UNE JUSTIFICATION A LA PARCELLISATION DU DROIT COMMUNAUTAIRE
Le droit communautaire des contrats est caractérisé à la fois par son caractère lacunaire et son ultra-spécialisation. Les contrats les plus usuels sont ignorés alors que les contrats réglementés par les autorités communautaires sont des contrats « très spéciaux ». Par ailleurs l’intervention communautaire concerne davantage certaines clauses contractuelles, certaines techniques de conclusion des contrats et certaines professions, que le droit des contrats en son entier. L’obligation de fonder les actes communautaires sur une base juridique valable et de se conformer au principe de subsidiarité justifie à la fois le droit des contrats « très spéciaux » (I) et le droit « très spécial » des contrats (I).
Les règles d’attribution et d’exercice des compétences et le droit communautaire des contrats « très spéciaux »
La Communauté a réglementé les contrats de tourisme, de crédit à la consommation, de distribution, de spécialisation, d’agence commerciale, mais n’est intervenue ni pour réglementer de manière générale des contrats aussi importants que le contrat de vente ou de crédit, ni en ce concerne les « petits » contrats tels que le prêt, le dépôt ou encore l’échange.
Dans quelle mesure le choix de ce domaine d’action du législateur communautaire est-il conforme au principe d’attribution des compétences ?
Pour pouvoir envisager une harmonisation du droit applicable aux contrats spéciaux, il faut, en vertu du principe des compétences d’attribution, trouver une base juridique pertinente dans les dispositions du Traité. Cela suppose tout d’abord que cette intervention puisse correspondre à l’un des objectifs de la Communauté et ensuite à une des actions énumérées à l’article 3. Parmi les objectifs que pourrait potentiellement viser une intervention communautaire en matière de contrats spéciaux, la promotion d’un « développement harmonieux, équilibré et durable des activités économiques » semble être le plus appropriée.
Le lien entre contrat et activité économique est évident, le contrat constituant le « vêtement juridique » 459 de toute opération économique. Cela suppose ensuite que le Traité ait accordé à la Communauté les moyens d’atteindre cet objectif. C’est l’article 3 du Traité qui liste les moyens d’actions accordés à la Communauté. Plusieurs types d’actions semblent a priori appropriés. Le point h relatif au « rapprochement des législations nationales dans la mesure nécessaire au fonctionnement du marché commun » peut parfaitement trouver à s’appliquer, plus sûrement encore le point g qui prévoit l’adoption d’un « régime assurant que la concurrence n’est pas faussée dans le marché intérieur », et on peut encore penser à « l’abolition […] des obstacles à la libre circulation des marchandises, des personnes des services et des capitaux » (point c). Les articles relatifs au rapprochement des législations dans la mesure nécessaire au fonctionnement du marché commun sont contenus dans le chapitre 3 du Titre V relatifs aux « règles communes sur la concurrence, la fiscalité et le rapprochement des législations ». Il s’agit principalement des articles 94, 95 et 96 du Traité (ex articles 100, 100A et 101) qui constituent des clauses générales d’harmonisation pouvant être utilisées en l’absence de règles spéciales 460. Dans la mesure où l’article 96, comme nous l’avons déjà indiqué 461, est d’utilisation parfaitement exceptionnelle, ce sont uniquement les 94 et 95 qui peuvent fournir une base juridique appropriée à l’action envisagée. L’article 94 prévoit que le Conseil statuant à l’unanimité « arrête des directives pour le rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres qui ont une incidence directe sur l’établissement ou le fonctionnement du marché commun » 462. En vertu de l’article 95, c’est à la majorité qualifiée que le Conseil « arrête les mesures relatives au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres qui ont pour objet l’établissement et le fonctionnement du marché intérieur » 463. Il faut faire fi des différences sémantiques déjà évoquées 464 entre les deux textes pour constater qu’il ressort des deux dispositions que l’intervention communautaire doit répondre à l’objectif de fonctionnement du marché commun. La question centrale est donc de savoir si les disparités entre les législations nationales relatives aux contrats spéciaux constituent un frein au fonctionnement du marché commun. Or il ressort de l’analyse que si le lien entre certains contrats « très spéciaux » comme les contrats de tourisme (A) ou les contrats commerciaux entre entreprises (B) et le droit communautaire est aisément identifiable, il en va différemment en ce qui concerne les « petits contrats » spéciaux que connaît le droit national (B).
