Modéliser la croissance et les blocages industriels

Modéliser la croissance et les blocages industriels

Pour étudier les dynamiques industrielles et en particulier les blocages qui peuvent subvenir, nous souhaitons modéliser les blocages qui peuvent apparaître au sein d’un collectif industriel, i.e. les mécanismes de blocages au sein d’un ensemble d’acteurs échangeant et interagissant. Au sein de ce chapitre, nous chercherons à modéliser le phénomène d’innovation orpheline et donc à expliciter le nombre minimum de variables permettant de comprendre cette situation singulière de blocage. Cela conduira ainsi à développer une stratégie d’investigation des facteurs qui conditionnent la croissance et dont l’explicitation permet de modéliser les différentes situations de croissance économique, y compris les blocages. Nous entreprendrons une démarche de construction pas à pas d’un modèle, en intégrant une variable après l’autre, afin d’identifier celle(s) qui conditionne(nt) l’innovation orpheline. Dans un premier temps (V-1) sera exposée la démarche modélisatrice choisie pour rendre compte des dynamiques industrielles et des blocages qui peuvent advenir. Nous discuterons ensuite des différents critères auxquels la modélisation devra être robuste (V-2). Puis le modèle en tant que tel sera présenté (V-3) : après avoir construit une situation de référence à un seul acteur et sans coordination, nous examinerons le rôle des échanges entre plusieurs acteurs et construirons alors l’ensemble de notre raisonnement sur une situation simple d’une industrie à deux acteurs devant se coordonner autour de biens nouveaux, dans un processus de conception. Une simulation nous permettra d’étudier nos propositions de modélisations en faisant varier les paramètres un à un et en recommençant avec les mêmes conditions initiales si nécessaire. La situation d’innovation orpheline, configuration particulière de la croissance industrielle, sera alors utilisée dans la simulation comme un critère d’évaluation de la modélisation. 1. Modéliser les dynamiques industrielles : une approche par les échanges entre acteurs économiques Les problématiques de la croissance sont l’objet d’études des économistes depuis longtemps, ceux-ci cherchant à expliquer les facteurs macro-économiques endogènes aux processus de croissance, tels que le capital, le niveau d’emploi, l’épargne, l’investissement, le progrès technique (Guellec & Ralle, 1995). Il ne s’agit pas d’adopter ici un point de vue d’économiste et de discuter des phénomènes de compétitivité, de prix de l’échange marchand ou de la nature des rendements de la croissance. Le parti pris dans le chapitre est de s’interroger sur les éléments endogènes à une industrie qu’il est nécessaire d’expliciter pour comprendre les dynamiques de croissance contemporaines et rendre compte de la situation d’innovation orpheline. Modéliser la croissance et les blocages industriels à partir des modalités d’ Chapitre V – Modéliser la croissance et les blocages industriels 88 Parmi les approches de modélisation de la croissance, le modèle de Solow (1956) donne une représentation de la croissance à rendements constants, où le capital et l’emploi sont les ressources d’une fonction de production, et où l’accumulation du capital physique est à rendements constants (i.e. la productivité marginale du capital ne s’annule pas quand celui-ci s’accroît). Ce type de modèle considère le progrès technique comme exogène, la théorie néo-classique identifiant une seule source endogène de croissance : le capital. A