L’éducation et la scolarisation des enfants anormaux

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Introduction

2005 et 2013 sont des dates charnières dans la scolarisation des élèves à besoins éducatifs particuliers (EBEP), avec la promulgation de la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, puis celle d’orientation et de programmation pour la refondation de l’Ecole de la République du 8 juillet 2013 en faveur d’une école inclusive, renforcée par la loi de 2019 pour une école de la confiance. Depuis quinze ans, les chiffres sont unanimes, le nombre des scolarisations inclusives a massivement augmenté, qu’elles soient soutenues dans des dispositifs spécialisées de type ULIS1 ou qu’elles s’effectuent dans des classes dites ordinaires. Ainsi, en 20182, 185 600 élèves en situation de handicap (ESH) sont scolarisés, contre 96 400 en 2004. Selon le rapport de la DEPP, 87 % des ESH sont scolarisés à temps plein et 13 % à temps partiel. Il précise également que « tous modes de scolarisation confondus, individuel et collectif, près d’un élève sur deux scolarisé à temps partiel, a un temps de scolarisation hebdomadaire supérieur à un mi-temps » (p. 80). Cependant, ces chiffres ne prennent pas en considération tous les EBEP, mais seulement ceux qui ont une reconnaissance de handicap émanant de la Maison Départementale des Personnes Handicapées (MDPH). Les EBEP, c’est-à-dire les élèves qui ont « des difficultés d’apprentissage qui nécessitent que des ressources éducatives spécialisées soient prévues pour [eux] » (Thomazet, 2012, p. 14), ne sont pas comptabilisés dans ces statistiques. Derrière l’augmentation de la scolarisation de ce public, jusqu’alors peu présent dans les écoles ordinaires, se cachent des vécus d’enseignants et d’élèves ; c’est précisément ce qui fonde l’origine de notre recherche.
Enseignante spécialisée, j’occupe la fonction de personne-ressource, c’est-à-dire qu’une partie de mon activité consiste à répondre « dans le contexte d’exercice, aux demandes de conseils concernant l’élaboration de réponses pédagogiques concertées à des besoins éducatifs particuliers »,
à concevoir et mettre « en œuvre des modalités de co-intervention », mais également, construire et animer « des actions de sensibilisation, d’information et particip[er] à des actions de formation sur le thème de l’éducation inclusive »3. Dans ce cadre, je suis amenée à rencontrer beaucoup d’enseignants pour accompagner la scolarisation d’EBEP. J’entends leur désarroi, leur sentiment d’échec, l’expression de leurs difficultés, leur impression de ne plus savoir comment faire leur
1 Unité Localisée pour l’Inclusion Scolaire
2 Sources DEPP, RERS, 2019, p. 78.
3 BO n° 7 du 16 février 2017 Référentiel des compétences spécifiques d’un enseignant spécialisé.
métier. J’entends également leurs petites et grandes victoires, l’allègement ou la disparition de leurs appréhensions, leur envie de « bien faire ». Parfois, les particularités de l’élève sont tellement déconcertantes, tellement difficiles que la rencontre professionnelle et personnelle entre l’élève et son enseignante ou enseignant ne se fait pas. Parfois, il faut beaucoup de temps pour qu’elle se fasse et parfois elle a lieu tout de suite, le type de particularité étant souvent déterminant, meme s’il n’est pas le seul en cause (Garnier, 2013 ; Thouroude, 2012 ; Avramidis, Bayliss, et Burden, 2000). En travaillant avec tous ces enseignants, j’observe que l’adaptation de l’adulte aux besoins de l’EBEP se fait plus ou moins facilement. Dans certaines classes, les propositions d’aménagements matériels ou de pratiques différentes émanant de la personne-ressource sont difficilement reçues, alors que dans d’autres, les enseignants s’en saisissent et les transforment pour les adapter à leur fonctionnement.
