ailleurs cette aspiration profonde à créer, à voir concrètement le résultat de leur travail qui pousse certains professionnels à se tourner vers le développement. A la question de ce qui l’a motivée à devenir développeuse, S. répond que : « c’est vraiment la création. En fait tu crées un produit. Tu programmes et tu vois un truc qui est en train de se créer sous tes mains, et ça c’est un truc que j’adore et que vraiment je ne retrouve pas du tout dans le business. ». Il est frappant de constater que tous les interrogés se sont tournés vers le développement informatique pour effectuer un travail qui leur permet paradoxalement de concrétiser virtuellement leur réflexion. « Je peux me dire : bah tiens je vais créer un site web ou une application. Et c’est dans cette chose de réalisation, de conception, de résultats, c’est tout ça qui me plaisait à fond. », J.
Le développeur transgresse en quelque sorte la représentation classique que l’on a du salarié qui travaille derrière son écran sans jamais obtenir de résultat concret de son labeur. Par sa simple pratique, la programmation apparaît comme une activité qui se joue des règles et des aprioris. Cette nécessité urgente de création et de concret se révèle cruciale auprès de ces jeunes travailleurs. L’expression récurrente de ce « besoin de concret » à trouver dans leur vie professionnelle est tout à fait édifiante d’un point de vue RH. La question du sens à donner à leur activité est à l’évidence au cœur des préoccupations de ces professionnels. Celle de la reconnaissance aussi, puisqu’ils estiment leur activité comme particulièrement gratifiante, en ce sens qu’ils voient rapidement prendre forme le fruit de leur labeur.
Si tous les développeurs interrogés ont à cœur de suivre leurs envies pour réaliser leur parcours professionnel, il n’en demeure pas moins que leurs choix de carrière dépendent largement de considérations plus pragmatiques : salaire, secteurs qui recrutent, possibilités d’évolution de carrière… Le choix d’une carrière dans le développement est indéniablement influencé par la forte employabilité des développeurs sur le marché du travail, mais aussi par les prétentions salariales auxquelles ils peuvent aspirer. Globalement, les choix de parcours académiques et professionnels des développeurs m’apparaissent comme guidés par leurs envies, quitte à emprunter des chemins de traverse et à faire figure d’outsiders. Néanmoins, tous se sont dirigés vers le développement informatique, influencés par les perspectives alléchantes d’un métier où la création rime avec une forte employabilité et de bons salaires. Profils déviants sur certains points, les codeurs n’en demeurent pas moins très pragmatiques et sensibles aux normes sociales sur d’autres.