l’inverse, les modèles de la croissance endogène retiennent des sources variées de facteurs de croissance : apprentissage, division du travail ou encore recherche et innovation, et mettent en avant les externalités entre différents acteurs : les investissements de l’un des acteurs peuvent influer sur la productivité des autres (Romer, 1986). Cependant, ces travaux sur la modélisation des sources de la croissance ne permettent pas de relier la croissance des entreprises et la croissance économique, ni ne mettent pas en lumière les processus de conception qui sont à l’origine de la création de valeur au sein de l’économie. Aussi, depuis plusieurs années, les travaux en conception menés au sein du Centre de Gestion Scientifiques de Mines ParisTech ont mis en évidence la relation entre innovation, conception et croissance (Hatchuel & Le Masson, 2003, 2006; Hatchuel, Le Masson, & Weil, 2008; Le Masson, 2001, 2008). Ces recherches proposent une fonction de conception qui modélise les ressources mobilisées par un acteur (l’ensemble des biens existants et l’ensemble des connaissances à la disposition de l’acteur) et la croissance économique engendrée par l’utilisation de ces ressources. Ces travaux offrent un cadre théorique permettant de comprendre les processus de production de biens nouveaux et les phénomènes d’apprentissage associés. Nous proposons au sein de ce chapitre de conduire une stratégie d’investigation des facteurs qui conditionnent la croissance et dont l’explicitation permet de modéliser les différentes situations de croissance économique. La situation d’innovation orpheline décrite dans la première partie est utilisée comme un scénario particulier de la croissance industrielle, permettant de mettre à l’épreuve ce modèle de dynamique industrielle. Nous cherchons ainsi à étudier si les modèles existants de la croissance permettent de rendre compte de la situation d’innovation orpheline, et si non, nous souhaitons identifier les paramètres de la croissance qui sont nécessaires à mobiliser pour reproduire cette situation particulière de blocage de la croissance. L’approche modélisatrice adoptée n’est pas une démarche classique de modélisation, au sens d’ajuster un paramètre au sein d’un modèle préexistant. Il s’agit en effet de concevoir le modèle en lui-même et de discuter des facteurs qui, dans notre cas, permettent de rendre compte des diverses dynamiques industrielles, et plus particulièrement de l’innovation orpheline. Nous pourrions opter pour une ligne de travail menant, à partir d’une situation empirique, à modéliser la diversité des différentes relations entre les acteurs, pour comprendre les modalités de coopération et d’échange qui peuvent exister, les freins individuels et collectifs au partage de connaissances nouvelles, etc. Nous avons privilégié une approche sur un schématisme, dans une situation minimale, permettant de modéliser le phénomène d’innovation orpheline que nous souhaitons mieux comprendre. Nous adoptons donc une démarche de modélisation progressive qui, à partir d’hypothèses de départ simples quant aux capacités d’action d’un acteur économique, permet d’étendre la fonction de conception proposée par (Le Masson, 2001) et de construire un modèle discutant de la nature des échanges entre différents acteurs pouvant conduire soit à une croissance Partie 2 : Un modèle théorique d’échanges entre acteurs dans l’inconnu 89 économique (perçue comme l’accroissement de la valeur accordée à la liste des biens conçus), soit à un blocage de cette croissance.