Concernant la catégorie des contrats que l’on dit « de tourisme », à laquelle appartiennent les contrats de multipropriété ou timeshare, ainsi que les contrats de voyages à forfait, le bien fondé de l’intervention communautaire est solidement justifié. Le secteur touristique constitue, sans aucun doute, l’un des secteurs essentiels de l’achèvement du marché intérieur. L’influence qu’exerce le tourisme sur la cohésion économique 465, sur l’emploi mais aussi sur la promotion des cultures européennes 466 n’est plus à prouver. Or il est avéré que les législations nationales y relatives présentent de nombreuses disparités 467. En conséquence, la construction d’une politique communautaire du tourisme est nécessaire pour pallier les obstacles à la libre prestation de services ainsi que les distorsions de concurrence existant en ce domaine. Cette intervention communautaire en matière de tourisme, qui touche à de nombreuses politiques communautaires 468 et qui est fondée sur l’ancien article 100A trouve ici sa pleine légitimation. Par ailleurs, le caractère largement transfrontière des contrats de timeshare et de voyages et vacances à forfait, la complexité des opérations sur lesquelles ils reposent, justifient une intervention justifie une intervention ayant pour but de protéger les intérêts du candidat-touriste.
Les contrats commerciaux entre entreprises et la politique de concurrence
Les dispositions relatives à la politique de concurrence ont justifié l’adoption d’instruments communautaires qui ont réglementé de façon détaillée un bon nombre de contrats « très spéciaux ». Les dispositions relatives au droit de la concurrence communautaire ont contribué à ce que le législateur européen intervienne très tôt pour définir un cadre normatif applicable à ces contrats issus de la pratique commerciale et dont le développement s’était largement fait en dehors de tout encadrement légal. C’est sur la base de l’ancien article 85 du Traité (article 81 TCE) qu’ont été adopté les règlements d’exemption relatifs aux contrats de distribution et de production. L’ancien article 85 du Traité, tout comme l’article 81 actuel, interdit dans son paragraphe 1 « tous accords entre entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché commun […] ». Mais le paragraphe 3 autorise l’adoption de règlements qui exemptent de cette interdiction les accords « qui contribuent à améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte ». L’intervention communautaire en matière de franchise, de distribution et d’achat exclusif, de distribution automobile, de licence de brevet et de savoir-faire, de recherche et développement … pour être ultra-spécialisée n’en est pas moins conforme à l’exigence de base juridique.
Le problème de la base juridique communautaire et les « petits contrats »
En revanche, force est de constater qu’en ce qui concerne les contrats les plus courants, les « petits contrats » de la vie quotidienne, qui revêtent rarement une importance économique significative, le fonctionnement du marché commun peut difficilement servir de base juridique valable. A quel titre la Communauté pourrait-elle adopter un texte concernant le contrat de prêt ? de dépôt ? d’échange ?
Les règles d’attribution et d’exercice des compétences et le droit « très spécial » des contrats
Qu’il s’agisse de la réglementation des professions (A), de celle des techniques contractuelles (B) des retards de paiement ou des garanties des biens de consommation (C), l’extrême spécialisation de cet ensemble de textes trouve une justification dans les règles attributives et régulatrices des compétences.
La réglementation des professions et la liberté professionnelle
C’est sur la base du droit d’exercer librement une activité professionnelle qu’a été abordée la réglementation de la profession d’agent commercial. La directive sur les agents commerciaux dispose d’une double base juridique. Elle vise l’article 57§2 (actuel 47§2) et l’ancien article 100. La première disposition s’inscrit dans le cadre de la liberté d’établissement, facette de la liberté professionnelle qui implique l’installation à titre permanent et se distingue, en cela, de la libre prestation de service 479. L’ancien article 57§2 prévoit ainsi l’adoption de directives concernant l’accès aux activités non salariées et l’exercice de celles-ci. Or, les disparités des législations nationales en matière d’activité des agents de commerce, constituent des entraves à l’établissement des agents commerciaux. La directive indique que les différences existantes « affectent sensiblement les conditions de concurrence et l’exercice de la profession », et qu’elles sont de nature à « gêner l’établissement et le fonctionnement des contrats de représentation commerciale entre un commettant et un agent commercial établis dans des États membres différents » 480. Les agents commerciaux contribuant activement au développement des échanges de marchandises, le lien entre les disparités des législations nationales et le fonctionnement du marché commun est évident et justifie pleinement le rapprochement des législations. La réglementation, assez détaillée, du contrat d’agence par le biais de cette directive se situe donc précisément dans l’un des objectifs de la Communauté.
La réglementation de certains aspects, limités, des contrats d’assurance correspond à cette même dualité d’objectifs et donc de base juridique. D’un côté, il s’agissait de permettre aux sociétés d’assurance de s’établir ou d’offrir librement leurs services à l’intérieur de tout le territoire communautaire, de l’autre, il s’agissait de protéger l’assuré au regard de la complexité des opérations d’assurances. Le principe de subsidiarité est ici pleinement respecté puisque l’intervention communautaire en matière strictement contractuelle se limite à une obligation d’information au profit de l’assuré. Pour le reste le contrat d’assurance demeure soumis au droit national.