Le code du solitaire en groupe : un paradoxe à prendre en compte par les RH

« Pour moi, le développement, c’était très noble : avoir cette forme d’élite, c’était inespéré. On a l’impression qu’ils sont dans leur coin, qu’ils font des choses bizarres ! Ce qui n’est pas non plus faux mais ce qui n’est pas non plus totalement vrai ! », G.
Une grande partie du travail des développeurs s’effectue seul, « derrière son écran », comme le rappellent les développeurs interrogés. Pourtant la majorité des développeurs réalise ses missions en équipe et accorde une importance fondamentale au collectif de travail. Salariés ou indépendants, en temps plein ou partiel, quand ils télétravaillent, leur domicile constitue leur lieu d’activité. Certains se rendent toutefois occasionnellement dans des cafés ou plus rarement des espaces de coworking pour rompre l’habitude et être entourés d’autres télétravailleurs. Ils insistent tous sur l’importance du groupe dans leur profession. En fonction des entretiens, le rapport des développeurs aux autres, et notamment à leurs collègues et aux utilisateurs de leurs réalisations, apparaît sous différents aspects.
Les entretiens révèlent par exemple le souci qu’ont les développeurs de répondre le plus justement possible aux attentes des utilisateurs (« En fait, le développement informatique, les sites web, c’est pour des gens. Tu réponds aux besoins des gens. », Mw.). Leur activité est complètement tournée vers l’utilisateur. Les codeurs élaborent des programmes pour répondre à un besoin formulé par leur client. Comprendre l’autre et ses attentes fait partie intégrante du métier de développeur et constitue un élément fondamental dans la réussite de leurs missions. Loin de l’apriori qui fait du développeur un « geek » associable et parfaitement hermétique aux rapports sociaux, ces professionnels témoignent d’un véritable intérêt pour les autres, qu’il s’agisse de leurs collègues ou de leurs clients. Le mythe du codeur informatique enfermé derrière son écran tombe, ou en partie tout du moins, au vu des discours de mes interlocuteurs (« Le code, c’est un travail qui se fait seul, certes, mais il y a toute la partie de collaboration où on réfléchit et on progresse ensemble avec l’équipe. », Me., « Ce qui me plaît particulièrement dans mon métier ? Les collègues, les collègues ! », R.). Au vu de mes entretiens, le profil déviant du développeur marginal se révèle bien caricatural, en ce qui concerne son rapport aux collectifs notamment. Ainsi, les développeurs soulignent fréquemment l’importance des collègues et du manager dans leur activité. Ils jouent un rôle crucial dans leur épanouissement professionnel. L’un de mes interlocuteurs s’est immédiatement exclamé « les collègues, les collègues ! », en guise de réponse à la question de ce qui lui plaisait particulièrement dans son métier.
Plus paradoxal et surprenant encore, l’un des codeurs interviewés révèle que son choix du domaine de l’informatique s’est confirmé à partir du moment où il s’est senti faire partie d’une communauté (« j’étais sous le charme. […] Peut-être à cause du côté communautaire. », A.). Ce serait donc la sensation d’appartenance à un groupe qui aurait définitivement déterminé cette personne à s’engager dans l’univers du développement informatique. Le mythe du « geek marginal » s’efface derrière les propos de ces développeurs qui se révèlent bien plus comme des profils paradoxaux de professionnels solitaires, mais en équipe. Les locaux de l’école 42 sont particulièrement édifiants pour comprendre l’idée du travail en solitaire, mais au sein d’un groupe. Des rangées de Mac se suivent dans des open spaces immenses, sur trois étages. Les élèves viennent quand ils veulent, à toute heure du jour et de la nuit, s’installent où ils le souhaitent. La plupart des étudiants se placent par petits groupes de travail, puis s’isolent sous leur casque pour coder. La déviance ne se joue donc pas tant sur le rapport aux autres des développeurs, mais bien plus sur leur besoin d’obtenir des conditions de travail adaptables à leurs préférences et qui tiennent compte de leurs contraintes personnelles.

Table des matières

INTRODUCTION
1) Cadrage sur l’actualité : La solution « télétravail » ?
2) L’Objet de départ : le télétravail
3) L’Objet de recherche et la définition des concepts
4) Problème de recherche et hypothèses :
5) Méthodologie de terrain
6) Plan
I) Les développeurs : du profil « outsiders » au groupe-témoin de professionnels riche en apprentissages pour les RH
1) Des parcours étudiants divers, variés…et souvent déviants
2) Des parcours professionnels cadrés et sécurisants pour des profils « outsiders »
3) Le code du solitaire en groupe : un paradoxe à prendre en compte par les RH
4) Les développeurs : « ouvriers » du 21e siècle ?
II) Le télétravail : une pratique déviante pour les développeurs, de nouvelles normes pour l’entreprise et les RH
1) Le télétravail, chez les codeurs ? Ça se développe !
2) Le télétravail des développeurs ? Tout un programme… Une pratique cadrée qui implique organisation et contrôles
a) Télétravail, collectif et communication : les rapports au groupe de travail priment sur la transgression des normes de l’entreprise
b) Télétravail et autonomie : une pratique déviante modérée et une autonomie contrôlée
c) Télétravail, organisation et structuration : comment cadrer une pratique déviante ?
d) Télétravail, horaires de travail, concentration et droit à la déconnexion : les déviances d’une
pratique encore peu cadrée
e) Télétravail et problématiques de discriminations : dévier les normes cachées ?
3) Télétravail choisi et télétravail contraint : une problématique RH
III) Implémentation d’un modèle de télétravail systémique au sein d’une startup de « Tech » : un enjeu pour les RH
1) Le télétravail chez OLYSTIC : d’une pratique à la marge adoptée par les développeurs à un
système généralisé
2) La mise en place d’un modèle de télétravail structurel sous un oeil RH
CONCLUSION
BIBLIOGAPHIE
ANNEXES
RESUME
MOTS-CLES

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