Les travaux de recherche en sciences de l’éducation ont beaucoup traité des effets de la scolarisation des EBEP sur les enseignants, que ce soit du point de vue des pratiques (Mazereau, 2011 ; Toullec-Théry et Nédelec-Trohel 2010 ; Gombert, Feuilladieu, Gilles et Roussay, 2008), de leur identité professionnelle (Toux, 2016 ; Lac, Mias, Labbé et Bataille, 2010), ou meme de leur santé (Curchod-Ruedi, Ramel, Bonvin, Albanese et Doudin, 2013). Toutes ces études révèlent une tension entre les valeurs inclusives auxquelles les professionnels adhèrent majoritairement et la réalité de leurs mises en œuvre, souvent compliquées. Cette tension, de façon empirique, au contact des enseignants, j’en ai fait un premier sujet de recherche en master 24. C’est à l’issue de ce travail que la notion d’élève idéal est apparue, il s’est présenté ainsi dans les discours des deux enseignantes interrogées, à travers les exigences qu’elles exprimaient, leurs questionnements et leurs doutes. Spécialisée pour l’une, et l’autre exerçant en classe « ordinaire », ces deux enseignantes faisaient référence, de façon plus ou moins consciente, à cette image d’Epinal, à cet élève qui n’existe pas mais qui prenait pourtant beaucoup de place dans leurs représentations.
Porter la focale sur l’élève idéal, dans un contexte scolaire qui se veut inclusif, peut paraître anachronique, voire provocateur, puisqu’il vient en quelque sorte nier la diversité des élèves et figer les attentes à leur égard. Toutefois, le penser obsolète c’est oublier que l’école française est construite et structurée de façon très normée, standardisée (Thouroude, 2012) et qu’elle est également normalisatrice (Vergnioux, 2009). Les objectifs que l’institution poursuit, édictés à travers le socle commun de connaissances, de compétences et de culture5 et les programmes
4 « Le rapport à l’épreuve d’une enseignante spécialisée et d’une enseignante ordinaire scolarisant des élèves dys-exécutifs ». Mémoire de master 2 ASH, sous la direction de Marie Toullec et Betty Toux, 2014-2015, Université de Nantes.
5 Décret n° 2015-372 du 31 mars 2015 relatif au socle commun de connaissances, de compétences et de culture.
scolaires, font ainsi référence à un élève moyen, « normal », « non problématique » (Duru-Bellat, Farges, van Zanten, 2018, p. 148). Les injonctions, les programmes et les textes officiels, ces normes institutionnelles, influencent aussi l’activité enseignante (Ibid.), à travers ce que Clot (2008) nomme la dimension impersonnelle du métier. Notre enjeu est alors de les interroger : dans quelles mesures ces normes ont-elles une part de responsabilité dans la difficile transition vers l’école inclusive ? En effet, le devenir inclusif de l’école repose, selon l’institution, sur « une approche nouvelle : quels que soient les besoins particuliers de l’élève, c’est à l’école de s’assurer que l’environnement est adapté à sa scolarité »6. Or, comment cette « approche nouvelle » est-elle conciliable et conciliée par les enseignants, avec les objectifs d’acquisitions normalisées, décrits dans le socle commun de connaissances, de compétences et de culture ?
Pour appréhender le plus fidèlement possible les effets de la scolarisation des EBEP sur les enseignants, il s’agit alors de comprendre ce qui est à l’œuvre chez les professionnels. Tout d’abord, selon Clot (Ibid.), tout métier est composé de quatre dimensions, à la fois impersonnelle, comme nous l’avons évoqué, mais aussi personnelle, c’est-à-dire inhérente à l’individu, interpersonnelle, relative aux interactions entre collègues et enfin trans-personnelles, c’est-à-dire l’héritage issu de l’histoire du métier. Ensuite, etre enseignant, c’est évoluer et agir dans un environnement où représentations, pratiques et identité professionnelle font système (Blin, 1997). Ainsi, si la scolarisation des EBEP peut venir modifier à la fois les pratiques et l’identité professionnelle des enseignants, alors la question de l’influence des représentations des enseignants peut légitimement etre soulevée, puisque la représentation sociale traduit « des relations complexes, réelles et imaginaires, objectives et symboliques, que le sujet entretient avec cet objet » (Abric, 1976, p. 106). Nous situons notre recherche dans cette perspective et nous avons choisi de nous y intéresser par le prisme des représentations de l’élève idéal.