Les techniques contractuelles, le Marché intérieur et la protection du consommateur
En ce qui concerne les réglementations de certaines techniques contractuelles, c’est leur caractère agressif vis-à-vis des consommateurs qui a autorisé l’intervention des autorités communautaires. Or, malgré la reconnaissance progressive d’un impératif de protection du consommateur par les autorités communautaires 481, il n’existait pas, avant l’entrée en vigueur du Traité de Maastricht, de base juridique spécifique en matière de protection des consommateurs. Le premier programme d’action en faveur des consommateurs remonte à l’année 1975. Il part du constat que « désormais le consommateur n’est plus considéré seulement comme un acheteur ou un utilisateur de biens et de services pour un usage personnel, familial ou collectif, mais comme une personne concernée par les différents aspects de la vie sociale qui peuvent directement ou indirectement l’affecter en tant que consommateur » 482. Peu à peu la défense du consommateur s’est inscrite comme l’un des objectifs de l’action communautaire, sans qu’aucune disposition spécifique ne soit insérée dans le Traité 483. Le Traité de Maastricht marque un tournant dans la politique de protection du consommateur puisqu’il consacre celle-ci en tant que politique commune, grâce à l’article 129 (article 153 actuel) qui dispose : « Afin de promouvoir les intérêts des consommateurs et d’assurer un niveau élevé de protection des consommateurs, la Communauté contribue à la protection de la santé, de la sécurité et des intérêts économiques des consommateurs ainsi qu’à la promotion de leur droit à l’information, à l’éducation et à s’organiser afin de préserver leurs intérêts ». Donc jusqu’à la date du 1er novembre 1993, date d’entrée en vigueur du Traité sur l’Union européenne, toute action visant à protéger les consommateurs devait trouver sa base dans une disposition générale du Traité.
Les retards de paiement, les garanties des biens de consommation et le Marché intérieur
Le caractère hyper spécialisé des directives relatives aux garanties des biens de consommation et aux retards de paiement trouve une explication assez semblable. La directive 485 relative à la lutte contre les retards de paiement dans les transactions commerciales a, elle aussi, pour objectif le bon fonctionnement du marché intérieur et vise en conséquence l’article 95 du Traité CE. Les disparités notables qui existent entre les dispositions nationales relatives aux paiements commerciaux, dissuadent les opérateurs 485 – Directive 2000/35, déjà citée. économiques de conclure des transactions commerciales transfrontières. En effet, quel commerçant, dirigeant d’une PME ou artisan, se lancera dans une vente ou une prestation de service vers un autre Etat membre s’il ne dispose d’aucune garantie légale concernant le paiement de cette transaction ? Les disparités nationales en ce domaine constituent un obstacle sérieux au succès du marché unique ce qui justifiait une intervention communautaire. Or, après avoir adopté une recommandation concernant les délais de paiement dans les transactions commerciales 486, la Commission a constaté que la situation ne s’était guère améliorée.
Comme ne manque pas de le souligner le législateur communautaire, la lutte contre ces retards de paiement ne peut pas être réalisée de manière plus satisfaisante par les États agissant individuellement 487. L’adoption d’une directive dans ce domaine qui ne touche que très ponctuellement au droit des contrats est donc tout à fait conforme au principe des compétences d’attribution, au principe de subsidiarité et même à l’exigence de proportionnalité.
La directive relative à la vente et aux garanties des biens de consommation 488 représente une incursion à la fois significative et très ponctuelle du législateur communautaire dans le domaine du contrat de vente. Nous l’avons déjà indiqué, le texte ne s’applique qu’aux ventes conclues par des consommateurs et, par ailleurs, les dispositions matérielles de la directive ne concernent que des aspects très spécifiques du contrat de vente. C’est l’objectif d’accomplissement du marché intérieur qui a fondé l’adoption d’un tel texte. Le développement du commerce transfrontière constitue sans aucun doute l’une des priorités des autorités communautaires. Or, pour que les consommateurs soient encouragés à acquérir des biens dans d’autres États membres, il convient de renforcer la confiance que ceux-ci peuvent avoir dans le marché commun. Et, comme le souligne le considérant n°6 de la directive, le problème principal rencontré par les consommateurs lors de l’achat d’un bien dans un Etat membre qui n’est pas le sien, est celui de la non-conformité du bien au contrat. Les législations nationales relatives à ce point précis du contrat de vente présentant certaines disparités importantes 489, l’intervention communautaire se trouve totalement justifiée au regard de l’article 95 du Traité. Il semble donc difficile de reprocher au législateur communautaire une intervention dans le domaine contractuel qui soit contraire aux principes des compétences d’attribution et de subsidiarité. Mais la question des retards de paiement et celle des garanties sont des aspects essentiels d’un contrat qui lui-même n’est pas réglementé.
Ces deux derniers exemples de réglementation communautaire nous amènent à nous demander si ces principes ne peuvent pas justifier une intervention supplémentaire de manière à pallier l’insuffisance des actions entreprises par les autorités communautaires en matière contractuelle.