Cahier des charges d’un modèle d’échanges entre acteurs concepteurs rendant compte de l’innovation orpheline

Nous proposons ainsi de construire le modèle avec un nombre minimal de variables nous permettant de rendre compte des modalités de coordination entre des acteurs pouvant conduire à une croissance économique soutenue ou à un blocage de celle-ci. La croissance, dans la modélisation, sera comprise comme la variété de biens différents sur un marché. Notre modèle d’échanges entre acteurs concepteurs pour la conception de biens nouveaux devra ainsi rendre compte des phénomènes suivants : o La liste des biens de l’industrie n’est pas définie ex ante, mais évolue au cours du temps, du fait de l’obsolescence des biens et du fait de la conception de biens nouveaux qui étendent la liste des biens au fur et à mesure ; o La fonction de conception enrichit à la fois l’espace des biens et l’espace des connaissances (Le Masson, 2001) ; o La croissance de l’espace des biens est à rendements décroissants sur un même modèle de conception dominant (dominant design) (Abernathy & Utterback, 1978) : la construction et la diffusion d’un modèle de conception dominant d’un produit sur un marché concurrentiel se caractérisent par la stabilisation progressive d’un ensemble de caractéristiques de base et de composants principaux de l’objet, et la croissance prend alors la forme d’une courbe en S : un départ progressif lent, puis une diffusion rapide et enfin une stabilisation avec une croissance lente ; o Selon les modalités de coordination entre les acteurs économiques pour la conception de biens nouveaux, les dynamiques de croissance économique peuvent être soutenues ou bloquées, comme nous l’avons montré dans la partie 1 ; o Une dynamique industrielle particulière est la situation d’innovation orpheline. Comme nous l’avons présenté dans le chapitre 3, l’innovation orpheline est caractérisée comme suit : (1) une demande sociale forte, formulée et compréhensible, c’est à dire une demande émise par des acteurs évaluant des nouveaux biens mis à leur disposition, interprétable pour être pris en compte par des acteurs souhaitant concevoir des biens pour répondre à cette demande ; (2) des innovations proposées ne répondant pas à la demande et ne suscitant pas de croissance, c’est à dire que des efforts de conception sont menés, des biens nouveaux sont proposés, mais la croissance industrielle ne s’opère pas ; (3) des connaissances accessibles et atteignables à un effort de recherche près, i.e. des stratégies de circulation de la connaissance étant en place. Chapitre V – Modéliser la croissance et les blocages industriels 90 3. Une modélisation des dynamiques industrielles : l’imaginaire, variable clé des échanges entre acteurs pour la conception de biens nouveaux Après avoir détaillé les capacités d’action d’un acteur au sein d’une dynamique industrielle (3.1), nous étudierons une situation de référence, le cas d’un acteur unique à la fois concepteur et client de sa conception : l’usager-concepteur (3.2). Nous étendrons ensuite ce modèle en distinguant l’acteur qui conçoit de l’acteur qui reçoit la conception (3.3). Nous considérerons comme acteur concepteur tout acteur tenant un raisonnement de conception, et nous mettrons en regard un acteur concepteur avec un acteur récepteur. Cependant, l’acteur récepteur n’est pas uniquement le porteur d’un choix exogène et passif face à des biens proposés, adoptant ou non les propositions innovantes qui lui sont faites. C’est également un acteur capable d’exprimer des désirs au concepteur. Cela permet la modélisation des échanges qui peuvent exister entre ces deux acteurs, concepteur et récepteur, au sein d’une industrie simplifiée à deux acteurs. Dans un premier temps (3.3) nous ne modéliserons la capacité de l’acteur récepteur que comme une capacité à évaluer la conception proposée par le concepteur et à l’adopter ou non. Les capacités d’action de l’acteur récepteur, jouant alors un rôle actif dans la conception de bien nouveaux, seront ensuite étendues pour rendre compte de l’impact des prescriptions exprimées par cet acteur sur la conception menée par l’acteur concepteur (3.4). Les limites d’un modèle d’échange entre concepteur et récepteur seront décrites. Ainsi, lorsque les modalités d’échange ne s’appuient que sur des éléments connus (bien conçu ou prescription exprimée), nous montrerons pourquoi la modélisation ne permet pas de rendre compte des situations d’innovation orpheline. Dans une dernière partie (3.5), nous ajouterons une nouvelle variable dans notre modèle, que nous choisirons de nommer « imaginaire ». L’espace des imaginaires sera mis en évidence comme un élément endogène nouveau dans la fonction de conception permettant de modéliser la variété des dynamiques industrielles contemporaines. 3.1. Préambule : capacités d’action d’un acteur dans une activité de conception Tout d’abord, posons une axiomatique quant aux capacités d’action d’un acteur dans une activité de conception. Chaque acteur de la société est doté d’une fonction d’évaluation des biens existants v(Gn), d’une fonction de conception de biens nouveaux gn et d’une fonction de prescription dn. Un acteur économique, face à une liste de biens existants Gn, peut : o évaluer ces biens (fonction d’évaluation v(Gn)), o concevoir des biens nouveaux pour rallonger la liste des biens existants. L’extension de la liste des biens se comprendra comme le passage de la liste des biens entre la liste à l’instant n (B1, …, Bk) à celle à l’instant n+1, (B1, …, Bk+j). La conception gn correspond alors à la variété de nouveaux biens proposés à l’instant n+1, i.e. Bk+1, …, Bk+j . On simplifiera par la suite l’extension des biens en notant Gn la liste des biens à l’instant n, et Gn+1 celle à l’instant n+1, gn étant la variété de biens nouveaux proposée pendant le pas de temps.

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