Lorsque nous avons débuté l’état des lieux des recherches à propos de l’élève idéal, nous avons constaté qu’il n’avait été que très rarement étudié comme un objet à part entière. Ce caractère presque inédit offrait une grande liberté de traitement, ouvrait de nombreuses perspectives parmi lesquelles il a fallu choisir. Notre recherche s’articule donc autour de plusieurs questions.
– Qui est, aujourd’hui, l’élève idéal des enseignants du premier degré ?
– Quel rôle et influence exerce-t-il sur leurs pratiques et leur identité professionnelle ?
– La représentation de l’élève idéal peut-elle etre un frein au développement de l’école inclusive ?

Table des matières

Remerciements
Table des matières
Introduction.
Partie 1
Les normes de l’école en question
Chapitre 1 : Les valeurs et les normes à l’école
1.1. Des valeurs et normes institutionnelles aux normes professionnelles
1.1.1. Les valeurs institutionnelles.
1.1.2. Les normes professionnelles
1.1.3. Les spécificités de l’enseignement privé
1.2. Des normes à l’émergence d’un élève idéal
Chapitre 2 : La scolarité des élèves anormaux
2.1. L’éducation et la scolarisation des enfants anormaux
2.1.1. De l’enfant anormal d’école à l’élève à besoins éducatifs particuliers
2.1.1.a La ségrégation (1909-1982)
2.1.1.b L’intégration (1982-2005)
2.1.1.c L’inclusion (depuis 2005).
2.2. Les chiffres de la scolarité inclusive aujourd’hui
2.2.1. Dans le primaire.
2.2.2. Dans le secondaire et le supérieur.
Chapitre 3 : L’école inclusive, à quelles normes se vouer ?.
3.1. Les enseignants au coeur d’un conflit entre les valeurs et les normes.
3.2. L’école inclusive, de la normalisation à l’altérité normative.
Conclusion
Partie 2
Le rapport à l’élève idéal : des représentations aux réseaux d’influences
Chapitre 1 : L’élève idéal
1.1. Qui est l’élève idéal ?
1.1.1. L’élève idéal est-il universel ?
1.1.2. Vers l’élève idéal français.
1.1.2.a Le bon élève et la catégorie sociale des élèves.
1.1.2.b Le bon élève et la catégorie sociale des enseignants
1.2. A quoi sert, que sert l’élève idéal ?.
1.2.1. L’élève idéal et le triangle pédagogique
1.2.2. Les méthodes pédagogiques et élève idéal
1.2.3. Les fonctions et la place de l’élève idéal dans la classe
1.3. Elève idéal et élève à besoins éducatifs particuliers (EBEP)
Chapitre 2 : Des représentations sociales, au rapport à l’élève idéal
2.1. Les représentations sociales : repères théoriques
2.1.1. La structure d’une représentation sociale : la théorie du noyau central.
2.1.2. Les fonctions d’une représentation sociale
2.2. L’élève idéal est-il un objet de représentations sociales ?.
2.3. Lorsqu’il est question des enseignants, parle-t-on plutôt de représentations professionnelles
2.4. Le rapport à l’élève idéal
Chapitre 3 : Construction et évolution de l’identité professionnelle des enseignants.
3.1. La construction de l’identité professionnelle des enseignants est-elle influencée par leurs
représentations (professionnelles et/ou personnelles) ?.
3.2. L’identité professionnelle des enseignants et la scolarisation des EBEP
3.3. L’identité professionnelle face aux changements
Chapitre 4 : Les pratiques professionnelles des professeurs des écoles non spécialisés :
pratiques générales et pratiques d’adaptation à destination des EBEP
4.1. De quelles pratiques professionnelles parlons-nous ?
4.1.1. Les pratiques enseignantes à la lumière du triangle didactique (Houssaye, 1988)
4.2. Les représentations de l’élève idéal des enseignants ont-elles un impact sur leurs pratiques
professionnelles ?
4.3. Quelles sont les pratiques d’adaptation des enseignants à destination des EBEP ?
4.3.1. Dans les écoles et les classes ordinaires
4.3.2. Dans les dispositifs spécialisés de type ULIS.
Conclusion
Partie 3
Méthodologie et Résultats
Préambule : Pourquoi une enquête pluri-méthodologique en trois temps ?
Chapitre 1 : Le questionnaire
1.1. Recenser et définir les informations à recueillir
1.2. La population visée
1.3. Qui sont les EBEP scolarisés, comment le sont-ils et qu’en pensent les enseignants ?
1.4. Les pratiques et gestes d’adaptation à destination des EBEP.
1.5. Le recueil de la représentation de l’élève idéal et de ses éléments centraux
1.5.1. La technique d’association verbale
1.5.2. La recherche des éléments centraux de la représentation de l’élève idéal.
Chapitre 2 : Les entretiens.
2.1. Les entretiens de groupe : focus groupes
2.1.1. Les objectifs.
2.1.2. Le recrutement des participants et la constitution des groupes
2.1.3. Les thématiques et les questions abordées.
2.2. Les entretiens individuels semi-directifs
2.2.1. Les objectifs.
2.2.2. Le recrutement des participants
2.2.3. L’élaboration des thématiques et des questions
Chapitre 3 : L’analyse des données
3.1. L’analyse descriptive des données
3.2. L’analyse textuelle des questions ouvertes et des focus groupes
3.2.1. Le traitement préalable des données.
3.2.1. L’analyse générale des données textuelles.
3.3. Les typologies d’enseignants
3.3.1. Les analyses factorielles de correspondance (AFC).
3.4. L’analyse des représentations.
3.4.1. L’analyse de contenu
Les Résultats
Chapitre 4 : Les répondants.
4.1. Les participants à notre étude.
4.1.1. Les caractéristiques des répondants
4.1.2. Les orientations politiques et religieuses
4.2. Les caractéristiques des participants aux focus groupes
4.3. Les entretiens individuels.
Chapitre 5 : L’identité professionnelle
5.1. Que disent les enseignants de leur métier ?.
5.1.1. Résultats de l’analyse factorielle des verbatims des focus groupes
5.1.2. Résultats de l’analyse de contenu thématique.
5.1.2.a La dimension interpersonnelle du métier
5.1.2.b La dimension impersonnelle
5.1.2.c La particularité de l’enseignement privé
5.1.2.d Le rapport à la difficulté scolaire
5.1.2.e Le rapport aux normes scolaires.
5.2. Les valeurs professionnelles
5.3. L’identité professionnelle face aux changements.
Chapitre 6 : La scolarisation des EBEP
6.1. Les donnés issues du questionnaire.
6.1.1. Les expériences de scolarisation d’EBEP
6.1.1.a Les modalités de scolarisation.
6.1.1.b Les ressentis des enseignants
6.1.1.c La formation.
6.1.1.d Les collaborations.
6.1.2. Analyse de la question ouverte sur la scolarisation des EBEP
6.1.2.a L’analyse lexicale
6.1.2.b Les résultats de l’analyse factorielle
6.1.2.c Les typologies d’enseignants
6.1.3. Analyse thématique de contenu
6.1.4. Analyse des termes spécifiques par modalité
6.1.4.a Termes spécifiques par genre
6.1.4.b Termes spécifiques par âge et par expérience.

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